Justice et militantisme

Répression : les militants écologistes interdits de territoire

Prononcées pour les auteurs de violences conjugales ou de délits lourds, les peines d’interdiction de territoire visent désormais les militants écologistes. Utilisées pour fragmenter la lutte, elles préoccupent avocats et observateurs qui dénoncent un bannissement politique disproportionné, tendant à se généraliser.

Carpentras, hiver 2017. Emmanuel Macron est encore le candidat de son parti En marche quand il vient présenter une partie de son programme électoral dans l’un des fiefs du Rassemblement national (RN). Une mesure sécuritaire retiendra l’attention des médias ce jour-là : confier aux policiers, sous le contrôle du juge des libertés et de la détention (JLD), un « pouvoir d’injonction d’interdiction du territoire », autrement dit un bannissement du quartier ou de la rue où les incivilités sont commises.

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Une mesure très similaire à ce que propose aujourd’hui le RN, appelée « l’injonction civile d’éloignement ». Sept ans plus tard, les policiers n’ont toujours pas été gratifiés de ce pouvoir, mais les peines d’interdiction de territoire, elles, se sont généralisées dans l’enceinte des tribunaux. Parmi les personnes ciblées, les auteurs de délits graves ou de violences conjugales, et plus récemment, un nombre inhabituel de militants écologistes. « Sur les 120 militants arrêtés pour avoir manifesté contre le projet autoroutier A69, 20 ont été placés sous contrôle judiciaire avec interdiction de se rendre dans le département du Tarn, voire du tracé entier de l’autoroute, obligation de pointer à la gendarmerie une à deux fois par semaine », témoigne Gaëtan, coordinateur anti-répression du collectif La Voie est libre.

S’il n’existe pas de chiffres recensant spécifiquement les interdictions de territoire prononcées contre les activistes écologistes, les interdictions de paraître ont été multipliées par 5,6 entre 2018 et 2021 selon le rapport de politique pénale du garde des Sceaux de 2022. « En plein état d’urgence après les manifestations contre la loi Travail de Macron, une poignée de militants étaient visés par une interdiction de territoire. Dans le cadre de la lutte contre l’A69, cela s’est systématisé et porte gravement atteinte à la liberté fondamentale de manifester », regrette Claire Dujardin, avocate au barreau de Toulouse, en charge des dossiers de certains militants ayant reçu jusqu’à deux ans d’interdiction du département du Tarn dans le cadre de leur contrôle judiciaire.

Possibilité inscrite dans le code de procédure pénale, les interdictions géographiques peuvent prendre trois formes : consécutives à des condamnations, liées à un contrôle judiciaire, ou à des mesures administratives prises en vertu de l’état d’urgence. Elles sont demandées par les procureurs, validées par les juges des libertés, et privent les militants de paraître dans une zone précise, allant de quelques communes à un département, jusqu’à 18 mois avant leur procès. « On est déjà un peu condamnés et coupables avant même d’avoir été jugés », déplore Malo, militante et architecte de 28 ans, interdite de Tarn et des abords de l’A69 pour s’être opposée à la progression du chantier à Saix.

Quand elle s’apprête à passer l’hiver harnachée dans la ZAD de la Crem’Arbre, dernière forêt encore debout sur le tracé de l’A69, Malo est intimement convaincue qu’elle ne risque rien à lutter contre un projet qui remplit selon elle tous les critères d’un écocide : imperméabilisation des sols, disparition de 400 hectares de terres agricoles, dégradation de zones humides et boisées. « Quelques jours à peine après mon interpellation, tout va très vite, je me retrouve devant la justice pour la première fois, et la juge des libertés m’interdit de me rendre à nouveau dans le département », raconte la jeune femme qui depuis a cessé de militer, de peur de mettre en danger sa carrière d’architecte.

En attendant son procès en juin, elle a été placée sous contrôle judiciaire avec interdiction de se rendre à nouveau dans le département, sous peine d’une sanction plus lourde. L’infraction pour laquelle elle est mise en cause : opposition à l’exécution de travaux publics. « Quand j’ai exprimé le caractère disproportionné de l’interdiction à la juge des libertés, elle m’a répondu : ici, c’est le Tarn. C’était un moment assez lunaire et gênant », raconte la militante parisienne, qui regrette d’avoir été arrachée soudainement à la lutte, sans avoir pu tourner la page de cette expérience militante particulièrement éprouvante. « Toutes les nuits, la police nous mettait la pression en allumant des feux et en faisant du tapage nocturne. On ne pense pas vivre ça en France, c’est un peu choquant. »

Augmenter le coût de l’engagement

Si Malo peut continuer à circuler librement à Paris, ville où elle habite, certains militants sont visés par une interdiction de paraître sur leur propre territoire. « C’est une forme de mort sociale pour les personnes qui étudient, travaillent et ont construit leur vie et leur réseau social dans un lieu qui leur est soudain interdit. Cela implique de tout recommencer », explique Thibaut Spriet, secrétaire national du Syndicat de la magistrature. Enfreindre son contrôle judiciaire, c’est également risquer une réponse pénale plus lourde, notamment la détention provisoire. « Ils savent que certains militants ont trop à perdre. C’est un moyen efficace pour faire augmenter le coût de l’engagement du côté des manifestants », déplore Gaëtan.


