Pétrole et syndicats

Adrien Cornet : la raffinerie contre-attaque

Photos : Antoine Seiter

Alors que Total compte reconvertir sa raffinerie de Grandpuits (Seine-et-Marne) en « une plateforme zéro pétrole de biocarburants et bioplastiques », Adrien Cornet, délégué CGT sur le site, ne cesse de dénoncer le « greenwashing » de la multinationale. Pour l’ouvrier, la transition écologique ne pourra se faire qu’en donnant aux travailleurs la maîtrise de leur outil de production.

Emmitouflé dans sa veste orange fluo arborant sur le dos le message « En grève Total », Laurent, alias Lolo, est catégorique : non, il ne peut pas vraiment se dire écolo. Il bosse pour le groupe le plus polluant de France et, en plus, il adore faire de la moto le week-end… « Écoresponsable, ça me correspond mieux », concède ce presque quinquagénaire planté là, avec son collègue Sébastien, entre un haut grillage et un complexe industriel sillonné d’impressionnantes cheminées un peu décaties, de grands bacs et d’immenses échafaudages attaqués par la rouille.

Nous sommes à l’orée de la crépusculaire raffinerie Total de Grandpuits (Seine-et-Marne). Lolo et Sébastien prennent quelques minutes pour discuter avec leur collègue et copain Adrien Cornet, qui sera notre guide en cette froide matinée de février. En quittant ses camarades, ce dernier nous glisse : « Cette histoire de moto, c’est le truc qu’on ne cesse de nous mettre dans le crâne : oui, dans l’absolu, Lolo pourrait faire du vélo. Mais ça n’est pas lui qui produit le gros de la pollution de la planète ! »

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Adrien, 34 ans, sait de quoi il parle. Ce délégué CGT a lui-même d’abord envisagé l’écologie sous le prisme individuel – tri des déchets, potager dans son jardin et tout le tralala – avant d’y réfléchir en termes de « système », un mot qui reviendra une vingtaine de fois durant notre entretien, souvent ponctué de l’expression « rapport de force ». Adrien est catégorique : le capitalisme, « écocidaire » par essence, nécessite d’être renversé sous peine d’« aller à la catastrophe ». Un cheminement intellectuel qui, début 2021, l’a poussé à être aux avant-postes de la grève de 45 jours menée par les travailleurs de Grandpuits.

En cause, le projet de reconversion du site annoncé par Total en septembre 2020, la multinationale aux 16 milliards de dollars de bénéfices l’an dernier souhaitant transformer à l’horizon 2024 cette raffinerie produisant des carburants en « une plateforme zéro pétrole de biocarburants et bioplastiques », le tout « sans aucun licenciement » selon Total, qui évoque le maintien de 250 postes sur 400, ainsi que des départs à la retraite anticipés et des mobilités internes vers d’autres sites du groupe. À l’époque, les syndicats parlent eux de 200 emplois directs supprimés, sans compter la disparition de 500 postes chez les sous-traitants.

La fin de la grève sera finalement votée le 12 février 2021, après la signature par la CFDT, la CFE-CGC et FO d’un accord avec la direction concernant des mesures sociales d’accompagnement. « Ça nous a rendus fous »,se remémore Adrien. La CGT, elle, dénonce une politique de casse sociale sous couvert de (fausse) transition écologique et refuse alors d’apposer sa signature, portant même l’affaire devant le tribunal administratif de Melun. Rejeté en première instance, leur recours contre le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) a été de nouveau refusé lors de l’audience en appel, en janvier 2022. 

Du syndicalisme à la sauce « collapso »

En dépit de la fierté pour les ouvriers d’avoir lutté et « repris le contrôle de leur vie et de leur outil de travail », un tel résultat aurait pu en décourager plus d’un. Mais c’était sans compter Adrien Cornet, bulldozer à lunettes dopé au café et aux clémentines, qu’Anna-Lena Rebaud, chargée de campagne « Climat et transition juste » aux Amis de la Terre, décrit en ces termes : « Le premier mot qui me vient à l’esprit quand je pense à Adrien, c’est “engagé”. Mais c’est presque trop mou pour lui (rires). “Combatif” convient mieux. »

On pourrait s’étonner, à première vue, des liens unissant cet affable travailleur de l’industrie pétrolière à une salariée d’une asso écolo : peut-on a priori imaginer deux mondes plus éloignés ? Dans le cas d’Adrien, devenu formateur des intervenants après avoir bossé en tant qu’opérateur sécurité pomperie, cela fait pourtant tout à fait sens : lors de la mobilisation à Grandpuits, les grévistes ont sollicité le collectif Plus jamais ça !, lequel regroupe plusieurs organisations (Les Amis de la Terre, Greenpeace, Oxfam, CGT, etc.) désireuses de penser ensemble justice sociale et justice climatique. L’idée : profiter des compétences de chacun, de façon à travailler main dans la main sur un projet de reconversion alternatif pour la raffinerie.

Celui-ci, toujours en cours d’élaboration aujourd’hui, entend préserver les emplois, prendre en compte les désirs et idées des salariés, tout en initiant un vrai programme de transition écologique en accord avec les besoins et les caractéristiques du territoire, loin des agrocarburants et bioplastiques guère ambitieux promus par Total. Parmi les pistes évoquées : produire de l’hydrogène (sans pour autant en faire une solution miracle) mais aussi des isolants thermiques, notamment à l’aide du chanvre présent de manière substantielle dans le département. Des ingénieurs de l’association négaWatt, qui prône la sobriété et l’efficacité énergétique, travaillent de concert avec eux sur ces possibles reconversions.

