C’est en voyageant dans le monde entier au début des années 2000 que Fabrice Desjours tombe amoureux du jardin-forêt : de Sumatra aux Comores, du Chili au Costa Rica, il est conquis par cette technique d’agroforesterie répandue autour des villages. Ce modèle, dit de 3D nourricière, consiste à « produire en volume en imitant l’étagement d’une forêt » et en intégrant un maximum d’espèces comestibles. On commence par une strate de canopée avec de grands arbres nourriciers puis des arbres moyens, des arbustes et des plantes au sol. « Le jardin-forêt ressemble à s’y méprendre à une forêt naturelle, mais toutes les espèces ont été sélectionnées par l’humain », détaille Emmanuel Torquebiau. Chercheur émérite, il est l’étudiant de Francis Hallé lorsque le célèbre botaniste décrit le jardin-forêt dans les années 1970, à l’occasion d’un voyage sur l’île de Java, en Indonésie : « C’est la modalité emblématique la plus aboutie de l’agroforesterie. »
Article issu de notre numéro 62 « L'écologie, un truc de bourgeois ? », en librairie et sur notre boutique.
Si sous les tropiques il est utilisé par des familles depuis des milliers d’années à des fins d’autonomie alimentaire, cela ne fait que quelques années que le jardin-forêt se fraie un chemin sous nos latitudes. En France, Fabrice Desjours en est un pionnier : de retour de ses voyages, il jette son dévolu sur un terrain en Bresse bourguignonne, près de Chalon-sur-Saône, et débute en 2010 sur 2,5 hectares sa « Forêt gourmande » (FoGo), nom de l’association qu’il a créée en 2018.
Réponse au changement climatique
Si le jardin-forêt séduit, c’est entre autres parce qu’il répond aux défis d’atténuation et d’adaptation au changement climatique. « Il a les vertus d’une forêt naturelle, poursuit Emmanuel Torquebiau. Stocker le carbone, protéger et nourrir la vie du sol, retenir l’eau et attirer une biodiversité riche… » Ici, pas de produits chimiques, pas d’engrais : on suit les principes de la permaculture de « densité-diversité », en restant à l’écoute des besoins de la plante. C’est d’ailleurs le changement climatique qui a décidé Daniel Cintas à lancer, avec des compères de sa commune, le projet de jardin-forêt « Forts pour demain », dans l’Ain. « J’animais un atelier de permaculture dans un jardin partagé. Au fil des années, les fruits et légumes peinaient de plus en plus à pousser en plein soleil », retrace-t-il. Depuis trois ans, l’association a investi la parcelle d’un ex-fort militaire et les volontaires se relaient pour l’entretenir.
Des projets de ce type ont fleuri ces dernières décennies en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis et dans le nord de l’Europe. En France, il en existe des dizaines. « On est un peu en retard sur ce genre de choses, mais depuis quatre ans, il y a un phénomène exponentiel, explique Quentin Ellès, doctorant qui consacre sa thèse à l’étude de ce mouvement. Dans les réseaux associatifs, on en parle de plus en plus. Le confinement a joué un rôle d’accélérateur. » Au portillon des organisations pionnières comme Les Alvéoles dans la Drôme ou La FoGo, les candidatures se bousculent pour suivre les formations qu’elles prodiguent : des projets citoyens, quelques agriculteurs, des collectivités et des entreprises qui ont du foncier. « On soutient 30 à 40 nouveaux projets par an, en plus des formations, et on a une longue liste d’attente », observe Fabrice Desjours.
