Autonomie et liberté

Aurélien Berlan : « Nous sommes totalement à la merci des grandes entreprises qui nous nourrissent »

Photos : Thomas Baron

Tout le monde se réclame de la liberté, mais bien peu arriveraient à la définir précisément. La liberté, n’est-ce pas faire ce qu’on veut dans l’enceinte de sa vie privée ? N’est-ce pas jouir sans entrave de ses droits, de ses biens et de ce que la société a à nous offrir ? N’est-ce pas être délivré par les autres et par les machines de tout ce qui est fastidieux et gris dans l’existence ? Oui, du moins selon sa conception moderne. Or, dans Terre et Liberté, Aurélien Berlan met en lumière à quel point cette conception-là de la liberté est mutilée et mutilante. Plutôt que de chercher la délivrance vis-à-vis du monde matériel, ce philosophe et agriculteur nous enjoint plutôt à retrouver notre autonomie politique et matérielle, à voir que ce qui nous fait vivre nous rend également libres.

Pourriez-vous revenir sur la notion de liberté et ses métamorphoses au cours des derniers siècles ?

J’aime bien partir du célèbre discours tenu à Paris en 1819 par Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Pour les Grecs anciens, la liberté consistait à participer à l’exercice du pouvoir et s’apparentait donc à la démocratie directe. À l’inverse, la bourgeoisie moderne, notamment anglaise, l’a conçue de manière plus individuelle, voire individualiste : être libre, c’est jouir d’un certain nombre de droits, notamment celui de ne pas s’intéresser à la politique, d’avoir une vie privée garantie par la Constitution. C’est cette conception libérale, qu’on peut résumer à l’inviolabilité de la vie privée, qui a fini par s’imposer au cours du XXe siècle. 

Retrouvez cet article dans notre hors-série « Comment nous pourrions vivre » avec Corinne Morel Darleux, rédactrice en chef invitée, disponible sur notre boutique.


Qu’est-ce qui vous a poussé à remettre en question cette conception ?

Le travail que j’ai mené dans Terre et Liberté est parti de deux séries de remarques. D’une part, cette conception libérale semble avoir perdu de son évidence à l’heure où se généralise, dans une indifférence quasi générale, la surveillance électronique de masse. Dès lors, la question se pose de savoir ce qui alimente encore notre sentiment de liberté. D’autre part, un certain nombre d’intellectuels (Chakrabarty, Fressoz, Bonneuil...) ont pointé le fait que l’impasse écologique dans laquelle nous nous enfonçons était indissociable de la conception moderne de la liberté. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Que notre incapacité à respecter les grands équilibres biologiques provient de notre attachement aux libertés publiques ? Qu’il nous faudrait donc des régimes éco-autoritaires ? Cette idée hante l’écologie depuis Hans Jonas (1903-1993), et on la retrouve aujourd’hui dans les appels à décréter l’état d’urgence écologique, c’est-à-dire à donner les pleins pouvoirs à l’État.

Cependant, l’histoire des régimes autoritaires depuis deux siècles montre qu’ils n’ont pas fait preuve de plus de mansuétude à l’égard de la nature que les régimes dits libéraux. Le problème n’est donc pas l’inviolabilité de la vie privée. En creusant, je me suis rendu compte que derrière cette vitrine institutionnelle de la liberté des Modernes, il y avait une strate plus profonde qui se situait plutôt sur le plan existentiel ou matériel de la vie quotidienne. Ici, être libre signifie être délivré d’un certain nombre de contraintes ou de nécessités de la vie quotidienne : avoir à construire son logement, à produire ses aliments, à faire la lessive, le ménage, la vaisselle, etc. On n’est libre que quand on est complètement délivré de toutes ces tâches jugées pénibles et ennuyantes, ou quand on les a derrière soi et qu’on peut enfin se consacrer à des activités plus réjouissantes.

Cette conception de la liberté comme délivrance traverse toute la modernité. Elle est implicitement partagée par la plupart des penseurs modernes, de gauche ou de droite. Mais le problème avec cette liberté-là, c’est que du moment où l’on veut être déchargé de certaines tâches, il n’y a pas trente-six solutions : il faut les faire faire par quelqu’un d’autre, ou encore par des machines ou des robots. C’est ainsi que l’on aboutit à un système d’exploitation de la nature et des êtres humains qui nous conduit dans le précipice écologique que l’on connaît.

