Bascules #1

Annie Lebrun et Juri Armanda : au-delà du vide

Illustration : Ben O'Neil

À partir de la récente vente à prix d’or d’une œuvre d’art numérique, Annie Le Brun et Juri Armanda poursuivent leur réflexion sur les images et leur accaparement par le capital entamée dans Ceci tuera cela (Stock, 2021). Ladite œuvre, assemblage de cinq mille images, incarne une production du rien révélatrice de ces nouveaux « marchés du vide » créés par le capitalisme actuel qui, du « zéro émissions » au « sans gluten », colonisent tous les pans de notre vie. À cette nouvelle éthique de consommation pseudo-écologique, les deux essayistes opposent la beauté inappropriable de la nature, en laquelle ils appellent à puiser une force de liberté pour résister à l’asservissement marchand.

Jusqu’au printemps dernier, qui réfléchissait un peu pouvait difficilement éviter de se poser la question de savoir s’il était encore possible de sortir de la prison d’images dans laquelle le monde numérique réussit chaque jour un peu plus à enfermer chacun de nous. Depuis le 11 mars 2021, les choses se sont aggravées. Ne se camouflant plus sous la peau de l’image, l’argent a complètement pris possession de nos yeux. Ce dont journalistes et critiques d’art semblent ne s’être nullement rendu compte, puisque, quasi unanimement, ils ont, au contraire, célébré l’avènement de l’art numérique lors de la vente aux enchères par la maison Christie’s de sa première image reconnue en tant que telle, au prix de 69,3 millions de dollars. En fait, cet enthousiasme, partagé par les quelque vingt-deux millions d’internautes qui ont suivi la fin de la vente, a masqué la sinistre réalité de l’événement qui a consacré la définitive équivalence de l’image et de l’argent.

Article issu du premier volume de Bascules - Pour sortir de l'impasse. Disponible sur notre boutique


Ce qui menaçait l’image depuis que la financiarisation de l’économie avait entraîné une collusion grandissante de l’art et de l’argent s’est soudain trouvé réalisé. Cette vente a en effet été rendue possible grâce à la nouvelle technologie d’authentification, la blockchain, permettant de créer les NFT, « non-fungible tokens ». De sorte que, pour la première fois dans l’histoire, nous en sommes arrivés à ce point inquiétant où la même technologie produit argent et original. Prouesse technique, a-t-on dit, mais qui a moins impressionné que l’énormité de la somme, tel un nouveau record parmi ceux qui ponctuent désormais le commerce de l’art. Tant et si bien qu’il a été à peine prêté attention au contenu de l’image à l’origine de l’événement : l’assemblage de dessins et animations réalisés cinq mille jours d’affilée par un faiseur de projets numériques, c’est-à-dire rien d’autre, absolument rien d’autre, que ce que son titre indique, Everydays : The First 5 000 Days. Pourtant, l’évidence est là : répétition et accumulation s’y conjuguent pour figurer le mur sans fin de la prison d’images qui nous tient lieu de seul et unique horizon. On comprend que cela vaille beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent, ne serait-ce que comme preuve de notre inconscience, autrement dit que nous avons intériorisé l’escroquerie, consistant à nous avoir persuadés de reconnaître notre liberté dans la contemplation répétitive de notre enfermement.

Cet avènement de l’art numérique est emblématique : il exhibe purement et simplement le cynisme du système, à travers l’image d’images qui sont autant de témoignages interchangeables de la smart colonization dont nous sommes l’objet. Nous voici amenés à non seulement acquiescer mais aussi applaudir à la réalisation toujours en cours de ce patchwork de moments nuls à laquelle toute vie humaine est désormais appelée à se confondre. Ces 5 000 Days ne sont qu’un échantillon d’une infinie compression d’images sans imagination et dont la qualité première semble être la garantie de n’avoir jamais aucune aura. L’extraordinaire est que cette orchestration de la nullité n’a choqué personne. Au contraire, elle a ébloui. Et le résultat ne s’est pas fait attendre, l’image se prêtant à la spectaculaire entrée en Bourse de l’insignifiance, sous toutes ses formes. N’importe quoi, d’une passe de basket à des tweets plus ou moins remarqués, peut participer de ce nouveau marché, dès lors que le fameux NFTdonne existence à l’inexistence. En réalité, voilà que, pour la première fois, chacun peut expérimenter en live et pour son propre compte le miracle de l’argent, plus époustouflant que celui de la multiplication des pains, en ce qu’il repose sur une totale dématérialisation. Il n’est pas difficile de comprendre qu’il est autrement plus compliqué de produire rien plutôt que quelque chose. C’est incontestablement du grand art. 

