Cet entretien a été initialement publié dans le Hors-Série "Et si tout s'effondrait?" de Socialter, paru en décembre 2018. Retrouvez-le en kiosque et sur notre boutique.
Quel regard portez-vous sur la « collapsologie » et sur les analyses nous expliquant qu’un effondrement est imminent ?
Les convivialistes se retrouvent sur les mêmes constats que les penseurs de l’effondrement, et d’ailleurs Pablo Servigne est membre des convivialistes. Je trouve que la collapsologie est un terme très bien choisi. Les travaux que Pablo Servigne et d’autres chercheurs ont menés sont salutaires car ils montrent comment différentes dynamiques – analysées habituellement dans le champ de disciplines distinctes – risquent de converger et de s’amplifier pour provoquer des catastrophes majeures. Le Mouvement convivialiste s’est créé à partir de la certitude partagée par de nombreux intellectuels que le monde allait connaître des crises extraordinairement graves et cumulatives. Si le livre de Pablo Servigne, Comment tout peut s’effondrer (Le Seuil, 2015), analyse principalement les cataclysmes écologiques possibles, tout en envisageant d’autres types de bouleversements, le convivialisme porte plutôt son regard sur les risques de catastrophes économiques, politiques et morales.
Qu’entendez-vous par catastrophes politiques ?
Les convivialistes s’accorde pour dire que ce qui nous manque le plus pour s’opposer au néolibéralisme actuel, c’est une philosophie politique alternative qui nous permettrait de penser le monde de manière simple, partageable et universalisable. Tous les débats économiques ou écologiques sont subordonnés à cet autre débat plus important, celui sur l’idéologie politique dont l’humanité a besoin aujourd’hui. On le voit, tous les idéaux démocratiques hérités des Lumières – qui nous semblaient aller de soi – sont en train de basculer à une vitesse vertigineuse : idéal des droits de l’Homme, pluralité des opinions, etc.
Selon moi, cela s’explique par l’absence de philosophie de rechange aux idéologies dont nous sommes les héritiers : libéralisme, anarchisme, communisme, socialisme. Ces grands discours modernes ne nous donnent pas de réponses face à l’imminence d’un effondrement, car tous reposent sur l’idée de ressources infinies, sur le développement des forces productives et de la croissance comme mode de résolution des conflits entre les humains. Nous découvrons que ça ne marche pas, et c’est dans ce vide de sens que naissent les désirs de retour en arrière et de dictatures.
“Vingt-cinq milliardaires possèdent plus de la moitié de la richesse mondiale... et ils basculeront vraisemblablement un jour dans le transhumanisme.”
Quelles causes morales identifiez-vous ?
Les convivialistes s’accordent sur l’idée que c’est l’hubris, autrement dit la démesure ou encore la perte du sens des limites, qui provoque la menace d’effondrement. On pourrait même parler plus précisément de pléonexie, forme particulière de l’hubris correspondant au désir de gagner toujours plus d’argent. Le capitalisme rentier et spéculatif, qui domine depuis une trentaine d’années, est l’expression par excellence de cette hubris.
Cependant, il ne s’agit pas de dénoncer les vilains capitalistes et de considérer que le reste de l’humanité serait vertueuse. L’humanité entière est menacée par l’hubris et le désir de toute-puissance. Comment limite-t-on cette hubris ? À ce jour, on ne le peut pas. Vingt-cinq milliardaires possèdent plus de la moitié de la richesse mondiale... et ils basculeront vraisemblablement un jour dans le transhumanisme. Jusqu’à présent, l’hubris a pu être contenue tant bien que mal par les grandes religions ou les grandes morales. Aujourd’hui, tout cela vole en éclats.
Dans la préface de L’Entraide (Les Liens qui libèrent, 2017), vous saluez le travail de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, qui ont essayé de « comprendre la nature coopérative de l’être humain dans le sillage de celle des autres organismes vivants ». Est-ce à dire qu’il existerait, selon vous, une nature humaine intuitivement coopérative ?
Le mot « nature » est très controversé. Il vaut mieux parler de « condition humaine partageable ». Qu’il y ait un enracinement biologique au désir de coopération, cela ne me gêne pas de le penser, c’est par ailleurs ce que démontre L’Entraide. Si l’on se place sur le terrain de l’anthropologie, Marcel Mauss, dans son Essai sur le don (PUF, 2012 [1925]), découvre que toutes les sociétés premières sont régies par la triple obligation de « donner, recevoir et rendre », et c’est en se soumettant à cette triple obligation que les humains se reconnaissent comme humains, prouvent leur propre humanité et acceptent celle des autres. Mauss découvre ainsi quelque chose qui n’est pas de l’ordre du biologique, mais qui fonde le socle de la morale éternelle et de l’universalité de la condition humaine. Avec l’ambiguïté que le don qu’analyse Marcel Mauss est un don agonistique.