Cette opposition que fait Constant entre liberté des Anciens et des Modernes n’est-elle pas un peu schématique ? On peut trouver chez Étienne de La Boétie une vision de la liberté comme refus de la servitude, ou bien chez Tocqueville comme emploi du libre arbitre, par exemple...

Elle est bien sûr schématique dans la mesure où le désir de participation politique n’a pas disparu à l’âge moderne, loin s’en faut. Mais son pire défaut est de cantonner la réflexion sur un plan purement institutionnel, en masquant le versant existentiel de la liberté où il y a une certaine continuité entre les Anciens et nous : l’aspiration à la délivrance matérielle des bourgeoisies modernes prolonge celle des aristocraties antiques, sauf que le salariat a remplacé l’esclavage. C’est cette aspiration que j’ai cherché à mettre en évidence, car elle nous traverse toutes et tous, en dépit des problèmes qu’elle pose. 

Sur le côté existentiel ou « psychique », il y a tout de même certains penseurs qui se sont approchés de cette idée. C’est le cas de Tocqueville qui, lorsqu’il décrit les individus égaux sous la tutelle de l’État, s’inquiète de leur désir d’être délivré du « trouble de penser et [de] la peine de vivre ».

Tout à fait, et j’en parle lorsque je fais allusion à l’essai de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). Selon lui, les Lumières se définissent par le courage de penser par soi-même. L’obscurantisme viendrait de notre paresse et de notre lâcheté : elles nous conduisent, pour savoir ce que l’on doit faire, à nous en remettre à notre directeur de conscience, à notre médecin ou à des livres – on parlerait aujourd’hui des médias, du président ou des experts. Kant invite à nous libérer de leur tutelle et à oser penser par nous-mêmes. Le fait de penser par soi-même reste une valeur cardinale de notre culture, mais l’on sous-estime le nombre de facteurs qui incitent à nous décharger de cette tâche sur d’autres.

Quant à Tocqueville, juste après le passage que vous citez, dans le second volume de La Démocratie en Amérique (1840), il défend une idée qu’on a trop négligée : l’autonomie intellectuelle et politique dépend de l’autonomie matérielle. Il s’interroge ainsi : comment penser que des gens qui ne sont pas libres dans les « petites affaires » du quotidien, puisqu’ils sont pris en charge de manière bureaucratique par un État tutélaire, pourraient faire les bons choix dans les « grandes affaires » de la politique ? Une fois pris en charge sur le plan matériel, on est forcément pris en main sur le plan politique. Dès lors, si la liberté ou la démocratie se définit par l’autonomie intellectuelle et politique des citoyens, elle est contredite par la perte d’autonomie sur le plan de la vie quotidienne, matérielle. 

« Liberté libérale » = ne pas faire soi-même certaines choses = le faire faire par quelqu’un d’autre = asservissement systématique. Ce serait donc cela, le fil rouge des 200 dernières années ?

Et même des 2 500 dernières années ! Chez les Grecs, la liberté présentait déjà deux visages : d’un côté, elle impliquait avec l’isonomia et l’isegoria l’égalité devant la loi et l’égale participation aux activités politiques ; de l’autre, on estimait que cela supposait d’être délivré des nécessités matérielles liées à la sphère domestique, et donc d’avoir des esclaves et d’autres subordonnés exclus de la participation politique. L’exigence d’égalité juridico-politique entre citoyens reposait ainsi sur une inégalité radicale entre eux et les autres (esclaves, ilotes, femmes, métèques). La promesse de la modernité a été de dépasser cette conception antique de la liberté, qui en faisait le privilège d’une petite minorité, pour offrir la liberté à tous.

Mais cette promesse est contredite par la poursuite de l’idéal de délivrance : rapidement, une minorité ploutocratique a mis en place les mécanismes de marché lui permettant de faire faire à d’autres ce que les Grecs faisaient faire à leurs esclaves : à des ouvriers, à des domestiques, à des serviteurs salariés. Ont émergé ainsi d’autres modalités plus subtiles du « faire faire », d’autres moyens de mettre les autres « à son service ». Alors que la domesticité avait peu à peu disparu au cours du XXe siècle, aujourd’hui on assiste à son retour en force sous diverses formes : les « services à la personne », bien sûr (rappelons que le mot « service » est issu de la même racine latine qui a donné « servitude » et « serviteur »), mais aussi toute une série de néodomesticités assistées par ordinateur, typiquement les livreurs qui « délivrent » les gens d’avoir à cuisiner et à passer chez le traiteur, lesquels n’ont plus qu’à commander « en un clic ». 

