Pouvez-vous raconter le virage professionnel et militant qui vous a conduit à mettre vos compétences d’urbaniste et de paysagiste au service de la lutte contre l’A69 ?
Après mes études, j’ai travaillé quelques années dans une agence de paysage et, peu à peu, j’ai acquis un regard plus critique sur nos pratiques d’aménagement. Je me suis rendu compte que, sous couvert de développement durable, le paysagiste était en quelque sorte la caution verte des promoteurs immobiliers. J’avais l’impression que nous maquillions l’écocide. Donc, il y a un an et demi, j’ai décidé de monter mon propre atelier, que je veux engager dans une écologie profonde.
Entretien issu de notre numéro 61 « Reprendre les choses en main », en librairie et sur notre boutique.
Ce qui manque à nos métiers, c’est en fait une repolitisation. Si on prend un peu de recul historique, on voit que par le passé, les architectes, les paysagistes, les urbanistes portaient des utopies pour la société. Avec la société industrielle, il y a eu les hygiénistes, les utopies sociales. Puis au XXe siècle, la charte d’Athènes1, le modernisme. Les architectes, les paysagistes étaient aux avant-gardes de la société. Or, depuis quarante-cinquante ans, nous ne sommes plus dans ce rapport à notre métier. Nous avons perdu notre sens utopique, qui pourtant est absolument primordial. Car c’est en proposant un autre avenir que l’on peut faire changer les imaginaires, et plus tard les décisions. Par ailleurs, j’ai des origines tarnaises et toulousaines. La route nationale 126 [entre Toulouse à Castres], c’était la route de mon enfance. C’est pour ça que je m’investis autant dans cette lutte. Je ne supporte pas l’idée de voir ce paysage détruit par un projet d’infrastructure.
En quoi le projet de l’A69 est-il emblématique d’un mode de pensée obsolète, à l’heure du dérèglement climatique et du déclin de la biodiversité ?
Ce projet a été pensé il y a trente ans, à une époque où les problématiques écologiques n’étaient pas du tout au cœur du débat. C’est assez symbolique pour moi, parce qu’il a mon âge ce projet ! Il a été conçu sur cette fausse promesse que l’infrastructure allait générer une prospérité économique, en faisant passer Castres de une heure et quart à une heure de Toulouse. En réalité, ce temps prétendument gagné va finalement être reperdu dans les bouchons. Par ailleurs, en plus des 400 hectares de terres agricoles perdus, nous craignons ce qui va suivre, à savoir l’artificialisation massive du territoire, avec de nouvelles zones d’activités au service d’un modèle de société qui privilégie les flux logistiques et la vitesse. Il ne faut pas être fataliste face à cet avenir. Il faut montrer qu’un autre monde est possible.
Avec le collectif La voie est libre, vous proposez une alternative : utiliser les 366 hectares de terres aujourd’hui destinés à être artificialisés pour mener une expérience ambitieuse de redirection productive du territoire. À quoi ressemblerait l’économie des courtes distances que vous promouvez ?
On voit bien qu’il y a deux modèles qui s’affrontent. Le modèle obsolète est celui de la longue distance. Il promeut des logiques de dépendance, à la fois de l’individu vis-à-vis d’un mode de déplacement – la voiture –, et par ailleurs, une dépendance de nos logiques productives aux ressources et aux savoir-faire extérieurs. Le projet que nous portons vise un but absolument inverse. Il promeut une économie et un mode de vie fondés sur l’autonomie, arrimés au territoire. Comment ça se décline ? Sur la question des modes de déplacement, nous défendons les mobilités douces. Des études montrent en effet que 50 % de nos trajets se font sur moins de 10 kilomètres. Le vélo peut ainsi capter la moitié des déplacements actuels des Français, même dans les villages. Pour tous les autres déplacements, l’idée est de proposer plus de transports en commun, avec une augmentation du cadencement du train, de nouvelles gares pour desservir la ruralité, des transports à la demande et l’augmentation des bus circulants sur la RN.
Vous prônez également la « dé-métropolisation ».
Notre plan vise à sortir de cette logique où tout s’organise autour de la ville. Nous croyons que la ruralité est un espace qui peut répondre aux enjeux du XXIe siècle, à l’effondrement du vivant, à l’autonomie alimentaire, à la relocalisation de nos activités, de nos savoir-faire, à la réappropriation collective de nos ressources. Ce qui signifie la promotion de métiers artisanaux, où la valeur humaine reprend le pas sur le capital.