« Le jardin-forêt a les vertus d’une forêt naturelle : stocker le carbone, protéger et nourrir la vie du sol, retenir l’eau et attirer une biodiversité riche… »
Ces équipes dessinent des projets sur mesure. « D’un lieu à l’autre, la conception varie selon l’objectif – commercial, pédagogique, thérapeutique… » Ils seront surtout pensés en fonction de leur environnement : « Disponibilité en eau, climat, sol, vent vont nous aider à définir une palette végétale », liste Antoine Talin, fondateur des Alvéoles. Du fait du manque de recul et d’études, tout est expérimentation. D’ailleurs, le modèle est fondé sur l’adaptation permanente. « C’est passionnant les synergies entre plantes, mais il n’y a pas de recette miracle : à certains endroits le poireau préfère les fraises, à d’autres pas du tout. Le succès des associations dépend beaucoup du sol. »
En outre, il s’agit d’importer un modèle tropical en climat tempéré. « Tout pousse moins vite ici, rappelle Quentin Ellès. Là-bas, [sous les tropiques], il n’y a pas d’hiver, il y a une production toute l’année. » Un débat agite aussi les jardiniers-forestiers et les scientifiques sur les espèces et variétés à privilégier face aux risques d’espèces invasives. Certaines plantes exotiques sont intéressantes à explorer, en particulier dans un contexte de changement climatique. Aux Alvéoles, Antoine Talin privilégie des espèces « de climat continental sec, d’Iran ou d’Afghanistan, qui résistent à des températures extrêmes, comme le jujubier, le mûrier blanc, le grenadier… » Martin Crawford, pionnier britannique des jardins-forêts, précise : « Nos populations dépendent déjà des plantes exotiques (pommes de terre, tomates), de céréales (blé), de fruits (pommes, poires) ou de noix. En cultiver un peu dans une forêt nourricière vaut mieux que d’en avoir des monocultures ! » Mais le chercheur Emmanuel Torquebiau recommande la prudence : « Faire venir des espèces de régions proches – de l’Europe ou du sud de la Méditerranée –, c’est un changement progressif, presque naturel. Au-delà, c’est plus risqué. »
Steaks de glands
Cette multitude d’espèces comestibles constitue aussi un atout pour nos assiettes, dans lesquelles la diversité décline depuis 200 ans. « Trente espèces de plantes cultivées constituent la base de notre alimentation », rappelle Quentin Ellès. Dans son jardin-forêt, Fabrice Desjours en cultive plus de mille. Il vante « le goût proche de la mangue de l’asimine » ou « le cabrillet de Dickson dont on fait un guacamole ». Pesto de cédrèle de Chine et steaks de glands n’ont plus de secrets pour Claire Mauquié, salariée de La FoGo qui explore des recettes et tâche de les faire connaître au plus grand nombre. L’association développe aussi des partenariats avec des chefs afin de populariser les aliments qu’offre le jardin-forêt. « C’est ce qui aidera les agriculteurs à trouver des débouchés », poursuit-elle.
Justement, au-delà de ces initiatives aussi vertueuses qu’anecdotiques, le jardin-forêt est-il vraiment en mesure de transformer notre agriculture ? Si le modèle séduit des citoyens qui entendent faire bouger les lignes, il vient se heurter ici à une culture antinomique. « C’est un modèle qui prend du temps, qui suit le paysage qui évolue, alors que l’Europe a, depuis le XIXe siècle, fixé le paysage et spécialisé les territoires. »
À ce stade, rares sont les agriculteurs qui s’y aventurent. « C’est compliqué de convaincre des personnes droguées à l’agriculture industrielle, souligne Emmanuel Torquebiau. L’agriculture moderne, c’est cultiver la facilité : là, c’est tout le contraire. » Le jardin-forêt ne demande pas un entretien très lourd mais son caractère aléatoire et complexe rend la répartition et l’organisation du travail différentes : « Ça lisse le travail dans le temps, puisque c’est de l’entretien pied à pied, au lieu d’avoir une récolte dans l’année ». Mais « le travail réduit rapidement au bout de dix ans, car le système est plus efficace », relativise Martin Crawford. Sous cette forme très diversifiée, le jardin-forêt restera sans doute confiné à des projets à petite échelle.
Jardins-forêts « rationalisés » ?
Avec moins d’espèces, des associations de plantes plus simples, des plantations en ligne pour aider la récolte, des formes intermédiaires, plus optimisées, se développent, cette fois-ci à des fins productives. « On n’est plus dans le jardin qui consiste à apporter de l’attention à chaque plante, mais on garde l’idée de mettre l’arbre au centre denos cultures », souligne Antoine Talin. En France, la pépiniériste Anaëlle Théry a théorisé la notion de « forêt syntropique ». « C’est la forme intensive du jardin-forêt, résume Quentin Ellès. On pousse le système à fond, dans le sens du vivant. Le risque, si on systématise, c’est d’aller vers la mécanisation : le militant en moi a tendance à dire que le capitalisme finit par tout récupérer. »
D’après Jeroen Kruit, chercheur aux Pays-Bas où le modèle est bien établi, l’utilisation de technologies (drones, mini-robots) commence à s’y développer : « Ces jardins-forêts commerciaux intègrent cette rationalité pour faciliter l’entretien et la récolte. » Là-bas, la food forest a suscité tôt l’intérêt de la recherche et de la classe politique. Elle est aujourd’hui reconnue comme une modalité du système agricole et le gouvernement a fixé l’objectif de 1 000 hectares en 2030. Il y a encore un manque de recul mais, selon le chercheur hollandais, il serait « possible d’en vivre à partir de six ou sept hectares, à condition de combler le gap des cinq à dix premières années. Beaucoup donnent des formations et organisent des visites pédagogiques ». Le jardin-forêt peut aussi être complémentaire d’un autre type de culture et lui faire bénéficier de ses vertus écologiques. Fabrice Desjours espère que les jardins-forêts en France bénéficieront à terme du label bas carbone1 pour inciter les agriculteurs. « C’est un processus qui prendra du temps, mais on y vient déjà avec des modalités plus faciles d’agroforesterie », prédit, confiant, Emmanuel Torquebiau. Comme l’illustre le retour en grâce des haies, des bocages et des arbres fourragers, dont notre agriculture a cru pouvoir se passer.
1. Dispositif porté par le ministère de la Transition, qui participe au financement de projets contribuant à réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don