Pourquoi tous les projets politiques ou presque de la modernité ont-ils communié dans ce désir de délivrance ? Notamment à gauche, dans le marxisme, qui n’est pas aveugle au fait que la liberté de l’un repose sur l’asservissement de l’autre...

Un certain nombre d’intellectuels ont vu la contradiction entre la promesse de liberté universelle et l’asservissement que suppose l’identification de la liberté à la délivrance, et ils ont tenté de la résoudre. Dès le XVIIe siècle apparaît l’idée qu’il faut asservir la nature pour ne plus avoir à asservir d’autres êtres humains, par exemple chez Bacon dans La Nouvelle Atlantide (1627) et le Novum Organum (1620), ou bien chez Descartes dans le Discours de la méthode (1637), où il formule le projet de nous rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature » grâce à la technique et la science. À l’époque, ce projet relevait du pur et simple fantasme. Mais deux siècles après, avec la révolution industrielle, la promesse d’une délivrance universelle va commencer à sembler plausible.

C’est alors que l’identification implicite, chez les libéraux, de la liberté à la délivrance va contaminer la gauche et devenir explicite chez Marx : la seule définition qu’il donne de la liberté, c’est le dépassement du règne de la « nécessité », c’est-à-dire des besoins fondamentaux et du travail nécessaire pour les assouvir. La liberté devient donc fonction du développement économique et industriel. Chez les libéraux comme chez les marxistes, cette conception aboutit au même projet : dominer la nature pour délivrer les humains des peines de la vie sur Terre. Mais cette conception extraterrestre de la liberté, qui suppose au fond le dépassement de notre condition terrestre (le transhumanisme est le dernier avatar, fanatisé, de la quête de délivrance), est incompatible avec la fragilité de notre planète. 

Certaines traditions politiques ont-elles échappé à ça ?

Face à cette conception de la liberté, il y en a toujours eu une autre, plus souterraine. J’aime dire que la liberté-délivrance domine dans les textes de la philosophie, mais que la texture des modes de vie populaires et des luttes que les classes populaires ont menées pour leur émancipation, si on prend la peine de la décrypter, témoigne d’une tout autre idée : la liberté comme autonomie. Les combats pour l’accès à la terre ou la défense des biens communs traversent les classes populaires du monde entier, depuis la lutte contre les enclosures jusqu’à la défense des forêts par les femmes du mouvement Chipko en Inde. Car lorsqu’on se bat pour l’accès à la terre, on se bat pour l’accès aux ressources qui nous permettent de prendre en charge nous-mêmes nos nécessités, non pas d’en être délivrés. On peut relire l’histoire de la pensée à l’aune de cette opposition entre délivrance et autonomie.

Si la liberté-délivrance domine les grands textes de la philosophie, on y retrouve aussi des traces de la liberté-autonomie, du moins jusqu’à la révolution industrielle. Elle est notamment présente dans la pensée antique (l’épicurisme et le stoïcisme) ainsi que dans la tradition républicaine de Machiavel et même lors de la révolution américaine, avec sa valorisation de la petite paysannerie indépendante et son refus des armées de métier au profit d’une prise en charge de la défense collective par les citoyens eux-mêmes. Mais à partir du XIXe siècle, la valorisation de l’autonomie disparaît des textes philosophiques, ou du moins s’estompe très fortement. 

Il y a tout de même la tradition libertaire qui entretient à la margecette idée d’autonomie...

C’est vrai, mais dans le monde de la philosophie ou de la théorie politique, l’omerta règne. C’est seulement avec le mouvement de l’écologie politique dans les années 1970 que l’idéal d’autonomie va ressortir des marges dans lesquelles il avait été relégué. 

Pourquoi la délivrance a-t-elle tant pris le pas sur l’autonomie ?

