Pourquoi il faut abandonner le gazon
Hier symbole de réussite, aujourd’hui taxé d’aberration écologique, le gazon incarne cette vision passéiste de la nature : ordonnée, uniforme et domestiquée. Une hégémonie qui doit être remise en cause.
Hier symbole de réussite, aujourd’hui taxé d’aberration écologique, le gazon incarne cette vision passéiste de la nature : ordonnée, uniforme et domestiquée. Une hégémonie qui doit être remise en cause.
On le voit partout, dans les parcs, les jardins, les stades et les golfs, à tel point qu’on ne le remarque plus vraiment, ou alors, parfois, à la faveur d’un écart à la norme attendue : ici très jaune, là très haut. Alors que les pelouses naturelles déclinent sous l’effet de l’urbanisation et de l’agriculture intensive, leur descendant des villes, le gazon, cette surface plantée d’herbes fines sélectionnées artificiellement, alimente un secteur qui pèse lourd : plus de 17 000 tonnes de semences ont été vendues en France l’an dernier, selon SEMAE.
L’origine du gazon, chargé de subir sans faillir les piétinements et autres mauvais traitements, remonte aux débuts de l’agriculture. « Le pâturage régulier a sélectionné des graminées et des légumineuses qui ont un méristème [zone de division cellulaire, ndlr] très bas, leur permettant de se régénérer facilement, sous la hauteur de broutage des animaux », explique Jean-Paul Sampoux, ingénieur de recherche à l’Inrae. Une évolution « naturelle » donc, produite par l’action des bovins, que les outils de la génétique moderne vont poursuivre et sophistiquer dès les années 1950. Deux sélections divergentes sont menées. La première, destinée au fourrage, tend à maximiser la production d’herbes pour être la plus nourrissante possible pour le bétail.
L’autre vise au contraire une pousse lente, associée à des qualités jugées esthétiques (feuilles fines et denses) et à une résistance au piétinement. Elle est destinée aux espaces d’ornement et de loisirs, lointains « héritiers des pâturages communs, devenus au fil des siècles lieux de réunions villageoises, festives et récréatives », évoque Jean-Paul Sampoux. Mais cette jolie filiation compte aussi des ascendants moins champêtres. Dès le XVIIe siècle, les vastes pelouses des jardins d’André Le Nôtre, à Versailles, valent démonstration de puissance, de nature domptée, de ressources hydrauliques maîtrisées ; plus tard, le modèle pavillonnaire ceinturé de vert importé des États-Unis incarne réussite sociale et matérielle. Drôle de généalogie et drôle de destin que ceux de cette graminée chargée d’endosser de tels symboles, à grand renfort d’engrais, à l’heure où la conscience des crises écologiques s’impose.
Car les griefs ne manquent pas à l’encontre de ce couvert herbeux contraint à l’homogénéité. Jonathan Flandin, écologue à l’Agence régionale de la biodiversité en Île-de-France (ARB), dénonce un « béton vert » relevant « d’une vision passéiste d’un jardin à la française bien tondu, d’une “gestionnite” aiguë » dont il appelle à sortir. Rappelons-le, un gazon tiré à quatre épingles exige arrosage, tontes régulières et éventuellement fertilisants, insecticides et désherbants – autant de pratiques nuisibles et polluantes (notamment émettrices de CO2). Las ! Si cela ne suffisait pas, « le gazon n’a quasiment aucun intérêt pour la biodiversité, car il est le résultat de sélections faites sur la base de caractéristiques techniques, dont les pollinisateurs se désintéressent », précise l’écologue.
Avec son cycle de vie perpétuellement tronqué par la tonte, le gazon est avare d’interactions avec la faune, la flore et les sols alentour. Un « isolement » écosystémique qui le rend peu résistant aux changements climatiques et aux maladies, et diminue, en comparaison avec les prairies par exemple, sa capacité à capter le carbone. Bref, un bilan peu reluisant, aujourd’hui largement dénoncé. « Le gazon a vécu ses plus belles heures, il correspond à une vision de la fin du XXe siècle : il fallait que ce soit net, mignon, dégagé derrière les oreilles. Sans compter un argument sécuritaire : dans les centres urbains, il est pratique de ne pas avoir d’arbustes, les caméras de surveillance ont meilleure vue », constate Tatiana Bouvin, responsable du Service innovation et transition écologique à la ville de Lyon.
