En 1990, Tim Berners-Lee, chercheur au CERN, remet à son patron une note intitulée « Gestion de l’information : une proposition ». Le texte dresse une esquisse de ce qui deviendra le World Wide Web. Son supérieur qualifie le document de « vague mais prometteur », appréciation marquant le coup d’envoi de la construction du premier site Internet. Trente ans plus tard, cinq milliards d’humains passent en moyenne sept heures par jour sur Internet. Ils y travaillent, y socialisent, y étudient, y font leurs courses et s’y divertissent. La virtualité de nos vies dépasse ce qu’avaient pu anticiper les scénarios de science-fiction les plus extravagants du XXe siècle. Mais les services que nous rend Internet ne suffisent pas à expliquer le temps démesuré que nous y passons.
Article issu de notre numéro 64 « Peut-on échapper à l'emprise numérique ? ». En kiosque, librairie et sur notre boutique.
La conquête du Web ressemble à celle du Far West. S’y lancent d’abord quelques idéalistes, bandits et gagne-misère. Suivent sans tarder des prospecteurs avisés en quête de terres et de ressources inexploitées. S’installent alors des compagnies à capitaux privés s’appropriant tout ce qu’elles peuvent et remodelant le paysage selon leurs intérêts. Mais à l’horizon, pas un filon de houille, pas une goutte de pétrole : rien que des octets à perte de vue. Les géants Google et Facebook, fondés au tournant du millénaire, peinent plusieurs années avant de trouver un modèle profitable. Leur richesse était pourtant sous leurs pieds.
Comme le prophétisait le politologue Herbert Simon en 1971, « l’abondance d’information implique […] une pénurie de ce que l’information consomme, et ce que l’information consomme est évident : il s’agit de l’attention de ses destinataires. Par conséquent, une abondance d’information crée une rareté d’attention. » L’extractivisme – le fait d’accaparer une ressource inexploitée pour la transformer en marchandise – se déploie dans le virtuel avec la même avidité que dans le réel. Notre attention est une ressource finie, matière première sur laquelle se sont bâtis les empires publicitaires des entreprises les plus puissantes de la planète : Alphabet (90 % de revenus d’origine publicitaire), compagnie mère de Google et YouTube, et Meta (98 % de revenus d’origine publicitaire), compagnie mère de Facebook et Instagram. Les autres réseaux sociaux ont, eux aussi, des revenus presque exclusivement publicitaires. Tous se livrent une guerre féroce pour capter notre temps de cerveau disponible. C’est ce qu’on appelle l’économie de l’attention.
L’économie de l’attention précède les réseaux sociaux : c’est le modèle économique de nombreux journaux, radios et télévisions privées. Mais les réseaux sociaux ont une capacité hors du commun à connaître, cibler et influencer nos comportements pour capter notre attention. Leur principal atout réside dans leurs algorithmes de recommandation. Il s’agit de systèmes d’intelligence artificielle rudimentaires qui utilisent nos traces numériques pour prédire, dans l’océan de contenus disponibles, ceux ayant les meilleures chances de retenir notre attention à un instant donné. C’est grâce à ces algorithmes que les réseaux sociaux se sont hissés, en seulement dix ans, au rang de premier usage du Web, en temps passé comme en nombre d’utilisateurs. Nous consacrons en moyenne deux heures et demie par jour à scroller sur X et Facebook ou à enchaîner des vidéos sur YouTube, TikTok, Instagram et Snapchat. Rien que sur YouTube, plus d’un milliard d’heures de vidéos sont visionnées quotidiennement, soit en cumulé 120 000 ans par jour. Les trois quarts d’entre elles nous sont recommandées par un algorithme.
Les dirigeants présentent leurs plateformes comme des « places de village planétaires ». En réalité elles fonctionnent comme des régimes autoritaires.
Concrètement, cela signifie qu’une poignée d’algorithmes mus par des intérêts privés structurent l’accès à l’information de la moitié de l’humanité. Les dirigeants de ces entreprises présentent volontiers leurs plateformes comme les « places de village planétaires ». Mais la réalité est plus prosaïque : elles fonctionnent comme des régimes autoritaires dirigés par des autocrates. Pour étendre leurs empires, ces derniers organisent la marchandisation de notre vie sociale, politique et culturelle, sans considération pour notre santé mentale, le droit à l’information fiable et la démocratie.
Les conséquences psychologiques de l’économie de l’attention sont désastreuses. D’abord, à l’échelle individuelle. Les élèves des pays de l’OCDE passent trois fois plus de temps sur les écrans qu’à l’école. Les jeunes enfants développent des troubles de l’attention et des retards de développement du langage. Les adolescents sont victimes d’une augmentation historique de problèmes psychiatriques : isolement, dépression, voire comportements suicidaires. L’addiction ne doit pas être vue comme une conséquence indésirable des plateformes sociales : c’est le premier objectif qu’elles visent.