Parmi les groupes sociaux particulièrement intéressés par la possibilité d’être délivrés des tâches matérielles de la vie quotidienne, il y a les intellectuels. J’en sais quelque chose : pour écrire ce livre, j’ai parfois eu besoin d’être déchargé d’un certain nombre de tâches du quotidien, même si j’ai préféré prendre mon temps (une dizaine d’années !) pour continuer malgré tout à participer à la production des conditions d’existence commune. Or, notre civilisation accorde une grande importance aux intellectuels. Pas étonnant donc que la délivrance ait fini par dominer notre imaginaire de la liberté...

Cela vaut aussi pour la classe politique, militaire...

Toutes les classes dominantes. Mais ce lien entre la condition intellectuelle et le désir d’être délivré des nécessités de la vie est la raison pour laquelle cette conception est implicitement présente chez la plupart des grands penseurs de la liberté. Même un penseur comme André Gorz, qui a défendu l’idée d’« autonomie existentielle » comme capacité des individus et des communautés à prendre en charge leur vie quotidienne, s’est laissé rattraper à la fin de sa vie par le fantasme industrialiste de dépasser la nécessité. 

Vous écrivez dans le livre que « l’industrialisme est la poursuite de l’esclavagisme par d’autres moyens ». Faut-il comprendre qu’une société agraire ou artisanale serait notre unique perspective émancipatrice ?

Cette phrase a une dimension provocatrice. Elle vient conclure une analyse précise des implications sociales et (géo)politiques du développement industriel. On peut comprendre la fascination vis-à-vis de la puissance productive de l’industrie. Elle a fait espérer qu’on dépasse enfin le paupérisme, les inégalités et même les dominations, parce qu’on pensait que ces dernières étaient basées sur la rareté. En dépassant la pénurie, on escomptait donc réussir à créer une société sans classes. Mais tous les théoriciens savaient aussi ce que supposait l’industrialisme : une division de travail très claire entre les simples ouvriers et les ingénieurs et autres gestionnaires qui organisent le travail d’exploitation de la nature.

Le théoricien libéral Charles Dunoyer (1786-1862), réfléchissant à cette division, notait alors quelque chose d’évident : tout le monde voudra être ingénieur et personne ne voudra être simple manœuvre. Pour que l’industrie se développe, il en concluait logiquement qu’il faut faire en sorte qu’une partie des classes populaires n’aient d’autre choix que d’accepter le travail de manœuvre, ce qui suppose de les déposséder de tout pour les y contraindre. L’industrialisme suppose donc la division de la société en classes. En ce sens, il implique bien une forme d’esclavagisme, non pas au sens d’un statut juridico-politique mais du « travail d’esclave », celui dont personne ne veut – et c’est ainsi que le salariat industriel a été ressenti par les ouvriers au début, comme un nouvel esclavage.

Un autre argument va dans le même sens : la production industrielle suppose des quantités colossales de matières premières, et notamment d’énergie, pour faire tourner les machines et remplacer les bras humains ou les animaux. Parce que dans les pays industrialisés, il devenait de plus en plus difficile de s’en procurer suffisamment ou de trouver la main-d’œuvre prête au travail d’esclave que cet extractivisme suppose, on s’est mis à délocaliser cette production de matières premières à l’étranger. Mais vu l’importance stratégique de ces ressources, il a fallu en sécuriser l’approvisionnement, ce qui a poussé à vassaliser des pays et même des continents entiers. Ici, l’esclavagisme est géopolitique et prend la forme de l’impérialisme. Faut-il conclure de ces faits indéniables qu’il faut bannir toute forme d’industrie ? C’est une question délicate qui dépasse le champ de la philosophie.

Mon propos n’est pas de proposer un « projet de société », mais de faire réfléchir aux contradictions de notre imaginaire de la liberté, en mettant en évidence les formes de domination (internationales et intranationales) que suppose le développement industriel censé nous délivrer de la nécessité, et d’inciter à renouer avec un autre imaginaire. Ceci dit, même si on le jugeait souhaitable, on ne reviendra pas au monde préindustriel, ne serait-ce que parce qu’il faut gérer l’héritage toxique (déchets nucléaires, pollution généralisée, etc.) de deux siècles d’industrialisme forcené. Il s’agirait plutôt d’aller vers une société post-industrielle au sens d’Ivan Illich, où il y aura encore des formes d’industrie mais où l’on essaiera d’atténuer au maximum les formes de domination sociale qui sont intrinsèques au système industriel. 