Dans les bureaux en « Algeco » des organisations syndicales, Adrien évoque ces enjeux avec ardeur. Sur un mur, on découvre une photo de lui, mégaphone en main, côtoyant d’adorables dessins d’enfants représentant des dauphins appelant à la grève. Fils d’un « instit’ de la génération Mitterrand » et d’une conseillère principale d’éducation (CPE), biberonné aux émissions de Daniel Mermet, amoureux de la forêt de Fontainebleau, il a très tôt développé une « sensibilité pour la nature», lui qui a grandi non loin de cette raffinerie entourée d’immenses champs de betteraves.

Après un bac ES, il devient pompier de Paris, un métier qu’il doit abandonner en raison de problèmes de vue. Il commence alors à travailler dans la protection incendie, ce qui ne l’emballe pas vraiment ; en parallèle, il reste pompier volontaire et rencontre des salariés de Grandpuits. Il entre à la raffinerie en 2009, voyant là « un moyen de s’éloigner de la précarité », puisque « ce n’est pas par passion qu’on fait les trois-huit, qu’on se déglingue la santé et qu’on pue tout le temps le carburant ».En 2010, année où un énorme mouvement de grève paralyse les raffineries du pays, il se syndique à la CGT. Il est alors déjà « de gauche » et s’intéresse depuis longtemps à la politique – il est aujourd’hui militant à Révolution permanente et soutient le cheminot Anasse Kazib pour la présidentielle, jugeant que Jean-Luc Mélenchon ou encore Yannick Jadot « restent dans un cadre qui ne fonctionne pas pour l’écologie ».

Mais c’est quelques années plus tard qu’un livre va opérer le déclic concernant les questions écologiques : Comment tout peut s’effondrer,de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Le Seuil, 2015). « Ça m’a passionné, mais aussi beaucoup inquiété. J’ai également culpabilisé : je me suis dit, “putain, et moi je bosse chez Total”. » Par la suite, un de ses collègues décide même de calculer combien de litres d’eau sont gaspillés chaque jour sur le site en raison de la non-maintenance des réseaux vapeur et eau. Verdict : des milliers de mètres cubes d’eau, directement puisés dans la nappe phréatique...La direction est alertée mais reste indifférente. « On a compris qu’à partir du moment où ça ne lui rapportait pas d’argent de faire quelque chose, elle n’en avait rien à battre. Mon pote est reparti un peu en colère et moi avec encore plus de convictions sur le fait que le combat était systémique. »


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La découverte de son ami va également renforcer une autre conviction chez ce lecteur de penseurs du communisme comme Andreas Malm et Frédéric Lordon : la nécessité de « partir de la vie des gens » et de placer les ouvriers au centre de cette révolution, loin de « l’hypocrisie »de Total qui, poussant loin « l’insulte intellectuelle », se drape dans sa vertu à grands renforts de « greenwashing » en France tout en continuant ses activités extractives en Ouganda ou au Mozambique.

« C’est ce qu’on a essayé de faire à Grandpuits : convaincre l’ensemble des travailleurs et plus largement les écolos que la classe ouvrière est la solution pour porter les combats écologiques. C’est de toute façon la seule classe qui a et le rapport de force et la connaissance de l’outil de travail pour le faire évoluer vers des exigences synonymes d’une transition écologique d’ampleur. Le contrôle ouvrier des moyens de production est une chose fondamentale. » Et d’expliquer que les ouvriers « savent très bien ce qu’ils rejettent » dans la rivière attenante au site et dans la Seine… mais savent aussi comment ne pas le faire, pour peu qu’ils travaillent dans un cadre idoine. 

En dépit de certains discours bien commodes présentant la question de l’emploi comme un obstacle à la transition écologique, les ouvriers ne demandent qu’à être moteurs de cette révolution, comme le relève un rapport publié en février par Les Amis de la Terre : parmi les 266 salariés du secteur pétrolier et gazier en France interrogés, 95 % considèrent le changement climatique comme un problème et 79 % se disent en faveur d’une reconversion. « Ce qui les inquiète, ce ne sont pas les reconversions, mais le fait d’être bien formés à leur futur métier, de travailler en sécurité et d’avoir toujours la même perspective de pouvoir évoluer financièrement et intellectuellement. Demain, tu leur dis “tu passes du pétrole à la transition écolo”, les mecs, ils font péter le champagne ! », assure l’élu CGT, même si « au sein du syndicat, concède-t-il, on a dû un peu batailler : a contrario d’une organisation politique, un syndicat ne tranche pas sur des questions politiques et de société et se limite à une entente large autour d’intérêts communs », analyse Adrien, pour qui la notion de « syndicalisme vert » est de ce fait inopérante.

« Ici, on discute beaucoup de tout cela, avec tout un travail de politisation. Par exemple, à quelqu’un qui dit “je dois changer ma bagnole, tu crois que l’électrique c’est bien ?”, il y en a qui répondent “ne fais pas ça, ça va fermer la raff’ !”. Mais en fait, si on ne change pas de système, ils ont raison les mecs : ils vont perdre leur boulot et se retrouver à se péter le dos à livrer des colis Amazon ! » Autre point important : le fait que, pour les ouvriers, la préoccupation numéro 1 reste la question de la précarité. Pouvoir nourrir correctement ses enfants – il en a lui-même deux de 3 et 5 ans –, rembourser ses crédits, partir en vacances…

Autant de choses qu’il convient de prendre en compte pour « ne pas perdre des gens en route », notamment les travailleurs plus âgés, moins sensibles aux questions écologiques que toute une nouvelle génération de trentenaires. Bref, ne jamais oublier de « partir de la vie », comme le résume Adrien. 

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