Qu’attendez-vous de cette campagne présidentielle ?
C’est un moment où le débat public devrait être plus ouvert et plus sensible que jamais, mais il me semble que c’est tout le contraire. Nous subissons une parodie de démocratie. Les élections qui viennent vont être catastrophiques : que Marine Le Pen soit élue ou non, le discours de la campagne sera « lepénisé ». Face à un tel discrédit de la sphère politique, des intellectuels, du marché, il n’y a qu’une chose à faire : inventer, agir et prouver le mouvement en marchant.
Quel rôle pensez-vous jouer lors de cette campagne ?
À chaque campagne électorale, des candidats m’approchent pour avoir mon soutien ou celui de l’association Ars Industrialis. Je refuse et leur dis qu’il faut d’abord discuter du fond. Nous ne les revoyons plus pendant cinq ans… puis ils reviennent encore plus stupides que la fois d’avant. Ars Industrialis existe pour faire avancer des idées politiques et économiques sérieuses. Nous nous adressons à la société et non aux partis politiques. À présent, nous élaborons et expérimentons des propositions collectivement délibérées pour 2022. 2017, c’est trop tard. Il ne s’agit pas de rédiger un programme électoral, mais de réarmer des concepts économiques, politiques, artistiques, scientifques, etc.
Ars Industrialis, créée il y a douze ans, travaille aux caractéristiques d’une économie contributive, fondée sur un revenu contributif – et cette démarche intéresse de plus en plus de monde dans la société, mais pas les candidats à l’emploi de président de la République. C’est sur ces bases que nous lançons avec Patrick Braouezec (1) le projet de territoire apprenant contributif de Plaine Commune. Malgré ce contexte désespérant, quelque chose mûrit à l’écart de toute rhétorique électorale.
Dans La Disruption, vous affirmez que le « monde court à sa perte, et ce à très brève échéance ».
Nous pensons tous que le monde court à sa perte, mais la plupart du temps nous ne voulons pas nous l’avouer à nous-mêmes, et cela nous hante. Nous sommes toujours habités par des idées que nous refoulons – par exemple, le fait que nous allons tous mourir. À notre mort individuelle s’ajoute à présent la possible disparition de notre espèce, de la vie elle-même et fnalement de l’Univers comme tel : la théorie de l’entropie (2) au XIXe siècle, puis l’astrophysique au XXe ont montré que l’Univers tendrait vers la « mort thermique ». On n’a toujours pas opéré le changement conceptuel majeur que requiert cette dynamique, alors même que le GIEC (3) considère désormais la catastrophe environnementale comme inéluctable ; c’est à partir de là que tout doit être repensé.
Il s’agit de produire des bifurcations positives et de transformer cette négativité en énergie intellectuelle et pratique. Dans un tel moment, il faut être fort, aller vers le réel anxiogène, qui fait mal, et le transformer en un réel meilleur, c’est-à-dire tel qu’il donne des raisons d’espérer et non de se leurrer. C’est dans ce contexte que le modèle d’économie contributive rencontre une attention croissante – dans le monde économique, comme auprès des syndicats, et dans des institutions comme le Sénat ou le Conseil d’État.
L’impopularité des présidents de la Ve République est-elle un symptôme de ce que vous appelez « l’époque de l’absence d’époque », cette impuissance à construire des valeurs et un destin communs ?
Tout à fait. Mais il ne faut pas que les politiciens, quelle que soit la mésestime que l’on a pour eux, servent de boucs émissaires. Le problème, c’est d’abord nous : les universitaires, les journalistes, les gens qui construisent l’opinion. Il faut des organes intellectuels qui fonctionnent : des universités, des laboratoires, une presse constituant un véritable espace délibératif.
Or, tout cela a été désintégré depuis quarante ans, avec une démission du monde intellectuel, à commencer par les héritiers de la gauche marxiste, qui n’ont pas fait la critique de leurs concepts au moment où le capitalisme se transformait en profondeur et qui n’ont, en conséquence, plus aucune prise sur le réel – ce qui les conduit aux incantations ou au repli vers les objets « culturels ». Il y a pourtant eu des ouvertures très importantes, avec les post-opéraïstes (4) en Italie, la revue Multitudes en France, Moishe Postone (5) aux États-Unis. À présent, dans l’Anthropocène, la vie de l’esprit doit ressusciter. Les étudiants espèrent cela à l’université, et la jeunesse dans son ensemble, qui attend d’être cultivée et non abandonnée au marketing.