« Ces 5 000 Days ne sont qu’un échantillon d’une infinie compression d’images sans imagination et dont la qualité première semble être la garantie de n’avoir jamais aucune aura. »

L’entrée d’une œuvre d’art numérique dans une maison de vente au prix record du troisième tableau le plus cher d’un artiste vivant ne signifie pas seulement le triomphe symbolique des nouvelles technologies numériques, mais avant tout le triomphe d’une nouvelle vague attendue de la capitalisation de l’art, célébré par le sacrifice pur et simple de l’original. Le caractère unique d’une œuvre ne réside plus dans l’original mais dans le caractère unique de la transaction via la blockchain par laquelle elle a été achetée. Se produit alors l’inverse de la thèse de Walter Benjamin, selon laquelle la technologie détruit l’aura de l’œuvre d’art originale qu’elle reproduit. Aujourd’hui, c’est au contraire la technologie qui produit l’original, à savoir cette technologie de la monnaie numérique qui, grâce à la transaction par NFT, peut déclarer et convertir en original n’importe quelle image numérisée. Véritable retournement, au cours duquel l’aura de l’original devient l’aura de l’argent. En fonction de quoi l’ancienne notion d’art fait pâle figure, et c’est à juste titre que le représentant de Christie’s a parlé « d’instant historique », qui l’a rendu « plus qu’honoré et touché de représenter la communauté des arts numériques », dont la dématérialisation « renferme autant de savoir-faire, de nuances et d’intentions que tout ce qui peut être fait sur un canevas physique ». Après les « cinquante nuances de gris » visant à dématérialiser la chose érotique en un catalogue de procédures plus ridicules les unes que les autres, voici les infinies instances du rien dont tout peut être désormais enrichi, au propre comme au figuré.

Incontestable révolution mais qui est aussi un aboutissement. L’innovation du NFT vient en effet couronner ce que le monde numérique avait initié. Plus précisément ce que le lucratif marché des trous (dans les vêtements), de l’absence (de toxiques dans l’alimentation ou la cosmétique) ou de l’usure (à travers un recyclage tous azimuts) n’en finit pas de générer où qu’on se tourne, comme une invisible matière qui structure désormais le paysage, qu’il s’agisse des trous pour vendre ce qu’il y a autour, de l’absence pour renforcer la consommation concernant l’intérieur et l’extérieur du corps ou de l’usure pour tirer profit du trop de déchets. Ce commerce du manque distribue aujourd’hui la denrée la plus précieuse du capital. C’est elle qui constamment assaille les différents espaces où notre liberté pouvait peut-être encore se manifester, espace public, espace privé, espace intérieur, en train de devenir les théâtres de toutes les transmutations programmables du même rien. À commencer par le recyclage de chacun de nous, revu à la baisse, mais en toutes occasions sur le modèle du monsieur qui, dans un restaurant, commande un café sans crème et à qui, cinq minutes plus tard, désolé, le garçon revient annoncer qu’il n’y a plus de crème mais qu’il peut lui servir en revanche un café sans lait.

Cette petite histoire, racontée dans Ninotchka, le fameux film d’Ernst Lubitsch, renvoie aujourd’hui à une réalité aussi sérieuse qu’inquiétante. Nous sollicitant constamment sans que nous en soyons vraiment conscients, ainsi prospère le marché du vide. « Sans gluten », « sans aluminium », « sans arôme »… impossible de dénombrer les produits ainsi « amputés », dans lesquels l’absence des poisons qui en étaient jusqu’alors constitutifs est chèrement facturée. Cette désintoxication célébrée avec grandiloquence se substitue de plus en plus à toute autre publicité. Omniprésents, le Rien, le Trou, l’Absence, le Vide ou le Zéro, sont autant de modalités d’une même promesse : ne nous seraient présentés que des produits sains, éthiques, des produits dont l’élaboration se doit d’être à la fois équitable et responsable pour s’accompagner d’une aura d’idylle socio-économico-idéologique entre un producteur consciencieux et un consommateur conscient. Promesse de nouvelles vertus qui ont, il faut en convenir, un coût élevé que, bien sûr, la majorité de la population ne peut pas payer. Le droit au manque est désormais vendu cher aux classes sociales privilégiées, alors que les idéaux doivent être partagés par l’ensemble de la communauté.

