L'Âge du capitalisme de surveillance
L’Âge du capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff, traduit de l’anglais par Bee Formentelli et Anne‑Sylvie Homassel, Zulma, 15 octobre 2020, 864 pages, 26,50 €.
L’Âge du capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff, traduit de l’anglais par Bee Formentelli et Anne‑Sylvie Homassel, Zulma, 15 octobre 2020, 864 pages, 26,50 €.
Vingt ans après le début du XXIe siècle, on sait d’ores et déjà qu’il ne ressemblera à aucun autre. Jamais dans l’histoire de l’humanité une telle mutation n’avait été observée : l’irruption, la croissance et aujourd’hui l’hégémonie du numérique se sont opérées à la vitesse éclair de deux décennies. Plus qu’une révolution économique, c’est une mutation d’ordre anthropologique que les Gafam – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – ont provoqué. Comment penser la portée d’un tel bouleversement ? Un concept popularisé en 2013 par une professeure émérite à la Harvard Business School, Shoshana Zuboff, dans un article paru dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, pourrait nous y aider : le « capitalisme de surveillance ». Ce concept a accouché d’un livre, L’âge du capitalisme de surveillance, qui vient tout juste d’être traduit en France. Parmi la pile d’ouvrages parus sur le sujet, celui de Shoshana Zuboff ne se distingue pas seulement par son poids : son ampleur théorique, analytique et critique l’impose d’emblée comme un livre de référence. Certains lui reprochent de voir dans ce capitalisme de surveillance une rupture dans l’histoire du capitalisme gommant les continuités . Mais on ne peut reprocher à l’universitaire américaine de montrer les particularités d’un objet d’étude qui, s’il reprend des traits antérieurs du capitalisme, n’en constitue pas moins une irréductible nouveauté.
Le capitalisme de surveillance n’est, selon la définition « officielle » donnée par Zuboff, rien de moins qu’un « nouvel ordre économique qui revendique l’expérience humaine comme matière première gratuite à des fins de pratiques commerciales dissimulées d’extraction, de prédiction et de vente », ce qui constitue un « renversement de la souveraineté du peuple » en le dépossédant de certains droits démocratiques essentiels. Comment lui donner tort lorsqu’on connaît, depuis l’élection présidentielle américaine de 2016 et l’affaire Cambridge Analytica, l’influence d’un algorithme privé et d’exploitation secrète des données dans le processus électoral ? Le mérite de Zuboff est d’analyser les rouages de la gigantesque kleptomanie sur laquelle est fondée l’économie des Gafam – la capture des données d’utilisateurs à leur insu, voire contre leur consentement, comme base du modèle économique –, tout en décortiquant des processus historiques bien réels. Ces multinationales ne seraient jamais devenues aussi puissantes sans la brèche ouverte par les attentats du 11-Septembre, qui ont permis de faire primer la sécurité sur la liberté, et sans un intense lobbying consistant notamment à pénétrer les administrations présidentielles pour prévenir toute législation défavorable.
Mais l’enquête de Zuboff est aussi intellectuelle, remontant à la source des théories qui alimentent l’idéologie du capitalisme de surveillance : le béhaviorisme de Burrhus F. Skinner, cherchant à créer une nouvelle ingénierie sociale visant à façonner des individus entièrement prévisibles. Ce dessein se retrouve dans la notion proposée par Zuboff de « Big Other » – en référence au « Big Brother » de George Orwell – désignant le vaste « dispositif numérique ubiquitaire » qui, par le truchement d’ordinateurs, smartphones et autres objets connectés, travaille à rendre la société entièrement fluide, contrôlable, certaine. Face à ce doux assaut contre toute forme de singularité humaine, Shoshana Zuboff nous offre une arme de résistance pour décoder les renoncements collectifs que, sans bruit, les géants du numérique nous imposent sous couvert d’inévitabilité du progrès technologique.
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