Lecture et éducation populaire

L’arpentage : l’éducation populaire qui déchire

Né dans les cercles ouvriers de la fin du XIXe siècle, réhabilité dans le cadre de l’éducation populaire avant de se frayer un chemin dans les milieux autogérés, l’arpentage permet de parcourir à grands pas les ouvrages qu’on craint d’aborder seul.

Dans la cour bétonnée de la Parole Errante, entre un présentoir de fanzines, une tireuse à bière et d’énormes miches de pain vendues à prix libre, une jeune femme dépiaute méthodiquement un livre au cutter et en distribue les morceaux à celles et ceux qui s’installent. Passées les premières secondes qui plongent ce lieu autogéré montreuillois dans un silence inquiet, la cheffe d’orchestre du jour explique le protocole. Chacun disposera d’un temps donné pour parcourir le chapitre qu’il s’est vu attribuer, puis préparera une brève synthèse avant de partager ses réflexions lors d’un tour de table.

Article issu de notre numéro « Êtes-vous éco-anxieux ? », disponible en librairie et sur notre boutique.


Étrange réminiscence de salle de classe dans le décor d’un squat où errent des chiens sans maître ; certains pouffent discrètement tandis que d’autres ajustent leurs lunettes avant de plonger dans leur petit bout de livre. Très vite, les lettres imprimées s’effacent pour laisser place aux questions qu’elles soulèvent dans l’assemblée ; les pages se recollent dans le désordre des vécus qui se font écho. Alors que les balances du concert prévu après cette séance d’arpentage enjoignent de défaire le cercle, la conversation peine à s’éteindre entre ces inconnus qui ont désormais un livre en commun.

Et un blasphème. Car il a fallu déchirer pour lire. Enfants, avant même d’en saisir le contenu, nous apprenons à ne laisser aucune trace de notre passage sur le sacro-saint ouvrage, quel qu’il soit. L’arpentage, lui, est un punk de la lecture. Mais loin d’être un geste purement provocateur, le rituel de désacralisation de la lecture a une portée politique. « C’est un moment symboliquement fort. On explique ensuite que ce n’est pas grave de ne pas tout comprendre, de ne pas prendre la parole si on ne le sent pas, de dessiner des dinosaures dans la marge »,détaille Marylou, membre de la bibliothèque anarchiste et féministe autogérée de Nancy, Nanara. « L’outil a beau être fabuleux, ça peut être impressionnant, alors que le but est de se sentir moins petits face au livre, puisqu’on s’y attaque ensemble. » 

Se réapproprier les outils 

C’est aux cercles ouvriers du XIXe siècle que l’on doit cette pratique de lecture collective. On arpentera plus tard dans le maquis du Vercors, notamment sous l’impulsion du sociologue Joffre Dumazedier (1915-2002) et de l’historien Benigno Cacérès (1916-1991), figures de l’éducation populaire. Tous deux placent la lecture au cœur de leurs luttes et promeuvent l’arpentage comme entraînement mental pour muscler la synthèse, l’argumentation et l’écoute. Et si certains pans de leur pensée nous paraissent aujourd’hui désuets, si l’éducation populaire a pu être vidée de sa substance à force d’institutionnalisation, on arpente pourtant toujours : dans les zones à défendre (ZAD), les squats, les centres socioculturels, les salles de classe d’instits rebelles. Pour Nicolas Da Silva, salarié de l’association Ressources Alternatives qui a organisé plus d’une trentaine de séances en région parisienne, l’éducation populaire est loin d’avoir perdu sa dimension politique. « Les transmissions de connaissances dans les cercles de parole féministes ou entre militants avant les manifs, c’est déjà de l’éducation populaire, assure-t-il. Il y a différentes manières de faire circuler la parole et les savoirs pour qu’ils ne soient pas monopolisés… L’arpentage en est une. »

« Il ne s’agit pas de travailler à une homogénéité politique mais plutôt “de composer une culture commune”. Et l’arpentage permet justement de se confronter à l’altérité. » 