Il faut relire l’Histoire, remobiliser les textes et les savoirs face à la réalité du XXIe siècle. Aux États-Unis, les professeurs de philosophie qui ronronnaient dans des campus protégés reçoivent une douche froide avec Trump. Cela pourrait réveiller les endormis – inch’Allah. Si les hommes politiques sont incapables de porter le sens de notre époque, c’est d’abord parce que les scientifques, les universitaires, les juristes, les artistes ne produisent pas les concepts, n’ouvrent aucune perspective.
Pourquoi cette démission des intellectuels ?
La technique est la grande question de la politique et de l’économie. Or la philosophie, dès ses origines (Socrate, Platon, Aristote…), a refoulé la question de la technique, perçue comme triviale, indigne d’être considérée et pensée (6). Si je me suis toujours intéressé à Marx, c’est d’abord parce qu’il est le premier à avoir rompu ce refoulement. Dans la même démarche, Ars Industrialis travaille à réinterpréter un économiste peu connu en France, Nicholas Georgescu-Roegen, qui affirme dans The Entropy Law and The Economic Process (Harvard University Press, 1971) que le rôle de l’économie est de « panser » l’homme en tant qu’il produit des organes artifciels. Or, depuis 1824, nous sommes entrés dans une physique de l’entropie où les organes techniques apparaissent être des facteurs à la fois d’entropie et de néguentropie (7), et où l’économie doit lutter contre cette entropie – et pour préserver la vie.
Toute votre réflexion vise à inventer de nouveaux usages des outils numériques. Comment les nouvelles technologies peuvent-elles redonner sens à la démocratie ?
Il n’y a pas de fatalité à ce que les technologies numériques servent la bêtise. Pour développer les civic techs (8), il faut associer la politique et l’économie : ce sont deux choses diférentes, mais indissociables ; et justement, une grande partie de l’économie voudrait liquider la politique.
Pour développer une économie contributive, il faut développer une démocratie contributive. L’économie contributive vise la déprolétarisation des citoyens. En 1848, Marx et Engels défnissent la prolétarisation comme le processus par lequel les gens perdent leurs savoirs. Ce qui est vrai du savoir-faire des ouvriers du XIXe siècle l’est des savoir-vivre des consommateurs au XXe . Aujourd’hui, avec l’automatisation généralisée, les smartphones qui stockent les données et les intègrent dans leur fonctionnement, nous vivons l’ère de « l’homme calculé » : on croit d’abord que le système nous sert, mais fnalement, c’est nous qui servons le système et son business model. Cela n’a pourtant rien de fatal : il faut déprolétariser les citoyens, en réarmant leurs savoirs.
Comment procéder ?
En redistribuant la valeur produite par l’augmentation de la productivité due à l’automatisation destructrice d’emplois et de pouvoir d’achat. Le revenu contributif que nous proposons procède d’un élargissement du régime des intermittents : il valorise l’acquisition de savoirs par les gens. Il faut penser cela de façon industrielle, et c’est possible : le logiciel libre a ouvert la voie. Le modèle des « technologies contributives » s’est aussi développé à travers les « wiki »... Le problème est que ce développement a été complètement court-circuité par les plateformes. Pour le réarmer, nous avons besoin de la démocratie contributive et de repenser la fonction de l’École sur la base des savoirs et non pas seulement sur des compétences : l’École ne doit pas produire des citoyens « employables » ; elle est là, au contraire, pour produire du savoir qu’il appartient au champ économique de valoriser.
Vous évoquez dans votre livre une « prolétarisation intellectuelle ». Que peuvent les intellectuels pour recouvrer leur créativité, et redonner sens et espoir à la Cité ?
Que peut la philosophie ? Que peut le monde académique ? Le monde académique doit développer de la recherche contributive qui s’articule à des territoires, mais pas seulement des microterritoires : la Terre entière est aussi notre territoire ! La recherche doit travailler au niveau micropolitique, mais en se projetant aux niveaux macropolitique et macroéconomique. À Plaine Commune, nous essayons de produire des concepts-outils compréhensibles et mobilisables par les habitants de La Courneuve comme par la direction de Dassault Systèmes.