« “ Sans gluten ”, “ sans aluminium ”, “ sans arôme ”… impossible de dénombrer les produits ainsi “ amputés ”, dans lesquels l’absence des poisons est chèrement facturée. »

Force est de constater que, pour ce faire, trois des principaux sponsors de l’Euro 2020 de football ont construit leurs annonces autour du zéro : l’industrie automobile avec la Volkswagen « Way to zero », Coca-Cola avec « zéro sucre » et la bière Heineken avec « zéro alcool ». Nous voilà en chemin pour un avenir dont la voie aura été tracée non en fonction de quelque utopie mais déterminée à partir de zéro. Et d’un zéro dont la quête est devenue une affaire collective, de zéro émission de CO2 à zéro infection par le Covid. Nous voici embrigadés dans le grand projet d’un futur en marche vers un au-delà du zéro ! Gigantesque escroquerie qui joue sur la naïveté de tous ceux qui pensent encore qu’il est possible d’opposer un green deal au screen deal dominant. Ce qui se justifierait, tant qu’on ne voit pas que le « capitalisme vert » puise toute son énergie dans la mise à profit de ce rien. À ce point que la reconnaissance de cette absence semble être aujourd’hui devenue garante de notre légitimité sociale. Et s’il y a quelques années le cinéaste Werner Herzog déclarait que les civilisations qui n’ont pas d’image disparaîtront, on pourrait aujourd’hui s’interroger sur le devenir d’une civilisation qui a créé une image invisible à partir de rien. À plus forte raison quand ce marché omniprésent du vide se déploie sur l’image vide de notre monde d’images : le tracking pixel, moyen de contrôle aussi performant qu’invisible, comme on sait.

« Le remplacement du programme “ surveiller et punir ” par “ surveiller et récompenser ” est hautement significatif. »

Que nous le voulions ou non, le caractère implacable du piège de la visibilité est lié à sa totale transparence. Et, paradoxalement, plus encore depuis qu’à grands frais médiatiques, deux d’entre les hommes les plus riches du monde, Elon Musk et Jeff Bezos, ont montré que la seule sortie possible était celle dont ils ont fait la démonstration : sortie par le haut, s’il en est ; tel est l’argument de vente imparable en même temps que la raison d’être du tourisme spatial réservé à ceux qui sont capables d’en payer le prix exorbitant, avant de devenir les commis voyageurs interplanétaires de toutes les nuisances que nous connaissons, animés bien sûr du désir d’en créer de nouvelles pour leur plus grand profit. N’aurait-elle duré que dix minutes, la démonstration est implacable : l’empire du rien ne connaît ni départ ni exil mais le plus cher aller-retour. Et, sur ce point, la pandémie nous aura enlevé tous les doutes, comme s’en félicitait, dès mars 2020, Eric Schmidt, qui fut président de Google pendant plus d’une dizaine d’années : « Ces mois de quarantaine nous ont permis de faire un bond de dix ans. Internet est devenu vital du jour au lendemain. C’est essentiel pour faire des affaires, pour organiser nos vies et pour les vivre. »

À l’évidence, il ne peut plus être envisagé d’en sortir et le remplacement du programme « surveiller et punir » par « surveiller et récompenser » est hautement significatif de cette situation. Sur les ruines du panopticon où s’élève la « prison sans murs » que nous habitons tous aujourd’hui, plus question d’exclure mais d’inclure. Alors que la Chine récompense l’obéissance de ses citoyens par des points de bonne conduite permettant d’accéder à des prêts sociaux, le géant suédois de la mode H&M récompense ses consommateurs avec des « points Conscious » reçus par quiconque fait le « choix du plus durable ». Cette politique de bons points est un tournant considérable et le plus grand succès de la smart colonization, qui a remplacé la punition par une récompense, afin de renforcer le déni et en même temps nous en rendre complices sinon coupables. L’extraordinaire est que le capital assume tout « naturellement » ce changement de cap, tel un nouveau devoir, pour le moins paradoxal, compte tenu de sa finalité immanente : toujours dans le même but de maximiser les profits, il essaie désormais de définir et de modéliser une responsabilité sociale collective en incitant ses consommateurs à la restriction.