Du moment où il y a une ville et un développement industriel minimum, difficile d’imaginer que personne ne soit chargé de ramasser les poubelles des autres... Si l’on part de l’idée qu’il y a nécessairement certaines formes de domination attachées à toute division du travail, peut-on les atténuer ou les compenser d’une autre manière ? Par une réduction du temps de travail pour les métiers plus aliénants, par exemple, ou d’autres formes de récompense ?

C’est une option possible. Une autre est celle imaginée par Gorz dans les années 1970. Sa critique radicale des méfaits du monde industriel ne le conduisait pas à nier le potentiel émancipateur de certains produits industriels, comme le vélo qui est un puissant vecteur de liberté puisqu’il permet d’émanciper ses usagers de l’un des pires aspects des sociétés traditionnelles, l’étouffement communautaire, à un coût écologique dérisoire par rapport à la voiture. Pour éviter toutefois de reproduire la domination de classe que suppose l’industrie, Gorz proposait de mettre en place, à l’image du service militaire, une sorte de service civique industriel où l’on consacrerait un an ou deux de sa vie à ces tâches que personne n’a envie de faire à vie, notamment dans le secteur industriel. En tant que jeune homme ou jeune femme, on aurait donc à payer notre tribut au potentiel d’émancipation qu’il y a effectivement dans certaines productions industrielles, puis, le reste de notre vie, on pourrait se consacrer à des tâches moins aliénantes de production, de subsistance, de réflexion, etc.

On entend aussi parfois l’idée que chacun, quel que soit son métier, devrait consacrer disons quelques jours par mois à des tâches utiles à la collectivité et peu valorisantes…

C’est une autre option intéressante, qui renoue avec de vieilles pratiques agricoles. Car dans l’agriculture, il y a parfois besoin d’énormément de travail sur un temps très court, par exemple pour les moissons ou les fenaisons. Quand les foins sont mûrs, il faut les faucher, les faire sécher et les rentrer avant la prochaine pluie. Comment faisait-on avant la généralisation du tracteur ? Eh bien, tout le monde venait aux champs. Jusque dans les années 1950, c’était un geste tout à fait commun pour les artisans qui avaient un ancrage rural de laisser tomber leurs chantiers aux mois de mai et de juillet pour aller aider leurs cousins, leurs parents, leurs grands-parents à la ferme. Et il ne s’agissait pas seulement d’une corvée : c’était un bon prétexte pour se retrouver et faire la fête. Cela pourrait être émancipateur, ou du moins délassant, même pour un philosophe comme moi ou un journaliste comme vous, de prendre deux ou trois semaines par an pour sortir de notre routine, si confortable soit-elle, et contribuer à la production des conditions de vie de tous.

Comment définir précisément l’autonomie ?

Je la définirais comme une capacité de prise en charge des nécessités de la vie quotidienne. Il s’agit d’une conception collective de la liberté, dans la mesure où personne ne peut faire cela tout seul. Mais le projet d’autonomie suppose aussi une réflexion critique sur l’échelle souhaitable des formes d’organisation collective. Dans mon enquête sur les usages du mot « autonomie », j’ai remarqué qu’il pose toujours une question d’échelle, que ce soit lorsqu’on parle de l’autonomie des villes par rapport à l’État, de l’autonomie de l’artisan par opposition au travail aliéné dans la grande industrie, ou des groupes politiques autonomes qui veulent s’affranchir des restrictions qu’impose l’intégration au sein de grands partis ou de grands syndicats. Derrière le terme « autonomie », il y a en fait la revalorisation des échelons inférieurs ou intermédiaires d’organisation collective. Ce qui se joue, c’est la préservation d’une forme de liberté, de capacité d’action, liée au fait de s’organiser « à échelle humaine ». Autrement dit, l’autonomie contredit l’élargissement des formes d’organisation, qui entraîne la concentration du pouvoir dans des instances toujours plus éloignées de nous. 