Il s’agit d’une sorte de guerre par le don, dans laquelle on met l’autre au défi d’être aussi généreux que soi-même. Cette compétition par le don a l’avantage de permettre de faire la paix, car c’est en rivalisant de générosité que l’on devient amis. Mauss analyse des formes de dons très spectaculaires, dont la plus célèbre est le potlatch (1), qu’il range sous la dénomination de « prestations totales agonistiques » – lesquelles sont de l’ordre du politique en ce qu’elles dessinent la frontière entre les amis et les ennemis. Il existe, bien sûr, tout un ensemble de prestations que Mauss n’évoque pas dans son livre et qu’il appelle « prestations totales non agonistiques » qui, elles, sont de l’ordre du partage et de la coopération.
La crise morale que traversent nos sociétés, qui serait en partie responsable de l’effondrement à venir, serait-elle une crise de cette logique du don ?
Toutes les relations au sein de la socialité primaire, parmi la famille ou les amis, fonctionnent toujours sur la triple obligation de « donner, recevoir et rendre ». Il faut que les dons circulent. C’est en cela que vous montrez non seulement à vos proches qu’ils ont de la valeur, mais que vous aussi avez votre valeur propre. Le don reste l’opérateur de socialité par excellence. Dans le cadre de la socialité secondaire, au sein d’entreprises ou d’administrations par exemple, les fonctions importent plus que les personnes. Ma thèse est que, même au sein des sociétés contemporaines, dans la socialité primaire, la norme demeure celle du don. Mais plus la socialité secondaire se répand, avec ses exigences d’efficacité fonctionnelle impersonnelles, moins les relations de don ont d’importance.
Par ailleurs, le don agit également comme opérateur politique. Une communauté politique est une communauté de don : on y reconnaît les personnes à qui l’on doit donner quelque chose ou de qui l’on peut recevoir quelque chose – ce qui inclut les ancêtres et les descendants. Se pose alors la question de l’échelle : famille, village, région, nation, continent ? L’un des problèmes actuels est que le capitalisme rentier et spéculatif se moque totalement des communautés de dons pour ne s’appuyer que sur des individus calculateurs – Homo œconomicus –, dont la seule fonction est de maximiser leur utilité sur le marché. Ce capitalisme globalisé, par nature, détruit toutes les formes communautaires
Certains anthropologues, tels que Marshall Sahlins, ont observé que des comportements solidaires ou individualistes étaient activés selon le degré d’abondance ou de disette. Un constat partagé par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. Comment créer les conditions d’émergence de comportements d’entraide dans un contexte d’effondrement ? N’est-ce pas le combat qu’il faudrait dès lors mener – celui des structures permettant à l’humain de se montrer plus coopératif et solidaire ?
Si, c’est toute la question, et c’est une question politique. Qu’est-ce qui crée des groupes humains relativement stables ? Il faut ici relier le don agonistique à la question politique. Le don agonistique transforme les ennemis en alliés et crée un espace politique relativement stable. Cela passe par un défi de générosité : si l’ennemi relève le défi, alors on peut devenir ami avec lui. Une fois la communauté stabilisée, on coopère. C’est un mécanisme à double détente, que j’appelle « l’inconditionnalité conditionnelle ». Dans le premier geste, on donne inconditionnellement, et cette partie est fondamentale pour attester du pari de confiance. Libre à l’autre d’accepter ou de refuser. Si chacun coopère, tout le monde est gagnant, et là, on peut commencer à faire les comptes, et on entre dans le registre de la conditionnalité. C’est ainsi que l’on fédère le groupe, qu’il s’agisse d’une famille, d’une coopérative agricole ou de l’État.
Dans un contexte d’effondrement, comment garantir la cohésion de grands groupes tels que les nations ? Pour leur part, les convivialistes rassemblent principalement des initiatives basées sur le local. Quel corps politique serait le plus adapté, selon vous, pour penser l’effondrement ?
Actuellement, c’est l’idée de nation qui triomphe car, face à un effondrement, il y a un besoin de protection et d’une communauté de dons. Or, si effondrement il y a, je pense qu’il faut tenir à toutes les échelles : il faut un discours politique à l’échelle nationale, mais également à l’échelle internationale, tout en favorisant la survie à des échelles locales dans le cadre de valeurs partagées. Le Manifeste convivialiste (éditions Le Bord de l’eau, 2013)liste 4 valeurs fondamentales pouvant servir de points cardinaux dans un contexte d’effondrement.