Pourtant, les conséquences les plus graves de l’économie de l’attention ne se situent pas à l’échelle individuelle, mais collective. Le philosophe Michel Serres disait : « Chaque fois qu’une révolution de l’information intervient, les civilisations basculent et se mettent en place de manière nouvelle. » La révolution de l’information que nous traversons est d’une ampleur comparable, et peut être supérieure, à celles qui l’ont précédée : Internet, l’imprimerie, et peut-être même l’écriture. Les algorithmes structurent désormais la diffusion mondiale de l’information, y compris celle des médias traditionnels. En Occident, les moteurs de recherche (très principalement Google) et les réseaux sociaux (très principalement Facebook) fournissent environ deux tiers de leur audience aux sites d’information en ligne.
Penser user de sa liberté d’opinion sur un réseau social, c’est comme accepter de limiter sa liberté d’aller et venir à un centre commercial géant. Tout est fait pour retenir notre attention, sans égard pour nos intentions. Or, ce qui capte notre attention instantanée n’a rien à voir avec notre intention profonde. Maria Ressa, journaliste philippine et lauréate du prix Nobel de la paix en 2021, a déclaré lors de son discours de remise du prix : « Nos vies sont aspirées dans une base de données, organisées par intelligence artificielle puis vendues au plus offrant. Ce micro-ciblage ultra rentable est conçu pour saper la volonté humaine. »
L’économie de l’attention accorde un avantage systématique au mensonge, au sensationnalisme et à la haine. Pas parce que des ingénieurs malveillants en ont décidé ainsi, mais simplement parce que ce type de contenu retient davantage l’attention. Sur X, le faux se propage six fois plus vite que le vrai. À chaque terme insultant ajouté à un tweet, celui-ci a 20 % de chances supplémentaires d’être retweeté. Les algorithmes nous divisent et nous radicalisent. Ils nous enferment dans des chambres d’écho, microcosmes numériques parallèles où nous n’accédons qu’à un angle de vue restreint sur une sélection biaisée d’informations confirmant nos a priori. Notre socle de connaissances et de croyances communes s’érode, et le contrat social avec lui.
En 2016, YouTube a directement contribué à faire élire Donald Trump en lui octroyant une visibilité disproportionnée : sur cette plateforme comptant 150 millions d’utilisateurs américains réguliers (l’élection ne s’était jouée qu’à 80 000 voix), 80 % de contenus lui étaient favorables. En 2020, les habitants de la première puissance économique mondiale n’étaient même plus capables de se mettre d’accord sur l’issue des élections et des partisans d’une théorie complotiste invraisemblable (QAnon) prenaient d’assaut le capitole. Hannah Arendt a dit : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. […] Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »
Sur X, le faux se propage six fois plus vite que le vrai. À chaque terme insultant ajouté à un tweet, celui-ci a 20 % de chances supplémentaires d’être retweeté.
Mais un problème possiblement encore plus grave que la désinformation réside dans le détournement systématique de notre attention. Nous nous laissons emporter dans un fleuve de distractions futiles au lieu de nous concentrer sur ce qui compte. L’asservissement de l’information à des intérêts privés nous empêche de poursuivre notre intérêt collectif de long terme.
En 1945, peu après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, un groupe d’éminents scientifiques s’est réuni pour alerter l’opinion sur les implications existentielles de l’arme atomique pour notre espèce. L’organisation ainsi créée, le Bulletin of the atomic scientists, a été soutenue par plus de quarante lauréats du prix Nobel, dont Albert Einstein et Richard Oppenheimer. L’objectif du Bulletin était (et reste) d’alerter sur les menaces existentielles d’origine humaine. Après s’être intéressé à l’arme nucléaire et au changement climatique, le Bulletin a ajouté en 2022 une nouvelle menace globale : « un paysage de l’information corrompu empêchant toute prise de décision rationnelle ».
Dans le paysage de l’information actuel, nous n’avons aucune chance d’apporter une réponse collective intelligente aux grands défis de notre époque. Une analyse conduite en 2019 sur les 200 vidéos de YouTube les plus visionnées au sujet du changement climatique a montré que plus de la moitié des vues étaient associées à des vidéos propageant des thèses climatosceptiques ou complotistes.
Alors que faire ? Face au chaos informationnel, une recommandation est devenue consensuelle : l’éducation aux médias et à l’information. Au point d’être inscrite au programme scolaire dans plusieurs pays européens dont la France. Une aubaine pour les plateformes, puisqu’il s’agit de déplacer la responsabilité des multinationales qui structurent le marché de l’information aux individus qui la consomment. C’est l’équivalent des écogestes face au changement climatique : faites du vélo mais ne taxez pas le kérosène.
On ne résout pas un problème de société par la vertu individuelle. Les prises de conscience ne sont utiles que si elles débouchent sur un changement structurel. C’est ce à quoi l’Europe commence à s’atteler à travers l’adoption récente de lois contraignantes : le règlement sur les services numériques (Digital Services Act) et la législation sur l’IA (AI Act). Bien sûr, les Gafam exercent à Bruxelles un lobbying à la hauteur de leurs moyens. Les sommes que ces entreprises dépensent en influence dépassent désormais celles des industries pétrogazière et pharmaceutique. Conséquence : ces lois visent juste mais ne frappent pas assez fort. Quoiqu’il en soit, les fondements d’une régulation démocratique des plateformes sont en place. Il était temps : après avoir transformé la diffusion de l’information, l’IA générative s’apprête à bouleverser sa production.
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