Les mots d’ordre de H&M sont parlants : Let’s change ; Let’s innovate ; Let’s clean up ; Let’s be transparent ; Let’s be conscious ; Let’s be fair ; Let’s be for all ; Let’s take care ; Let’s close the loop. Ce que résume parfaitement le « Buy Less » de la styliste Vivienne Westwood, slogan aussitôt intériorisé par tous les groupes sociaux, profondément convaincus que le luxe d’aujourd’hui participe de manière émancipatrice à la réduction des profits et à l’expansion de la responsabilité sociale et environnementale. Recyclage cynique de l’esthétique du « Less is more » qui vient boucler la boucle, ce mensonge a été entériné sous forme de t-shirt dans un documentaire sur la collection du Kunsthistorisches Museum de Vienne, où la célèbre créatrice de mode se tient devant des œuvres d’art sélectionnées, comme pour renforcer le message qu’il faut acheter moins. En réalité, la combinaison du luxe et de la critique sociale dans l’institution muséale est une alliance esthético-éthique très importante pour accréditer la fable de ces « nouvelles responsabilités » : les peintures sont une toile de fond idéale pour ce faire. Car plus le musée est grand et important, plus il est facile de camoufler la supercherie, à savoir que le capital serait prêt à travailler contre lui-même ! Mais le plus important est la manipulation qui est à l’œuvre pour faire passer l’énormité du mensonge : voilà la consommation adoubée par tout ce qui lui est essentiellement étranger. Voici la consommation promue par ce qui n’a pas de prix.

« Le capital a réussi à devenir le grand falsificateur des métamorphoses que nous attendions de la nature comme de l’art. »

D’ailleurs, tout se passe comme si le discours politique et intellectuel actuel, notamment sur la question de l’écologie, ne devait plus rencontrer aucune opposition, impliquant que nous sommes tous responsables et que nous devons en payer le prix, à partir de la frauduleuse idée d’une responsabilité sociale indissociable de la consommation. D’où la nécessité d’une telle culpabilisation de masse pour faire de la consommation une affaire d’éthique et de l’éthique une affaire de consommation. Sinon pourquoi devrions-nous être responsables d’une quantité considérable de nuisances que nous n’avons pas voulues et dont souvent nous ignorions tout avant qu’un accident n’en révèle l’existence ? Telle est la question qu’il faut empêcher de poser, alors même que la responsabilité en revient à ceux qui en orchestrent la dénonciation à grands bruits philanthropiques, afin d’étendre et de renouveler le champ d’exploitation du capital. À cet égard, troublant est le parallélisme entre l’intérêt grandissant porté à la nature et celui dont la culture paraît bénéficier. Comme si l’une et l’autre étaient pareillement appelées à la rescousse, autant pour assurer l’avenir de la consommation que pour anéantir tout ce qui pourrait encore s’y opposer. Il est remarquable que, dans un cas comme dans l’autre, la culpabilisation joue un rôle considérable, soit comme thème d’une déploration répétitive – on ne compte plus les constats « artistiques » du mauvais état du monde –, soit comme modèle d’une humilité nouvelle par rapport au vivant, en se faisant, par exemple, « follower » de loups ou de pieuvres « philosophes », jusqu’à en induire l’invention d’une éthique en dehors de toute idée de liberté.

