L’art au service de la société technicienne
L’Empire du non-sens. L’art et la société technicienne, Jacques Ellul, L’échappée, 21 janvier 2021, 288 pages, 20 €.
L’Empire du non-sens. L’art et la société technicienne, Jacques Ellul, L’échappée, 21 janvier 2021, 288 pages, 20 €.
Dans une société colonisée par la marchandise et le numérique, seul l’art semble en mesure de rester toujours libre et authentique... Mais non, même pas, nous dit feu Jacques Ellul dans son ouvrage L’Empire du non-sens. L’art et la société technicienne, paru en 1980 et réédité aux éditions L’échappée. L’art moderne est en réalité pleinement ancré dans ce monde. Pire : il en est l’une des pierres angulaires. Ellul, qui s’est avant tout fait connaître pour sa critique systémique des technologies, n’est pas critique d’art. Un écart qui, comme l’indique le journaliste Mikaël Faujour qui signe la préface, lui permet de faire preuve d’une radicalité rare, jusqu’à déboulonner les plus grandes idoles de l’histoire de l’art (le compositeur Stockhausen, le peintre Picasso et le directeur de théâtre Benedetto en font les frais). Pas question ici d’analyser l’art à travers le temps et les sociétés : Ellul entend expliquer l’art moderne par son rapport au système technicien, mettre à jour cette relation qui « éclaire la réalité de tout l’art moderne », de la peinture à la musique en passant par le théâtre.
Pour Ellul, deux courants majeurs s’opposent mais communient« dans la même dépendance à l’égard du système technicien ». D’un côté, un courant qui cherche à exprimer un message porteur de sens dans une société qui n’en a plus : c’est l’art idéologique qui, par le divertissement ou les happenings contestataires, sert tantôt à compenser tantôt à voiler une société devenue insoutenable. De l’autre, un art refusant l’idée même de message : caractérisé par le formalisme et la théorie, il est généralement abstrait et absurde – et totalement intégré au système technicien. Il se justifie par le jeu, mais un « jeu de savant », incompréhensible pour le commun des mortels. Cet art hermétique est directement conforme à la technique, dont il emprunte les méthodes. Bien qu’il se veuille démocratique, il ne s’intéresse en réalité qu’à la nouveauté, quitte à « éduquer » le peuple lorsque celui-ci le rejette. Avant les querelles sur l’art contemporain et les multiples livres consacrés à la question, Jacques Ellul montrait déjà ici les impasses d’un art qui n’a ni queue ni tête, refusant la beauté, dénigrant toute recherche symbolique et démontrant par là son asservissement aux impératifs de froideur rationnelle et d’efficacité de la technique. L’art moderne se veut donc, tour à tour, subversif mais subventionné, provocateur mais conformiste ; il s’appuie sur une batterie de discours et de théories au moment même où il prône l’absence de cohérence et la négation du langage. C’est que l’art moderne est un art « déchiré », une juxtaposition de contraires permise par – et aidant – la société technicienne.
Si l’art moderne reflète et participe pleinement de la technique, quelle solution reste-t-il ? L’espérance, répond Ellul. Cette espérance dont Bernanos disait qu’elle n’est rien d’autre que le désespoir surmonté. Ainsi, face à cet « empire du non-sens », l’art peut encore avoir un sens. Mais encore faut-il qu’il assume cette charge fondamentale : « Il doit être le lieu d’une reprise de sens (et non pas d’une affirmation de non-sens) contre le non-sens, et de ce fait le lieu d’une rupture, d’une récusation, d’une mise en accusation effective du système technicien. » Son inventivité doit se déployer dans les valeurs, l’éthique et le sens, et ainsi « animer notre courage pour que l’homme se dresse en face de l’asservissement de ce progrès et de ce bonheur consommatoire ». Un appel on ne peut plus d’actualité tandis que, à la faveur des divers confinements, nous n’avons jamais été aussi dépendants des technologies qui nous environnent.
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