Comme ailleurs sur le territoire, les arrêtés interdisant l’arrosage pour cause de sécheresse se chargent de rappeler l’urgence écologique, s’il en était encore besoin. « Demain, on n’aura sûrement plus le droit d’arroser les pelouses en ville. Il faut préparer l’avenir ! », presse Tatiana Bouvin. Dont acte : à Lyon, face à un nouveau projet paysager, l’objectif est simple : « Du gazon, on en met le moins possible. » Il est réservé aux zones où il est jugé indispensable et irremplaçable pour des raisons de confort et d’usage – jeux de balle, farniente en famille… Au-delà de la réduction des surfaces recouvertes de gazon, il s’agit aussi d’améliorer la nature et l’entretien de l’existant.
En quinze ans, les progrès sont réels, se réjouit la responsable de service. Alors qu’au début des années 2000, « les gens se roulaient innocemment dans une pelouse traitée la veille », les collectivités ont désormais l’interdiction d’utiliser des produits phytopharmaceutiques dans les espaces végétalisés ; idem pour les particuliers depuis le 1er janvier 2019. Quant à la tonte, elle a été fortement réduite : « Les pelouses lyonnaises voient désormais passer la tondeuse de 8 à 10 fois par an, contre 25 fois il y a une quinzaine d’années », précise Tatiana Bouvin. Le sujet peut sembler anecdotique, mais au-delà de la pollution, y compris sonore, l’usage des tondeuses génère un volume important de déchets verts, dont la combustion émet de nombreuses particules, oxydes d’azote et autres composés organiques volatils.
Par ailleurs, la pratique fait prospérer lesdites « mauvaises herbes », telles que les trèfles, les pissenlits, les pâquerettes, que l’on va ensuite s’échiner sans fin à supprimer pour conserver un gazon sans intrus… Un « cercle vicieux », évoque Jonathan Flandin. Au sein de l’agence de la biodiversité francilienne, il encourage des modes de gestion plus respectueux du vivant : la fauche tardive, les espaces laissés en libre évolution pour permettre à des prairies de voir le jour, ou encore le pâturage séduisent de plus en plus de collectivités publiques. La communauté d’agglomération de Cergy-Pontoise fait ainsi intervenir un troupeau de moutons dans plusieurs communes de son territoire, y compris en milieu urbain dense. Autre évolution notable : le jaunissement des pelouses l’été, qui correspond au cycle naturel de la végétation au fil des saisons, est mieux accepté que par le passé.
Assiste-t-on aux derniers ondoiements du tapis vert ? Pas si vite. Alors qu’on aurait pu croire le gazon fauché par les priorités environnementales et sanitaires, les chiffres du secteur ne sont pas de nature à effrayer ses acteurs. La crise sanitaire, avec ses périodes de confinement et de déplacements restreints, a engendré « des hausses exceptionnelles de ventes de semences de gazon », constate Jean-Marc Lecourt, qui assure, entre autres casquettes, la présidence de la Société française des gazons (SFG) et la direction adjointe de DLF, premier producteur mondial de graminées à gazon avec 150 000 tonnes de semences chaque année.
Chez les particuliers, qui sont plus de 60 % à disposer d’un jardin, la culture du gazon est encore très forte. « C’est paradoxal : les Français sont en forte demande d’espaces de nature, mais chez eux, ils privilégient encore une végétation très maîtrisée », observe Jonathan Flandin. Les chiffres de DLF confirment cet attrait : 55 % des ventes de la société sont à destination des particuliers, contre 45 % pour les professionnels, acteurs publics compris. Un marché d’avenir, aux yeux du président de la Société française des gazons, qui défend les progrès de nouvelles espèces commercialisées, mieux adaptées aux épisodes de sécheresse et moins gourmandes en engrais et autres intrants que par le passé. « Les solutions techniques existent aujourd’hui. Il suffit de semer les bonnes associations de variétés au bon endroit », argumente-t-il.
Reste qu’avec un changement climatique important, « dans quarante ans, il deviendra compliqué d’entretenir même les espèces les plus résistantes ; il ne faut pas s’acharner à avoir du gazon », oppose Jean-Paul Sampoux. Et si, comme nous y incitent horticulteurs et écologues depuis des années, on choisissait plutôt la prairie ?
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