« ll y a deux manières de conquérir et d’asservir une nation : l’une par les armes, l’autre par la dette. » La crise des dettes souveraines de ces dix dernières années a permis à cette vieille citation de John Adams, président des États-Unis de 1797 à 1801, de faire à nouveau florès au sein des cercles militants opposés à l’impératif de remboursement. Dans l’optique de ces derniers, le remboursement intégral des dettes et l’assainissement des dépenses publiques, avec ce qu’ils impliquent de coupes dans les budgets sociaux, n’obéiraient en dernier ressort qu’à un unique enjeu : affaiblir les pays débiteurs face à leurs créanciers et s’attaquer à leurs prérogatives d’État souverain. En face, côté défenseurs de la scrupuleuse orthodoxie budgétaire, on pense le contraire : c’est faire défaut qui revient à s’affaiblir. Pour ceux-là, une dette, avec ce que cela comporte d’engagement moral, doit être absolument remboursée, et un quelconque manquement au contrat initial passé avec les créanciers ne peut que venir saper la nécessaire confiance permettant à un État de se financer sur les marchés obligataires. Et chaque partie d’invoquer l’exemple de la Grèce en 2015. Pour les premiers, le résultat du référendum fut nié par les tenants du remboursement intégral de la dette, sacrifiant les intérêts de la population. N’est-ce pas dans la Grèce antique justement que les citoyens incapables d’honorer leurs dettes étaient poussés jusqu’à l’asservissement et l’esclavage ? Pour les seconds, la Grèce a joué, elle doit payer : elle ne doit sa mauvaise fortune qu’à sa mauvaise gestion, coupable telle la cigale de la fable. Si seulement le pays ne s’était pas à ce point endetté...
Pourtant, l’histoire témoigne du fait que l’accroissement de la dette publique et la politique ambitieuse d’un État ne sont pas antinomiques. Mieux, la construction de l’État en France, témoin d’un renforcement politique de la monarchie à travers les siècles, est émaillée de défauts souverains et d’annulations autoritaires des créances. Si l’équilibre des charges et des revenus du royaume a représenté un objectif toujours recherché par les rois de France, la monarchie a dû faire face, au gré de ses extensions territoriales successives, à de nouvelles dépenses que compensaient rarement ses rentrées d’argent. L’endettement public et les expédients pour y faire face représentent ainsi une sorte de fil rouge dans l’histoire de France, inextricablement lié à la centralisation du pouvoir et à la constitution du territoire national.
Au commencement était la guerre
Aux origines, il était dit que le roi devait « vivre du sien », sous-entendu « de son domaine ». Sous les premiers Capétiens, à partir du Xe siècle, le roi de France n’est encore que le roi des Francs, soit le premier des seigneurs parmi d’autres, et le domaine royal ne s’étend que sur quelques centaines de kilomètres carrés autour de Paris. Le reste du territoire est partagé entre ducs et comtes, vassaux du roi. « Vivre du sien », cela signifiait que le roi devait tirer de son propre domaine, par le biais de ses droits seigneuriaux, ses ressources pour faire vivre sa cour et financer ses travaux ou armées. Déjà, pourtant, les rois recherchent constamment de nouvelles rentrées d’argent. Entre le XIIe et le XIVe siècle, de Philippe Auguste à Philippe le Bel, de stratégies matrimoniales en campagnes militaires, le domaine royal s’étend considérablement, des Flandres aux Pyrénées, permettant au souverain de multiplier ses sujets et donc ses richesses. Dans le même temps, les derniers siècles du Moyen âge sont le théâtre d’une mutation de la figure royale et, de ce fait, de ses prérogatives. Le roi devient peu à peu le gardien et le garant du « bien public », confondu avec la paix. La question des finances publiques se trouve ainsi intimement liée à la question militaire. La charge des armées en campagnes représente de loin la dépense la plus importante de la monarchie. Pour financer ces opérations militaires permettant l’accroissement de leur pouvoir, les Capétiens n’hésitent pas à recourir à la spoliation et à l’extorsion. Saint Louis et Philippe le Bel se sont ainsi approprié purement et simplement les richesses de banquiers juifs et lombards pour honorer leurs dettes, mettant également à contribution le clergé de façon exceptionnelle. Mais l’heure est encore aux solutions ponctuelles et arbitraires.
L’affrontement entre la France et l’Angleterre durant la guerre de Cent Ans marque un tournant dans l’organisation financière de l’Ancien Régime. Débutant en 1337 comme un conflit dynastique de nature féodale, la guerre de Cent Ans rend possibles un renforcement de l’État et l’invention de nouveaux modes de gestion des deniers publics qui ouvrent une nouvelle ère politique. En 1439, les états généraux de langue d’oïl, tenus à Orléans, permettent au roi de lever des impôts permanents, sans solliciter l’approbation des anciennes institutions féodales. Cette petite révolution est confirmée par les états généraux du royaume organisés à Tours en 1484. Parallèlement, l’armée royale devient également permanente, financée par cette nouvelle organisation des prélèvements qui permet à ces derniers de gagner en régularité. Afin de mettre en œuvre cette politique de reprise en main de l’administration, le pouvoir royal crée la charge d’intendant, sorte d’ancêtre de nos préfets actuels. Les intendants ont ainsi pour mission, dans les provinces, de superviser la justice, de maintenir l’ordre et d’assurer la répartition des impôts directs. Au cours des siècles qui séparent la Renaissance de la Révolution française, ils sont amenés à jouer un rôle de plus en plus prépondérant dans le bon fonctionnement de l’Ancien Régime, en devenant le relais du souverain aux quatre coins du territoire.