Le capitalisme a besoin de la recherche académique pour se développer. Mais celle-ci pourrait cesser de travailler avec les entreprises qui n’acceptent pas de repenser l’organisation de l’économie dans le sens de la responsabilité collective. Il faut s’inspirer de l’empereur Frédéric Barberousse qui était en 1088 en confit avec le pape et qui eut cette idée géniale de dire aux clercs de l’université de Bologne qu’ils n’avaient plus aucun compte à rendre à personne au sujet de leurs recherches. Peu après se créait l’université d’Oxford, puis la Sorbonne ; ainsi naissait l’Occident moderne, et l’Europe sortait de son lent déclin...
Avez-vous ressenti, dans votre projet « Plaine Commune », des difficultés à faire dialoguer les chercheurs, les responsables politiques et les hauts fonctionnaires entre eux ?
Ne soyons pas naïfs, ni malhonnêtes : les intérêts du travail ne sont pas ceux du capital – du moins à court terme. Les expérimentations contributives, qui impliquent acteurs du terrain, chercheurs et entreprises, doivent donc être des espaces de négociation permanente. Plaine Commune est un laboratoire de 400 000 personnes, mais aussi un espace de négociation entre les partenaires sociaux pour trouver des solutions sur un territoire qui n’a pas le choix : 50% des jeunes sont au chômage à Saint-Denis et, dans dix ans, si rien ne change, ils seront peut-être 80 ou 90% ; deux djihadistes se sont fait sauter au Stade de France, devant le siège de Plaine Commune. C’est pourquoi 5 formations politiques ont soutenu ce programme : Les Républicains, l’UDI, les socialistes, les communistes et les écologistes. Plaine Commune doit être un atelier où l’on usine des concepts pour accompagner les Francs-Moisins à Saint-Denis, le Clos Saint-Lazare à Stains, en même temps que les nouvelles dynamiques de Saint-Ouen et d’Aubervilliers avec la venue du Campus Condorcet.
Dans ce projet «Plaine Commune », comment faites-vous pour impliquer tous les habitants ?
Il y a près de 140 nationalités et des gens qui ne sont jamais allés à l’école. Nous demandons à nos chercheurs d’être capables d’expliquer leur recherche en 15 minutes à quelqu’un qui n’a pas fait d’études. Je discute avec France Télévisions et Radio France pour mettre en place des rendez-vous réguliers entre les chercheurs et les habitants : il ne s’agit pas de faire de la vulgarisation superfcielle, voire de la « communication scientifque », mais de tirer les gens vers les concepts, et d’inventer ce que Franck Cormerais (9) appelle un « média territoire ».
Tout le travail des chercheurs doit être conçu par rapport à un terrain sur lequel ils doivent impliquer les habitants. Une lettre de mission, signée par Emmanuel Macron, Tierry Mandon (10) et Jean-Vincent Placé, nous demande de fournir un dossier pour présenter notre projet de revenu contributif. Ce dossier nous permettra d’obtenir une loi de l’Assemblée nationale pour réaliser une expérimentation locale. À partir de là, nous pouvons imaginer, par exemple, l’allocation d’un revenu contributif à de très jeunes gens, dès 14 ans, qui seraient accompagnés dans leur scolarité, le tout en vue de développer la capacitation des citoyens – au sens d’Amartya Sen (11). Mais cela fait un mois qu’on a commencé : il faut rester modeste.
(1) Ancien député-maire de Saint-Denis, président de Plaine Commune depuis 2005.
(2) Concept introduit par le physicien Rudolf Clausius pour décrire l’état de désorganisation vers lequel tend un système thermodynamique.
(3) Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
(4) L’opéraïsme est un courant marxiste italien «ouvriériste » apparu en 1961 et reposant sur l’idée que la classe ouvrière est le moteur du développement capitaliste.
(5) Professeur d’histoire à l’université de Chicago. Il est notamment l’auteur de Time, Labor, and Social Domination (Cambridge, Cambridge University Press, 1993), qui ne sera disponible en français que seize ans plus tard sous le titre Temps, travail et domination sociale (Paris, Mille et une nuits, 2009).
(6) Voir La Technique et le temps – Tome 1 : La faute d’Épiméthée, Bernard Stiegler, Paris, Éditions Galilée, 1994.
(7) Entropie négative.
(8) Les civics techs sont des outils numériques conçus pour améliorer l’implication des citoyens dans la vie politique et institutionnelle.
(9) Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Bordeaux-Montaigne.
(10) Alors secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
(11) Prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur les questions de développement, l’origine des famines, les mécanismes fondamentaux de la pauvreté, l’économie du bien-être... On lui doit le fameux indice de développement humain (IDH).
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