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Au Parlement européen, les lobbys veulent affaiblir le "principe de précaution"

Après cinq ans de lobbying, des industriels des secteurs de la pétrochimie et de la pharmaceutique ont réussi à faire entrer dans le texte du programme-cadre de l'Union européenne sur la recherche et l'innovation un "principe d'innovation" qui pourrait fortement affaiblir le "principe de précaution". Explications.

Mercredi 12 décembre, le Parlement Européen devait se prononcer en séance plénière sur son futur programme consacré à la recherche et l’innovation, baptisé « Horizon Europe ». Il s’agit d’un plan sur la période 2021-2027 pour développer l’initiative scientifique européenne. 100 milliards d’euros de budget (soit 50% de dépenses en plus que le précédent programme « Horizon 2020 »), devraient être alloués à ce programme. En préambule du texte qui établit le programme « Horizon Europe » s’est glissé la référence à un « principe d’innovation ». A priori inoffensive, cette simple référence pourrait s’avérer lourde de conséquences, notamment en ce qu’elle pourrait – si elle obtient un statut légal – affaiblir le « principe de précaution » et profiter aux industries soumises à un certain nombre de régulations européennes.

Les lobbys contre l’« aversion au risque »


Le « principe d’innovation » est en réalité le fruit d’une intense campagne de lobbying portée depuis plus de cinq ans par l’agence European Risk Forum, qui regroupe des représentants de l’industrie chimique (Bayer/Monsanto, Dow), des énergies fossiles (Chevron) ou encore du tabac (British American Tobacco, Philip Morris, qui ont subitement quitté le groupe en février). S’il était adopté, ce principe obligerait les institutions européennes « à pleinement évaluer et traiter, à chaque fois qu’[elles] examinent des propositions politiques ou réglementaires, l’impact sur l’innovation », expliquent-ils dans leur étude « Favoriser l’innovation ».


© Corporate Europe Observatory

Dans un contexte où la concurrence des géants américains et chinois en termes de recherche et d’innovation est toujours plus rude, l’European Risk Forum dénonce une « aversion au risque », bien européenne, qui freinerait le développement de certains secteurs à l’image des nanotechnologies ou de la biotechnologie. En somme, l’Europe, sous prétexte de faire la part belle à la précaution, se priverait d’après eux de prendre la place qui lui revient dans la compétition technologique.

Le « principe de précaution », un outil pour protéger la santé et l’environnement


Le principal frein désigné pour ces entreprises, c’est évidemment le « principe de précaution ». Ce dernier est mentionné dans l’article 191 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, mais il n’en est donné aucune définition. C’est dans la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne qu’on en trouve la formulation : «
[…] Lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, des mesures de protection peuvent être prises sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées. »

Ce principe s’applique non seulement à l’environnement mais aussi à la « protection de la santé des personnes » (incluant donc les questions de médecine, de production alimentaire, de protection sanitaire, etc.). Il peut donner lieu à une simple régulation ou aller jusqu’à l’interdiction totale de certains produits.

Il a été mobilisé notamment dans le cadre de l’élaboration du programme REACH, un règlement européen (règlement n°1907/2006) entré en vigueur en 2007 pour sécuriser la fabrication et l’utilisation des substances chimiques dans l’industrie européenne. Ou encore dans le cadre de l’interdiction de certains néonicotinoïdes, à l’image de Gaucho, (d’abord interdit provisoirement puis prolongé et étendu à d’autres néonicotinoÏdes) jugés nocifs pour les populations d’abeilles domestiques. Plus récemment, en juin 2018, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a reconnu aux “nouveaux OGM” produits par mutagénèse le statut d’OGM.




Les lobbys en croisade contre les réglementations


Le principe de précaution est donc mobilisé lorsque des études scientifiques font état d’un danger potentiel pour l’environnement ou la santé humaine lié à des substances ou des pratiques. Or,
d’après l’ONG Corporate Europe Observatory, qui étudie la manière dont les lobbys influencent la construction des lois européennes, ce sont justement les réglementations environnementales et sanitaires qui sont visées par l’introduction du principe d’innovation.

