Nutella, smartphones, baskets de marque, cigarettes, jeux d’argent, écrans plats : pourquoi reproche-t-on aux pauvres certains modes de consommation ?
Nous vivons avec une certaine représentation de ce que serait la bonne manière de consommer. Celle-ci correspond généralement à la « pyramide des besoins » théorisée par Abraham Maslow : à la base, on y trouve les besoins physiologiques, comme se nourrir ou se loger, puis des besoins psychologiques, jugés plus secondaires, comme le fait de communiquer, et enfin des besoins liés à l’épanouissement personnel, comme se divertir. On se représente les choses comme si la bonne manière de consommer était déterminée objectivement par cette pyramide, alors que c’est faux. Personne ne consomme suivant cette logique hiérarchique. Les individus doivent satisfaire prioritairement certains besoins psychologiques et sociaux, sinon il leur est impossible de vivre. Et chacun d’entre nous a besoin de se voir reconnaître une certaine valeur dans le regard des autres, ce qui peut rendre essentiel le divertissement ou l’achat d’un smartphone. Ces biens permettent de participer à la société, d’établir un lien avec les autres et, surtout, de supporter la pauvreté, puisque celle-ci est vécue par les pauvres comme une injustice. Il est logique que ces derniers ne s’imposent pas un ascétisme qui, outre le fait de leur rendre la vie infernale, ne leur permettra même pas de sortir de la pauvreté. Prenons un chômeur de 55 ans sans qualifications : on peut lui dire d’arrêter de fumer, mais quel est l’intérêt de lui dire si, de toute façon, il ne se voit pas vivre plus longtemps sans ce petit plaisir ? Globalement, on a une très mauvaise représentation de la pauvreté – laquelle est basée sur l’idée que les pauvres méritent leur condition et que nous pouvons, nous, nous accorder le droit de consommer des choses futiles.
Vous affirmez dans votre livre que « le bon pauvre n’existe pas ». Que voulez-vous dire ?
Les représentations que j’évoque précédemment, qu’elles soient d’origine politique, journalistique ou autres, créent un archétype du « bon pauvre ». Ce « bon pauvre » doit à la fois être suffisamment pauvre pour se voir accorder une aide, mais aussi suffisamment propre sur lui pour montrer qu’il est disposé à faire des efforts, afin qu’on lui accorde cette aide. Cette double contrainte contradictoire a été pleinement intégrée par les SDF qui font la manche dans le métro, comme l’a montré Dominique Memmi. Cette sociologue distingue les deux stratégies « d’affichage corporel » des SDF : soit apparaître le plus miséreux possible, soit le moins possible. Mais dans les deux cas, les passagers du métro pourront toujours trouver une raison de ne pas leur donner d’argent en estimant que le SDF ne correspond pas à l’une ou l’autre des représentations du « bon pauvre ». En réalité, ce bon pauvre n’existe pas, c’est une construction qu’on ne croisera jamais dans la rue.
D’ailleurs, c’est quoi un « pauvre », selon vous ?
Définir ce qu’est un pauvre est un exercice périlleux, et affirmer qu’il n’y a qu’une seule définition me semble contre-productif. La définition que je retiens n’est pas seulement statistique : je ne dis pas « un pauvre est quelqu’un qui gagne moins d’une certaine somme ». Cette définition est utile pour mesurer la pauvreté mais certainement pas pour la comprendre. En plus d’une situation monétaire de privation, je considère la pauvreté comme une position sociale particulière, comme l’a fait le sociologue allemand Georg Simmel bien avant moi. En effet, si l’on ne prend en compte que les revenus, on peut considérer comme « pauvres » certaines catégories de population, comme des intermittents, des auteurs ou des travailleurs de la mode, qui gagnent peu d’argent mais ne vivent pas, contrairement à d’autres, avec le stigmate du statut de « pauvre », lié au fait de se sentir dépendant de l’aide de la collectivité. Cette situation de dépendance est constitutive de la pauvreté et est reconnue par de nombreuses définitions. Bien sûr, cela n’empêche pas que la pauvreté soit aussi une condition matérielle particulière : on doit établir son budget à une dizaine d’euros près, ce qui implique des décisions économiques particulières.
