«Je voulais vivre/Et j’ai vécu/Parce que je pouvais me battre/Pour la vérité/Pour la liberté », écrit la jeune Angelica Balabanova (dont le nom est parfois orthographié Balabanoff) dans son poème Quand les derniers jours de ma vie… Née dans une famille de riches négociants juifs, à Tchernihiv, en Ukraine, le 4 août 1877, elle témoigne très tôt de son caractère libre.
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Alors que sa famille la destine au mariage, la jeune femme obtient l’autorisation de suivre des études à l’Université nouvelle de Bruxelles, créée en 1894 après le refus de l’Université de Bruxelles d’accueillir le géographe et militant anarchiste Élisée Reclus. Si Balabanova est impressionnée par la personnalité de l’anarchiste, c’est le marxisme qui répond à ses interrogations : « Le matérialisme de Marx fut la lumière qui illumina chaque recoin de ma vie intellectuelle », écrit-elle dans ses mémoires, Ma vie de rebelle,
publiées en 1838.
« Travailleuses des pays en guerre, unissez-vous ! »
Avide de connaissances, consciente que « la simple passion pour la justice ne suffisait pas à faire une révolutionnaire », elle décide de partir étudier l’économie politique à Leipzig, en Allemagne, où elle rencontre deux femmes qui deviennent, elles aussi, des figures du socialisme : les théoriciennes marxistes Rosa Luxemburg et Clara Zetkin. Après des études à Rome, en Italie, elle adhère au Parti socialiste italien vers 1903. Dès lors, la vie de la jeune marxiste s’incarne dans l’action militante : installée en Suisse, « où le travail le plus pénible […] était exécuté par la “main-d’œuvre bon marché” des émigrants italiens », elle fonde le journal Su, Compagne ! (Allez, Camarades !) afin de donner la parole aux Italiennes qui travaillent dans les champs et les usines. « Les femmes doivent mener une lutte si considérable avant de parvenir à être libres dans leur tête que la liberté est beaucoup plus précieuse pour elles que pour les hommes », affirmera-t-elle.
Parlant couramment français, allemand, italien et russe, sa présence aux réunions et conférences du Parti s’avère indispensable, et elle devient rapidement une traductrice talentueuse : « Le style rhétorique de ses traductions était si brillant que le public était plus impressionné par la traduction que par l’orateur lui-même », se souvient la psychanalyste Hélène Deutsch1 de sa rencontre avec Angelica Balabanova lors du Congrès socialiste international de Copenhague en 1910.
Mais le spectre de la Première Guerre mondiale qui hante alors l’Europe bouleverse l’ordre des choses. Le 28 juillet 1914, la Seconde Internationale, rassemblant les partis socialistes de vingt pays, se brise sur la question de l’entrée en guerre ; les sociaux-démocrates votent les crédits militaires demandés par les gouvernements, tandis que les militants fidèles à l’internationalisme, dont Angelica Balabanova, prônent le pacifisme.
« Les femmes doivent mener une lutte si considérable avant de parvenir à être libres dans leur tête que la liberté est beaucoup plus précieuse pour elles que pour les hommes. »
Le Parti socialiste italien dont elle est membre proclame : « Il est de l’intérêt du prolétariat de tous les pays d’enrayer, de circonscrire et de limiter autant que possible le conflit armé, utile seulement au triomphe du militarisme et aux entreprises parasitaires de la bourgeoisie. » Angelica Balabanova reste toute sa vie une fervente pacifiste, organisant des conférences pour dénoncer la guerre : « Où sont vos maris, vos frères, vos fils ? Pourquoi doivent-ils s’entre-tuer et détruire avec eux tout ce qu’ils ont créé ? Qui bénéficie de ce cauchemar de sang ? Tout juste une petite poignée de profiteurs de guerre… Puisque les hommes ne peuvent plus parler, c’est à vous de le faire. Travailleuses des pays en guerre, unissez-vous ! » proclame-t-elle avec Clara Zetkin au printemps 1915, lors du Congrès des Femmes et de la Jeunesse de la IIe Internationale qu’elles ont organisé.
Dissensions avec les bolcheviks
En Russie, les révolutions de février et d’octobre 1917 secouent à nouveau un monde déjà troublé. La militante y rentre au printemps 1917 et adhère au Parti bolchevik dans la foulée, qui lui apparaît alors comme le meilleur moyen de sauvegarder la révolution. Mais ses premières dissensions avec les bolcheviks apparaissent très tôt : installée en Suède dès la fin de l’année 1917, alors qu’elle est chargée de diffuser des informations sur la révolution russe, elle s’insurge contre les fortes sommes d’argent qu’elle reçoit de la part du Parti : « Quand les bolcheviks comprirent que je n’approuvais pas leurs méthodes, les fonds furent répartis différemment. J’assistais sans le savoir au début de la corruption du Mouvement International qui devait, au moment du Komintern, devenir un système organisé. La naïveté de ma réponse – au sujet de l’argent que l’on me proposait –, fut également le point de départ de mes futures dissensions avec les leaders soviétiques. »
Si elle n’est pas convaincue par la formation d’une Troisième Internationale, menée par Lénine et les bolcheviks, elle en est néanmoins nommée secrétaire générale lors de sa fondation, le 2 mars 1919. Mais sa contestation des méthodes du Parti communiste et sa critique de la Tchéka, la police politique, lui vaudront plusieurs tentatives d’éloignement par les cadres du Parti. Angelica Balabanova, que Lénine surnommait « la moraliste incommode », est finalement démise de ses fonctions de secrétaire de la Troisième Internationale en 1920. « L’idée que je n’aurais plus à répondre, même nominalement, de méthodes et d’activités que je détestais, me procura un sentiment de libération comme je n’en avais pas connu depuis des années. »
Désabusée, elle quitte la Russie l’année suivante, poursuivant en Autriche, en France puis aux États-Unis son combat « pour ceux qui n’avaient pas été touchés par les idéaux socialistes, en particulier les cheminots italiens, groupe social le plus négligé au sein du prolétariat », se remémore Hélène Deutsch. Installée en Italie après la Seconde Guerre mondiale, elle fonde le Parti ouvrier socialiste italien, qui devient peu de temps après le Parti social-démocrate italien. Elle s’éteint à Rome le 25 novembre 1965, après une fin de vie discrète. « Angelica a toujours préféré sa morale au pouvoir, explique Alberto Toscano, auteur deCamarade Balabanoff. Vie et luttes de la grand-mère du socialisme (Armand Colin, 2024). Cette cohérence avec elle-même est la cause de son oubli ; mais elle mérite une réflexion par le prisme de l’actualité politique, car ce type de personne capable d’être cohérente nous fait défaut aujourd’hui. »
1. L’Information psychiatrique, volume 83, n° 4, avril 2007.
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