Par ailleurs, les interdictions de paraître entraînent d’emblée une inscription au fichier des personnes recherchées (FPR)1. L’outil répressif fait d’autant plus tache qu’il vise des personnes n’ayant jusqu’ici jamais eu affaire à la police ou la justice. Parmi les personnes poursuivies, un professeur de philosophie du Tarn-et-Garonne de 30 ans, un ingénieur informatique de 38 ans, un Parisien sans emploi de 46 ans, des étudiants bretons ou encore un Ariégeois de 33 ans. « Moi, je suis l’un des plus jeunes du collectif La Voie est libre, mais pour les anciens, c’est dur de déconstruire ce qu’ils avaient profondément intégré : la justice est juste, la police nous protège. Depuis leur engagement contre l’A69, ils tombent tous de haut », confie Gaëtan.

L’interdiction de Tarn de Malo n’est que l’arbre qui cache la forêt. En mars dernier déjà, Julien Le Guet, porte-parole anti-bassines, a reçu une interdiction de paraître dans les communes de Sainte-Soline et Mauzé-sur-le-Mignon pour sa participation présumée aux violences commises quelques mois plus tôt lors d’une manifestation. Un an plus tard, le schéma se répète. Le 2 mars à Lyon, huit militants ont été interpellés et placés sous contrôle judiciaire avec interdiction de se réunir et de se rendre sur la commune de Pierre-Bénite au motif de s’être introduits dans l’usine Arkema pour dénoncer la responsabilité de l'entreprise dans les pollutions aux PFAS. « Certes, les militants venus de Paris n’ont pas besoin de se rendre à Pierre-Bénite tous les quatre matins. Mais là où le contrôle judiciaire est pernicieux, c’est qu’il essaye de charger mentalement les militants, de les isoler, mais aussi de cibler les têtes qui motivent les troupes », déplore Tom, membre d’Extinction Rebellion Lyon. « Interdire quelqu’un d’un territoire est une mesure qui prend sens dans le cadre de violences conjugales, quand il y a un danger immédiat pour la victime, mais en ce qui nous concerne, on y voit juste un bannissement de notre activité militante et politique », complète Gaëtan.

Tentative de contournement

D’où vient le recours à cet outil de répression pénale qui vise de plus en plus les militants écologistes ? « C’est au moment de l’évacuation finale de la ZAD Notre-Dame-des-Landes en 2012 qu’on a vu tomber les premières interdictions de territoire. Depuis, c’est un outil répressif vendu comme une parade efficace aux “écoterroristes”. On l’a aussi beaucoup retrouvé dans certains mouvements sociaux comme les Gilets jaunes, ou pendant les manifestations contre la réforme des retraites », resitue Stéphane Vallée, avocat au barreau de Nantes. Si chasser les militants d’un territoire est jugé aussi efficace par les parquets, c’est aussi parce que cette mesure affecte l’organisation en réseau propre aux collectifs militants écologistes actuels, à l’image des Soulèvements de la Terre.

Pour nombre d’avocats et d’observateurs, les interdictions du territoire s’inscrivent dans le sillage d’un arsenal répressif plus général qui criminalise les activistes environnementaux. « Depuis quinze ans, on glisse vers une militarisation et une judiciarisation du maintien de l’ordre. On ne sait plus encadrer une manif sans interpeller. Xavier Beulin, président de la FNSEA en 2014, parlait déjà des djihadistes verts. Darmanin n’a rien inventé avec ses écoterroristes », regrette l’avocate toulousaine Claire Dujardin. Des mesures répressives qui touchent aussi les militants étrangers, et qui inquiètent également le rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement, Michel Forst (lire notre entretien dans Socialter n°63, avril-mai 2024). « Au Danemark, en France et en Suède, des ressortissants étrangers vivant en France et ayant participé à des manifestations environnementales pacifistes ont reçu des obligations de quitter le territoire français (OQTF) au motif que leur présence en France constituait “une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société” », peut-on lire dans son rapport publié en février2.

Pour certains militants visés par ces interdictions de territoire, pas question d’abandonner la lutte pour autant. « On nous interdit le Tarn ? C’est pas grave, on installe une autre ZAD en Haute-Garonne, là où commence le chantier de l’A69. Et quand bien même l’interdiction s’élargit au département, il reste 95 autres départements dans lesquels des projets écocidaires voient le jour », assure Gaëtan. Après 15 ans de Légion étrangère, Nanou, écureuil quarantenaire du GNSEA, est bousculé par des convictions écologiques naissantes en 2020 en plein confinement.

Pour s’être installé quelques semaines dans la Crem’Arbre, il est lui aussi visé par une interdiction de paraître dans le Tarn. Ce matin de mai, quand il traverse le département en voiture pour se rendre en Haute-Garonne à proximité du chantier de l’A69, une boule gagne le ventre de cet ancien militaire qui a de la bouteille sur le terrain. « J’ai l’impression d’être traité comme un criminel hors la loi pour avoir simplement respecté l’Article 2 de la Charte de l’environnement, qui rappelle que toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement. Concrètement, je fais ça pour que mes trois enfants, de 22, 15 et 14 ans, vivent dans un monde meilleur. »  

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