Vous tenez justement à montrer que les décisions économiques des pauvres sont plus rationnelles qu’ellesne le paraissent aux yeux de certains.
Les pauvres sont renvoyés à l’image de mauvais gestionnaires, ce qui permet d’affirmer qu’ils méritent leur situation. S’ils économisaient et ne faisaient aucun achat pour se faire plaisir, ils sortiraient de la pauvreté, peut-on entendre. C’est faux. Si l’on considère les 10 % de Français les plus pauvres et qu’on retire de leur budget les dépenses contraintes (loyer, nourriture, forfait téléphonique, etc.), il ne leur reste en moyenne que 80 euros à la fin du mois. Si cette somme était épargnée pendant toute une année, elle permettrait peut-être de payer un mois de loyer, mais certainement pas de sortir de la pauvreté. Ce n’est donc pas rationnel, pour un pauvre, de se priver toute une année pour un gain aussi faible. Il est tout aussi rationnel de vouloir faire plaisir à ses enfants afin de les protéger de la pauvreté et du stigmate qui en est la conséquence, par exemple en leur achetant du Nutella en promotion [en janvier 2018, une campagne de promotion lancée par l’enseigne Intermarché sur la célèbre pâte à tartiner déclenche des foires d’empoigne dans certains magasins, scènes qui feront le tour des réseaux sociaux et des médias, ndlr] ou des vêtements de marque pour qu’ils ne soient pas considérés comme des « enfants de pauvres ». Les pauvres tentent ainsi de se conformer à une norme partagée par toute la société : protéger ses enfants. À partir de ce constat, on peut donc déplacer le problème : au lieu de reprocher aux pauvres d’acheter des vêtements de marque à leurs enfants, ne faudrait-il pas se demander pourquoi les enfants qui n’en ont pas sont stigmatisés ?
Cette culpabilisation liée à la consommation cible aussi certains riches qu’on est venu à considérer comme des « pauvres qui ont de l’argent », dites-vous. Pourquoi ?
J’écris cela notamment à propos des footballeurs à qui l’on reproche certaines dépenses ostentatoires. C’est par exemple arrivé à Franck Ribéry lorsqu’il a partagé en 2019 sur son compte Instagram la photo d’un steak recouvert d’or, acheté à Dubaï pour 1 200 euros. Ce cas illustre le fait que les footballeurs ne sont pas vus pleinement comme des riches car ils n’ont pas les « bons » comportements de consommation qu’on associe à notre représentation de la richesse. Mais on peut aussi avoir tendance à excuser ces achats ostentatoires des pauvres par une forme de misérabilisme qui les essentialise : « ils sont victimes de la publicité et de la société de consommation ». Ou, à l’opposé, on peut aussi avoir une position populiste consistant à affirmer que la sobriété ou la débrouillardise des pauvres font partie d’une culture supérieure ou d’une « sagesse populaire ». Ces deux positions, qui partent de bonnes intentions, ont été identifiées par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron dans Le Savant et le Populaire (Gallimard/Le Seuil, 1989). Mais dans les deux cas, qu’on dise que les pauvres gèrent par essence mieux ou moins bien leur argent, on manque une partie de la réalité, car les pauvres gèrent leur argent comme tout le monde. C’est juste qu’ils en ont moins. Individuellement, on trouvera toujours des exemples de bonne ou de mauvaise gestion chez les pauvres comme chez les riches, mais il faut accepter l’idée que les pauvres n’agissent pas différemment de toute personne placée en situation de privation matérielle. C’est pourquoi toute politique visant à contrôler uniquement les dépenses des pauvres est vouée à l’échec.
Vous écrivez même que ces politiques d’assistance sociale n’ont pas pour but de sortir les pauvres de la pauvreté, mais simplement de perpétuer la hiérarchie de la société.