Des dettes sous le Soleil
La France n’est pas parvenue à l’équilibre financier pour autant, et la paix signée avec l’Angleterre ne met pas fin aux conflits armés en Europe. Durant le XVIe siècle, les rois issus de la dynastie des Valois appellent les notables du royaume à contribuer au Trésor et s’endettent de plus en plus auprès des premiers établissements financiers qu’engendre le capitalisme naissant. Les titres de dette publique commencent à s’échanger sur les marchés. François Ier invente le premier véritable emprunt public, par le biais de la municipalité de Paris : les créanciers pouvaient alors faire don de leur capital à l’Hôtel de ville qui collectait les sommes pour le compte de la monarchie, sans espoir de récupérer ce capital en stock, mais contre le paiement annuel d’une rente perpétuelle fixée à 1/12e de la somme versée. Ce modèle de la dette perpétuelle sera repris et proposé par Yánis Varoufákis, alors ministre grec des Finances, lors des négociations avec la « troïka » en 2015.
Cependant, à l’orée de l’époque moderne, les guerres de religion et l’antagonisme de la France avec les Habsbourg d’Autriche et d’Espagne coûtent cher. Entre 1562 et 1715 – date de la mort de Louis XIV –, la France fait défaut six fois. Les rentiers sont bien sûr les principales victimes de cette gestion incertaine des deniers publics, car les sommes qui leur sont dues par la couronne – les arrérages – sont souvent annulées ou reportées. Mesurons ce paradoxe : lorsque sa puissance et sa gloire étaient à leur apogée, la France se trouvait dans une situation financière des plus précaires. Colbert parvient un temps à rééquilibrer les dépenses et les recettes, mais la politique diplomatique agressive de Louis XIV, après 1670, ouvre à nouveau la voie aux déficits. En 1683, à la mort de Colbert, 56 % des dépenses publiques françaises sont de nature militaire, réparties entre l’armée de terre, la marine et l’entretien des fortifications pensées par Vauban. À la mort de Louis XIV, les historiens estiment que la dette représentait près de 80 % de ce que nous nommerions aujourd’hui le PIB, et que les charges étaient près de deux fois plus élevées que les recettes fiscales. La France s’est sans doute « faite à coups d’épée » (Charles de Gaulle), mais seul un endettement massif rendait ces estocades possibles.
Échec des réformes, succès de la Révolution
La situation ne s’améliore pas au cours du XVIIIe siècle. De la guerre de Sept Ans (1756-1763) au soutien aux indépendantistes américains contre l’Angleterre (1775-1783), la monarchie française continue de dépenser des sommes considérables pour financer sa politique étrangère. Échaudés par les banqueroutes partielles successives, les créanciers réclament au Trésor royal de lourds intérêts pour couvrir leurs risques, si bien que les seuls intérêts de la dette représentent alors la moitié des dépenses publiques en temps de paix. En 1769, nommé par Louis XV, l’abbé Terray assume à son tour les fonctions de contrôleur général des finances. Les caisses de l’État sont alors vides. Terray, au prix d’un nouveau défaut partiel, réduit les rentes et les pensions, et réforme la fiscalité en révisant l’assiette de l’impôt dit du « vingtième ». Il parvient en quelques années à rétablir une certaine stabilité. Stabilité à nouveau fragilisée par la guerre d’indépendance américaine.
Les années 1780 sont alors consacrées à la recherche de solutions pour rétablir de façon pérenne la situation financière du royaume. La monarchie, dans son élan réformateur, imagine mettre à contribution la noblesse et le clergé, jusqu’alors exemptés d’impôts. Elle se heurte à l’ancien esprit féodal qui, malgré Richelieu, Mazarin et Louis XIV, n’avait jamais totalement désarmé face à l’emprise grandissante de l’État. Les parlements, écartés du gouvernement de la France depuis la Fronde, trouvèrent dans l’opposition aux nouveaux impôts l’occasion de leur revanche contre la monarchie, portés qui plus est par la nouvelle importance que l’esprit démocratique du temps accorde alors aux corps intermédiaires. Face à l’urgence et à l’ampleur des réformes nécessaires, Louis XVI convoque en 1789 les états généraux, pour la première fois après près de deux siècles d’absolutisme.
La République, née de la Révolution française, hérite de la dette contractée par la monarchie et met fin aux privilèges hérités des siècles passés. Mais la guerre civile ne favorise pas la bonne perception des rentrées fiscales, et la défense du territoire national face aux coalitions étrangères, une nouvelle fois, grève le budget de l’État. L’assignat, le papier-monnaie gagé sur les biens nationaux et émis par l’Assemblée constituante en 1790, perd 60 % de sa valeur en trois ans. En 1797, finalement, le Directoire décide de garantir le remboursement de seulement un tiers de la dette publique française. C’est la « banqueroute des deux tiers ». Un dernier défaut interviendra en 1812, moment où l’Empire napoléonien commence à chanceler sous les efforts que lui demandent les guerres successives contre les coalitions étrangères. C’est alors le dixième défaut souverain décidé par la France depuis le milieu du XVIe siècle. Dans le même temps, le pays sera devenu, par deux fois – sous Louis XIV et sous Napoléon – la première puissance mondiale tandis que son influence aura transformé l’Europe en profondeur. Preuve, pour certains, que l’endettement ne contrarie pas nécessairement une politique volontariste. D’autres souligneront que ce que la France a alors possédé, elle a pourtant fini par le perdre, et que la folie des grandeurs de ses souverains successifs ne pouvait qu’épuiser ses ressources par définition finies : le triomphe de l’administration des choses sur le gouvernement des hommes.
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