Et tel est vraisemblablement le but de la manœuvre aboutissant à une parcellisation de l’éthique pour mieux nous faire oublier quelle luxuriance première se retrouve aussi bien dans la nature qu’à l’origine de l’énergie artistique. Évoquant les inventions du mimétisme animal, Roger Caillois ne remarquait-il pas que « la nature […] n’est pas avare. Tout autant que la survie, elle poursuit le plaisir, le luxe, l’exubérance, le vertige» ? Et n’est-ce pas à la même source de vie que l’extrême diversité des cultures populaires a traditionnellement trouvé ses harmonies, à travers habitat, objets et costumes…, faisant sens entre eux comme avec ce qui les entourait, pour ainsi constituer de fascinants remparts contre la laideur ? Précisément ce que semble occulter cette époustouflante parcellisation de l’éthique qui règne sur Internet et qui n’est pas sans rappeler celle qu’Élisée Reclus, géographe anarchiste, voyait dès 1886 à l’origine de toute marchandisation, à commencer par celle du paysage : « Chaque curiosité naturelle, le rocher, la grotte, la cascade, la fente d’un glacier, tout, jusqu’au bruit de l’écho, peut devenir propriété particulière », de sorte que, très vite, « les paysages sont découpés en carrés».

N’est-ce pas ce à quoi nous assistons aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’art ou de la nature, auxquels on se réfère comme à des magasins de conduites susceptibles de satisfaire tous les goûts, c’est-à-dire de répondre à tous les degrés de culpabilisation, renouvelant et élargissant ainsi le champ de la consommation ? Exactement le contraire de ce qu’à la fin du XIXe siècle, Élisée Reclus puis William Morris, parmi les tout premiers à penser l’environnement, attendaient de la nature, l’un et l’autre persuadés qu’« il n’existe rien de ce qui participe à notre environnement qui ne soit beau ou laid, qui ne nous ennoblisse ou ne nous avilisse». Car l’un et l’autre ont la certitude qu’« une harmonie secrète s’établit entre la Terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du langage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort». Cela revient à établir, pour la première fois, ce qui relie laideur, prédation et servitude, et, par là-même, à déterminer en miroir ce qui relie beauté, imagination et liberté.

« Pourquoi devrions-nous être responsables d’une quantité considérable de nuisances que nous n’avons pas voulues et dont souvent nous ignorions tout ? »

Précisément, c’est ce qu’ignore cruellement l’actuelle promotion culpabilisante de la nature, se développant d’ailleurs sur le modèle de ce qui nous a été inculqué, depuis deux décennies, à travers l’art contemporain. Qui aurait encore le mauvais goût ou la naïveté d’en attendre beauté et liberté ? Inutile de chercher à y trouver quelque plaisir. Nous n’avons pas plus à en attendre que des « panic rooms », fausse sortie ou pièce-prison que proposait dans les années 1990 l’architecture des riches pour y survivre en cas de catastrophe. Semblable aux « collections capsules » dans le prêt-à-porter, c’est justement ce que nous apporte la nouvelle exposition de Damien Hirst à la Fondation Cartier, avec ses gigantesques « Cerisiers en fleurs », réalisés pendant le confinement, et dont l’artiste dit : « Ces peintures vous sautent au visage en raison de leur taille et leurs couleurs puissantes. Le soleil crée sur les fleurs comme une émeute de couleurs, on n’a pas le temps de réfléchir avant que ça surgisse, j’ai voulu saisir ça. Si on voit des reproductions de ces toiles, on peut dire qu’elles ressemblent à des images pour décorer les boîtes de chocolats, mais lorsqu’on leur fait face, c’est différent : elles prennent les sens en assaut. »

Le fait est que la floraison de ces monstrueuses « boîtes de chocolats » a le mérite de figurer dans quel rapport-piège à la nature comme à l’art nous voilà pris. Venant de celui que ses animaux découpés en tranches dans le formol avaient rendu célèbre, cette prise d’assaut de nos sens par les fleurs constitue incontestablement un répondant au « capitalisme de surveillance » qui, au lieu de « surveiller et punir », trouve son intérêt à « surveiller et récompenser ». D’autant que Damien Hirst, toujours en prise directe sur les orientations du capital, dévoile son nouveau projet ainsi : « projet de non­-fungibletokens intitulé The Currency (la devise), pour lequel j’ai réalisé dix mille petites peintures numériques sur papier, que j’ai numérisées. Chaque acquéreur aura le choix entre garder la version NFT ou l’échanger pour sa version tangible. Il faudra ou bien détruire son NFT ou détruire la peinture… ce qui fera varier la valeur des œuvres. » La nouveauté de cet asservissement à la carte éclaire sur celle d’une production éthique en dehors de toute notion de liberté, comme c’est le cas de la « cancel culture » qui semble définir sa loi morale en bon élève du capitalisme philanthropique et socialement responsable. En douterait-on, que les commentaires de l’un des premiers visiteurs conviés à découvrir l’accrochage de la Bourse de commerce – Pinault Collection, « le conseiller des politiques et des patrons », Alain Minc, tiennent de la révélation : « C’est un manifeste politique ! Une expo d’anarchistes avec des Noirs, des marginaux qui disent qu’être capitaliste c’est être sensible aux transformations du monde. » À plus forte raison, quand il nous est précisé que « ses intentions percées à jour par son conseiller, le milliardaire était aux anges ».