Ces politiques sociales sont pensées comme des dons ayant pour but d’aider les pauvres, mais uniquement pour certaines raisons et à certaines conditions. Leur objectif n’est pas de sortir les pauvres de leur précarité mais de les rendre disponibles pour le marché du travail. Le débat public se préoccupe moins de savoir si ces politiques améliorent concrètement leurs conditions de vie que de savoir s’ils sont incités à travailler. En somme, c’est moins la pauvreté qui est perçue comme un problème que les pauvres eux-mêmes. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas voix au chapitre pour décider des politiques de lutte contre la pauvreté. Ainsi, l’aide sociale représente une sorte de prêt qui doit être rendu à la collectivité, comme le montre le débat sur l’utilisation de l’allocation de rentrée scolaire qui revient chaque année [en août 2020, un député Les Républicains a déposé un projet de loi pour contrôler que l’allocation de rentrée était bien utilisée par les bénéficiaires pour acheter des fournitures scolaires, ndlr]. Pourtant, aucune étude, aucun rapport, aucune mesure n’a jamais pointé de problème spécifique sur l’utilisation de cette allocation. En bref, il s’agit de dire aux pauvres : « c’est notre argent ». Simmel avait déjà bien identifié cet enjeu de pouvoir dans les politiques de lutte contre la pauvreté, quand il affirmait que le niveau de l’aide sociale est plafonné à celui qui permet la reproduction de la société et de ses inégalités. C’est pour cette raison que les propositions de revenu universel, défendu par Benoît Hamon en 2017, ou de « salaire à vie », prôné par Bernard Friot, se voient opposer l’argument classique : « si l’on donne cet argent sans contrepartie aux pauvres, ils vont être conduits à l’oisiveté ». Étonnamment, cet argument conduit surtout à ne pas vouloir donner d’argent pour régler la pauvreté.
Que disent les études sur ce que font les pauvres d’un revenu universel versé sans condition ?
Les études aboutissent à la conclusion que la meilleure tactique pour lutter contre la pauvreté est simplement de donner de l’argent aux gens, en liquide, sans contrainte sur son utilisation. Cet argent améliore directement la qualité de vie de ceux qui le reçoivent, en leur permettant de stabiliser leur situation et d’opérer d’autres choix de consommation, moins guidés par l’urgence. Ce résultat a été mesuré à plusieurs reprises dans des pays en développement, par exemple par l’économiste Esther Duflo, mais aussi dans des pays développés, comme le Canada. Ces expériences montrent qu’en donnant de l’argent aux pauvres sans condition, on leur donne aussi du pouvoir.
Donner ce pouvoir aux pauvres revient-il à remettre en question la logique même du capitalisme ?
Pour répondre, demandons-nous s’il est possible de supprimer la pauvreté dans un pays comme la France. La réponse est oui. Il y a suffisamment de richesse. Mais le vrai problème est politique : conserver la pauvreté, c’est préserver la possibilité de l’exploitation, car la pauvreté constitue une menace qui pèse sur la tête de chacun et entraîne par conséquent une masse de personnes vers des emplois faiblement rémunérés. « Qui va ramasser les poubelles si, demain, un revenu universel est instauré en France ? », peut-on se demander. On voit tout de suite que, pour trouver des éboueurs, il sera nécessaire de mieux les payer et de mieux les considérer. Supprimer réellement la pauvreté change donc profondément les rapports sociaux. J’ai évoqué les éboueurs, mais le problème est le même pour les livreurs à vélo, ceux d’Amazon, ou les micro-travailleurs du clic qui nourrissent les intelligences artificielles, comme l’a décrit le sociologue Antonio Casilli. Pour régler le problème de la pauvreté, arrêtons de culpabiliser les pauvres.
Agrégé de sciences sociales, Denis Colombi enseigne les sciences économiques et sociales au lycée depuis 2007. La même année, il ouvre un blog intitulé « Une heure de peine… » qu’il anime encore aujourd’hui. En 2016, il soutient une thèse de doctorat en sociologie ayant pour thème « Les usages de la mondialisation. Mobilité internationale et marchés du travail en France ». Il publie en janvier 2020 Où va l’argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques, aux éditions Payot.
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