Les arpenteurs permettent d’extraire la réflexion théorique des microcosmes universitaires. « Ça ne supplée évidemment pas les actions directes, mais, comme quand on construit une maison lors d’un chantier collectif, on se réapproprie les outils », compare Marylou. Car il y a des livres qui font peur. Trop gros, trop savants, trop importants pour qu’on ose les ouvrir. Même lorsqu’ils traitent de sujets qui motivent nos luttes. À Pôle Sud, un centre socioculturel situé à Lausanne, Clémence Demay et son équipe ont expérimenté un premier cycle d’arpentagelié à des enjeux qui leur sont chers : « Elsa Dorlin pour le rapport à la violence, Corinne Morel Darleux sur la complémentarité entre manières de militer et Frédéric Lordon pour penser le dépassement du capitalisme,énumère-t-elle. On a pensé ces sessions dans un moment où on se sentait un peu bloqués, pour nous redonner de l’élan. » 

Certes, la lecture peut être un refuge à soi, qu’on garde jalousement. Mais ceux qui arpentent ne tarissent pas d’éloges envers ce que lire fait au collectif et ce que le collectif fait au livre. « Avant, le syndicat était un lieu de compréhension critique du monde, mais ces espaces se sont beaucoup amoindris. Toute la pensée a tendance à se faire de manière solitaire. Or en cumulant des informations dans son coin, on se sent parfois écrasé. Alors qu’à plusieurs, ça donne envie de construire du commun, de faire de la politique au sens noble », s’enthousiasme Nicolas Da Silva. Arpenter décloisonne l’acquisition du savoir, pensée comme individuelle et préalable dans nombre d’organisations politiques qui laissent d’ailleurs « peu de place au dialogue apaisé ». Pour autant, il ne s’agit pas de travailler à une homogénéité politique mais plutôt « de composer une culture commune »,précise Marylou. Et l’arpentage permet justement de se confronter à l’altérité : « Face à un élément théorique, je veux comprendre le point de vue situé de personnes qui ont des conditions de vie autres », ajoute la militante.

Le livre comme prétexte 

Ce qui marque les esprits n’est pas tant l’ouvrage, pilier d’un échange dont il devient prétexte, mais les témoignages qui donnent corps au texte. « En lisant Le racisme est un problème de Blancs, une participante a dit découvrir lors de la séance qu’elle n’était, elle-même, pas blanche. Avec le groupe présent ce soir-là, ils ont continué à arpenter des textes autour du décolonialisme, de l’antiracisme. Il y a des déclics qui viennent de l’interaction entre histoires »,pointe Nicolas Da Silva. Si les connaissances théoriques préalables de certains peuvent servir de levier de compréhension, les expériences partagées par d’autres sont tout aussi précieuses. « Il y a un projet émancipateur dans la mise en mots de vécus. Et les autres découvrent comment s’incarnent les concepts par le biais de ceux qui leur donnent corps »,analyse la chercheuse Clémence Demay. Au fil des théories arpentées en commun, les vécus prennent une teneur consciemment politique. Les penseurs structurent les débats, permettent une mise à distance, mais au fond, c’est d’expérience personnelle dont on parle. « On lutte contre l’individualisation et la psychologisation d’enjeux systémiques », résume Nicolas. 

Mais cet espace n’est pas seulement motivé par la construction de savoirs communs : l’émancipation passe aussi par le fait de développer la parole de tous, la mise en mots, le sentiment d’être légitime dans l’expression de ses opinions, et vient rééquilibrer les rapports de domination au sein d’autres espaces politiques. « On a beau prôner l’horizontalité et l’autogestion, on voit bien lors des AG que ceux qui arrivent le mieux à s’exprimer possèdent un pouvoir symbolique par leur capacité à mettre en mots, observe Marylou. L’arpentage est un cercle de confiance pour se sentir légitime à prendre la parole. » Un travail parfois compliqué, une épreuve pour beaucoup : malgré la volonté sincère de ceux qui se lancent, la lecture porte en elle le stigmate d’années d’injonctions scolaires. « Si l’arpentage n’est pas inclusif, il perd tout intérêt », conclut Marylou

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