À propos de l’État moderne, vous l’évoquez dans le livre comme le fruit de l’unification « du pouvoir nourricier et du pouvoir policier ». Une définition minimale de l’autonomie serait donc cela : qu’un groupe, un collectif, un quartier ou une ville puisse s’assurer de son pouvoir nourricier et de sa capacité à protéger ses moyens de reproduction, de subsistance ?

Tout à fait. C’est aussi le refus des dépendances asymétriques. Car l’autonomie, ce n’est pas l’indépendance, mais un certain type d’interdépendances. C’est le refus des dépendances qui nous mettent à la merci de ceux dont on dépend. Par exemple, aujourd’hui, à titre individuel ou collectif, nous sommes totalement à la merci des grandes industries qui nous nourrissent ou nous fournissent en énergie. Et cela entrave notre liberté. Avec la crise ukrainienne, on voit bien à quel point notre dépendance énergétique envers la Russie nous prive de nos capacités d’action et d’initiative.

Mais ce qui est vrai à l’échelle d’une nation l’est aussi à l’échelle des individus. Que l’on songe aux paysans totalement dépendants d’une coopérative ou d’un groupe industriel, que ce soit pour se fournir en intrants ou pour écouler leur production : ils sont pieds et poings liés, forcés d’accepter des prix de vente qui ne remboursent pas leurs frais. Quand on parle d’autonomie alimentaire aujourd’hui, le but est bien de réduire notre dépendance à l’égard d’un système agro-industriel sur lequel on n’a aucune prise, en dépit de ses méfaits avérés. Et ce faisant, il s’agit aussi de gagner en liberté et en sécurité alimentaire. C’est en partie ce que cherchent les gens qui font leur potager ! 

Quel est votre mode de vie aujourd’hui ?

En 2008, après ma thèse sur les pathologies sociales engendrées par la révolution industrielle, j’ai fait un pas de côté et me suis installé à la campagne pour y développer des formes d’autonomie. À l’époque, je n’avais pas les idées aussi claires, mais j’avais l’intuition qu’il fallait que je sorte du cadre urbain pour atténuer ma dépendance envers la méga-machine et continuer à développer librement ma critique du monde industriel. Car lorsqu’on est vitalement dépendant d’un système, on se soumet aussi intellectuellement à lui : comme le rappelle le dicton, « on ne mord pas la main de celui qui vous nourrit ». Je me suis installé à la campagne avec des copains, des copines, et on a commencé à mettre en place des formes d’entraide pour construire nous-mêmes nos habitats, cultiver des pommes de terre, des oignons, faire nos potagers et nos conserves, et développer plein d’autres activités de subsistance et formes d’autonomie.

Bien sûr, cette autonomie est toute relative : il y a plein de choses que nous ne faisons pas nous-mêmes, à commencer par les céréales. Mais le but n’est pas d’être autarcique : c’est plutôt de reprendre confiance dans notre capacité à vivre autrement que sous perfusion du supermarché industriel mondial. Retrouver ces marges d’autonomie m’a donné une immense liberté : ayant moins besoin d’argent pour vivre, j’ai eu moins besoin de vendre ma force de travail pour « gagner mon pain » et j’ai donc pu me permettre de refuser plein de boulots qui ne me satisfaisaient pas. En outre, cela m’a donné énormément de liberté intellectuelle – celle qu’il fallait pour m’émanciper de l’imaginaire dominant de la liberté.

Car j’ai pu prendre de la distance vis-à-vis de tous ces « grands textes » philosophiques sur la liberté, identifier ce point aveugle qu’était la question de la délivrance et comprendre toute la force intellectuelle qu’on peut tirer de cette forme de vie plus autonome. Car quand on a pris l’habitude de tout faire faire par des « pros », de la maison que l’on habite à la nourriture que l’on mange, pourquoi ne pas nous en remettre aussi, sur le plan intellectuel, aux « experts » que les puissants de ce monde désignent pour nous guider ?

Biographie

Aurélien Berlan est docteur en philosophie. Après sa thèse soutenue en 2008, il s’installe à la campagne pour renouer avec des pratiques de vie autonome, tout en participant au groupe Marcuse (Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie) et au collectif technocritique Écran Total. 

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NUMÉRO 68 : FÉVRIER-MARS 2025:
Le grand complot écolo : quand les conspis s'emparent de l'écologie
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