Les documents obtenus grâce au devoir de transparence des élus (notamment des rapports sur les réunions qui se sont tenues entre des commissaires européens et des groupes d’intérêt), montrent en effet, pour l’ONG, que l’ambition réelle des industriels est « d’affaiblir les régulations sur l’usage des produits chimiques ainsi que les règles sur les nouveaux aliments, les nano-matériaux, les pharmaceutiques, les dispositifs médicaux et les biotechonologies. »

Un texte encore en débat


Pour Michèle Rivasi, députée européenne Europe Ecologie Les Verts, «
le principe d’innovation est une façon pour les industriels de s’introduire dans les textes de façon à ce que l’innovation technologique soit étudiée sous le prisme de l’impact économique, de la création d’emploi, etc. » Selon elle, l’introduction de cette référence au principe d’innovation risque d’affaiblir le principe de précaution puisque « c’est en fonction des études sanitaires qu’on peut utiliser le principe de précaution. Avec le principe d’innovation, ce sont les études d’impact économique qui vont guider les décisions ». Or là où les études d’impact économique ne manquent pas pour appuyer le déploiement des initiatives, il est bien plus difficile d’obtenir des études d’impacts sanitaires sur les nanoparticules dans les vaccins ou les ondes 5G, par exemple.



Michèle Rivasi, députée européenne EELV

Pour contrer ce risque, son groupe politique avait déposé des amendements pour faire retirer les mentions faisant référence au principe d’innovation du texte d’ « Horizon Europe ». Les amendements n’ont toutefois pas été approuvés et la mention au principe d’innovation apparaîtra donc dans le texte du Parlement Européen – mais aucune référence n’y est faite dans l’approche générale du Conseil de l’Union européenne. « Il y aura donc très certainement une discussion sur le principe d’innovation en trilogue (c’est-à-dire que le Conseil de l’Union européenne, le Parlement européen et la Commission européenne devront trouver un compromis sur la référence ou non au principe d’innovation dans le projet de loi final, ndlr) », précise la députée.

Quand l’impact économique concurrence les risques sanitaires


Aujourd’hui menacé, le principe de précaution a pourtant constitué une pierre angulaire de la protection juridique des citoyens face aux risques que peut générer le développement des sciences et des techniques. Né dans les années 70 en Allemagne, il a émergé dans contexte politique et philosophique bien particulier.

D’un part, les Nations unies organisaient le premier Sommet de la Terre à Stockholm en 1972, actant de la responsabilité de l’homme face aux dégradations de l’environnement et de la nécessité d’en faire un enjeu international. D’autre part, le philosophe Hans Jonas, auteur du Principe responsabilité (1979), nous invitait, face aux risques de destruction des possibilités de vie sur la terre, à « maîtriser notre maîtrise » et à « davantage prêter l’oreille aux prophéties du malheur qu’aux prophéties du bonheur. »

Comme le souligne d’ailleurs Catherine Larrère dans son article « Le principe de précaution et ses critiques » (Innovations, 2003/2 n°18), l’intérêt du principe de précaution n’est pas tant de laisser du temps à la science pour apprendre à gérer les risques que d’ouvrir les controverses sur le développement de ces innovations au débat public. Là où la précaution s’appuie sur la temporalité longue de la délibération publique, l’innovation repose sur une temporalité bien plus courte de décision politico-économique.

Plus concrètement, l’ONG Corporate Europe Observatory relève que « l’adoption du « principe d’innovation » dans Horizon Europe risquerait d’imposer une orientation uniquement vers l’innovation technologique dans tous les projets de recherche financés par l’UE, contre les demandes de la société civile qui plaident pour que l’argent alloué au programme soit utilisé pour des projets de recherche abordant de problèmes plus vastes touchant aux besoins sociétaux. »

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