La voilà, la nouvelle clé de notre prison : s’efforçant d’en passer pour le spectateur attentif et « sensible », le capital a réussi à devenir le grand falsificateur des métamorphoses que nous attendions de la nature comme de l’art. D’autant que pour continuer à régner sans partage en nous trompant, il lui incombe d’orchestrer de plus en plus de ces « transformations » et de façon de plus en plus spectaculaire. Faut-il préciser que nous voilà aux antipodes de Rimbaud, découvrant que « Je est un autre », pour offrir à chacun la souveraineté de tous les royaumes du singulier ? Qui plus est, au moment où il annonce, avec un siècle et demi d’avance, « l’horreur économique », « la vision des nombres » et tout l’intolérable que deux ans plus tôt la Commune de Paris n’a pas réussi à vaincre. Conscient ou non, il le sait tragiquement. Et c’est peut-être pourquoi, jamais encore, l’improbable beauté de l’éclair n’était apparue aussi indissociable de la révolte qui la fait naître.

« S’efforçant d’en passer pour le spectateur attentif et « sensible », le capital a réussi à devenir le grand falsificateur des métamorphoses »

Aussi est-il d’autant plus remarquable qu’à peu près au même moment Élisée Reclus et William Morris vont trouver dans la même polarité la dimension collective de leurs combats, précisément quand il est évident pour celui-ci que « le processus qui nous a dépouillés de tout art populaire, en tuant l’instinct de beauté, nous prive également de la seule compensation possible, gommant sûrement, mais pas lentement du tout, toute beauté sur la surface de la Terre». Comment ne pas déplorer que, jusqu’à aujourd’hui encore, ceux qui veulent transformer le monde n’ont même pas envisagé comment la nature, à travers les éblouissantes métamorphoses dont elle est la source, répond à nos rêves les plus profonds ? À l’exception de certains poètes, seuls l’ont compris les quelques utopistes qui, de Charles Fourier à William Morris, ont misé sur la diversité de nos passions. Fourier n’a-t-il pas insisté dans sa « théorie de l’attraction passionnée » sur le fait que « les hommes n’ont pas d’instincts fixes comme les animaux, mais des facultés illimitées se développant de siècle en siècle », non sans rappeler à quel point « la beauté est un levier puissant dans un ordre où tout marche par Attraction » ?

C’est qu’il y va de cette beauté libre, dont Stendhal semble avoir approché le secret, en remarquant qu’« il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur». Et il se pourrait bien que ce soit à cette beauté infiniment multiple et, du même coup, partageable, que renvoie l’invention par la Commune de Paris de la notion de « luxe communal », qui joue sans doute secrètement dans la fascination que continue d’exercer cet événement historique. Aussi, comment ne pas prêter attention à ceux qui mirent tout en œuvre pour prolonger leurs rêves à longue portée, tels William Morris ou Élisée Reclus, en ce qu’ils se seront référés l’un et l’autre à la « libre nature » et à ses métamorphoses infinies, pour voir la laideur dans ce qui en nie jusqu’à la possibilité, alors que la beauté apparaît d’abord pour eux comme espace de dégagement, tel le « rêve non réalisé mais non irréalisable»dont parlait le jeune anarchiste Joseph Déjacque ? Il est grand temps de s’en souvenir : impossible à définir, la beauté surgit toujours comme une forme inespérée de la liberté.

Soutenez Socialter

Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !

S'abonnerFaire un don