Il y a tout d’abord un principe de commune humanité et de non discrimination entre les humains ; un principe de commune socialité énonçant que la principale richesse des humains est le rapport social ; la légitime individuation, autrement dit le fait que les humains désirent non seulement être reconnus pour la valeur du don qu’ils font, mais aussi en tant que personne singulière ; et le principe d’opposition maîtrisée et créatrice – le conflit est légitime et désirable aussi longtemps qu’il est maîtrisé et qu’il reste producteur de socialité. Notre conviction, c’est que les valeurs portées par le convivialisme n’auront de sens que si se crée un mouvement d’opinion mondial. Si l’on ne se réfère pas à une conscience collective de l’humanité, nous n’arriverons à rien du tout.
“Il ne faut pas s’enfermer dans un discours centré sur la coopération, mais composer plutôt avec la double polarité des êtres humains : la polarité entre intérêt pour soi et pour autrui, et celle entre obligation et liberté.”
Vous citez dans la préface de l’Entraide, une phrase de David S. Wilson et Edward O. Wilson : « L’égoïsme supplante l’altruisme au sein des groupes et les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes. (2) » Dans une humanité aux prises avec des ressources limitées, ainsi que nous l’annoncent les collapsologues, n’y a-t-il pas un risque de fragmentation extrême du corps social et de capture des ressources par un groupe altruiste entre ses différents membres, les plus riches par exemple ?
C’est très important de faire la part entre les motifs égoïstes et altruistes. Il ne faut pas diaboliser la rivalité, sinon on plaide pour un altruisme radical qui peut être très vite autodestructeur et ne sera de toute façon jamais réalisé. L’altruisme du groupe peut se révéler prédateur pour les autres groupes humains et, à l’intérieur, on peut voir un égoïste capturer les richesses du groupe.
Il ne faut pas s’enfermer dans un discours centré sur la coopération, mais composer plutôt avec la double polarité des êtres humains : la polarité entre intérêt pour soi et pour autrui – les deux étant légitimes –, et celle entre obligation et liberté qu’évoque Marcel Mauss. Les humains oscillent entre ces 4 mobiles. Le problème de l’humanité, c’est de faire droit à ces 4 mobiles de manière équilibrée. Concernant l’entraide, la coopération est féconde lorsqu’elle équilibre ces 4 pôles. Lorsque chacun y trouve son compte, et qu’en étant serviable vis-à-vis des autres, on trouve son propre intérêt, tout en s’acquittant d’une obligation morale. Dans ce cadre-là, on peut exercer sa liberté.
Est-ce que l’urgence climatique ne commandera pas, plus simplement, de se passer de la démocratie ?
Cette interrogation a toujours parcouru les mouvements écologiques. Le problème est que les dictatures qui se mettent en place actuellement ne sont pas du tout écologiques. Le capitalisme dissout la démocratie. Il s’est complètement autonomisé et n’a plus besoin des institutions démocratiques pour se développer, bien au contraire. Il faut donc revigorer l’idéal démocratique, à partir des valeurs du convivialisme, par exemple, et repenser les bonnes échelles, c’est-à-dire l’articulation des échelles du local, du national, de l’international. Cela passe par plus de subsidiarité, par plus de démocratie directe...
Professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, docteur en économie et en sociologie, Alain Caillé a participé à la redécouverte des travaux de l’anthropologue Marcel Mauss en France, notamment ceux portant sur le don. Il dirige la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) – qu’il a cofondée en 1981 – à laquelle ont contribué de nombreux chercheurs tels que Marcel Gauchet, Jean-Claude Michéa ou encore Serge Latouche. Il est l’auteur de Critique de la raison utilitaire (La Découverte, 2003 [1989]), d’Anthropologie du don. Le tiers paradigme(Desclée de Brouwer, 2000) ou encore Théorie anti-utilitariste de l’action. Fragments d’une sociologie générale (La Découverte, 2009). En 2013, il réunit 64 auteurs alternatifs et engagés autour du Manifeste convivialiste (éditions Le Bord de l’eau) et fonde le Mouvement convivialiste, inspiré des travaux d’Ivan Illich.
Photos: Sophie Palmier
Notes :
(1) Cérémonie pratiquée notamment par les tribus indigènes d’Amérique du Nord au cours de laquelle des clans rivalisent de prodigalité en faisant des dons au rival, qui est alors contraint de donner davantage. Ainsi, « les hommes et les femmes des sociétés archaïques rivalisent de générosité, se battent en quelque sorte pour donner, parce que c’est en donnant qu’on écrase ».
(2) Cf. « Evolution: survival of the selfless », D. S. Wilson, E. O. Wilson, New Scientist, vol. 196, novembre 2007, p. 42-46.
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