« Le politique oublie totalement, dans le cas de l’A69, la dimension matérielle de ce qui nous attend avec le changement climatique. »
On propose, le long du tracé, la constitution de sept grands équipements dans des lieux en déprise du territoire, qui font directement appel à des ressources locales. Par exemple, un centre de valorisation des terres. L’idée est de recréer une filière de l’éco-construction pour toute la région. Le territoire entre Toulouse et Castres est connu pour être un territoire d’argile. Pendant des siècles nous avons construit nos corps de ferme, les maisons de nos villages en adobe, c’est-à-dire en terre crue. Demain, on peut très bien relancer cette filière. Parmi les équipements, il y a aussi une base aérienne météorologique qui prendrait place sur un aérodrome existant, actuellement dédié aux planeurs. Nous voulons l’enrichir avec un observatoire de la météo et un hangar à dirigeables, pour montrer demain des mobilités aériennes lentes, qui peuvent servir le transport de fret. Enfin un autre aspect important, c’est la reprise de terres, avec l’installation d’une paysannerie qui permette de produire notre nourriture à proximité des espaces de vie.
Sur la biodiversité, à rebours de la logique de destruction/compensation, vous proposez « une politique assumée d’inversion des effondrements d’espèces ». Quels en seraient les moyens ?
Avoir une dynamique de renversement des effondrements d’espèces, cela devrait être un objectif majeur de nos politiques publiques. Notre projet pose l’objectif de plus 30 % d’oiseaux à l’horizon 2035. Il y a plusieurs manières de tenir cet objectif : replantation des haies, préservation des habitats existants, changement dans nos pratiques agricoles. Et dans notre plan, on prévoit 50 hectares d’espaces refuges, dédiés à la libre évolution. L’idée, c’est aussi de resensibiliser les habitants pour provoquer un changement culturel. Dans la zone du Dicosa, on veut faire un centre national des oiseaux pour apprendre dès le plus jeune âge à les reconnaître.
Votre projet comporte aussi un volet « acclimatation ». Quels sont les enjeux dans le Tarn et que proposez-vous pour préparer le territoire au climat de 2050 ?
Le politique oublie totalement, dans le cas de l’A69, la dimension matérielle de ce qui nous attend avec le changement climatique. On raisonne sur le présent, sans se projeter sur les conditions d’habitabilité de 2050. En Occitanie, les pics de chaleur vont monter à 50 °C. Je rappelle que, cet été, on a eu 46 °C à Séville et qu’il a fait 48 °C à Blida en Algérie. Ce que les partisans de l’autoroute nous proposent, c’est un four géant sur 55 km. Les jours où il va faire 50 °C, on va avoir une nappe de bitume non ombragée, sur laquelle on aura des températures locales à 70 °C ! Notre projet permet au contraire d’affronter ces températures. Nous proposons de replanter à vaste échelle le bocage tarnais, de telle sorte que nous puissions minimiser les vagues de chaleur et ralentir le cycle de l’eau. Aujourd’hui c’est déjà une problématique très importante. Il y a des arrêtés dans le Tarn et la Haute-Garonne, parce que la sécheresse est encore là en octobre. On peut mener des politiques d’acclimatation. C’est un mot que je préfère à l’adaptation. L’adaptation dans le modèle actuel, c’est installer la clim. L’acclimatation, c’est prendre en considération le dérèglement climatique et trouver des moyens avec le vivant d’atténuer ces impacts.
Cette utopie concrète, de grande envergure, est séduisante. Avez-vous eu l’occasion de la présenter aux habitants, aux élus locaux, en dehors des cercles militants ? Quelles sont les objections que vous rencontrez ?
Cet automne, nous sommes littéralement entrés en campagne pour ce projet. Nous sommes allés dans les villages et, tous les samedis et dimanches, sur les marchés avec un tract qui résume nos propositions. Nous sommes allés le mettre dans les boîtes aux lettres des habitants du territoire. Donc le projet est aujourd’hui largement connu localement, grâce au travail de nos bénévoles. On a des retours très enthousiastes. Ça a déclenché quelque chose chez les habitants. L’idée qu’on n’est pas simplement contre, mais qu’on est aussi pour quelque chose, ça a changé le regard sur le collectif La voie est libre. Beaucoup nous ont rejoints après avoir découvert ces propositions, à la fois des habitants et des personnalités de la société civile.
« Nous ne sommes pas de simples opposants à l’autoroute A69, nous sommes des bâtisseurs », écrivez-vous. Est-il essentiel à vos yeux, dans une lutte comme celle contre l’autoroute A69, de formuler un contre-projet crédible ?
L’idée, c’est de se projeter dans quelque chose d’autre. C’est ce qui manque bien souvent à l’écologie aujourd’hui. Elle est dans une forme de critique de la trajectoire présente, mais elle a du mal à formuler une vision. On a essayé de traiter toutes les problématiques de la vie de nos concitoyens au quotidien. Si on fait des propositions concrètes, on peut arriver à montrer que l’écologie a aussi une dimension positive dans leur vie. Parce qu’on peut sortir de nos dépendances et replacer une question fondamentale au cœur des débats : la question du bonheur et de la convivialité. C’est le sens de notre projet. Il est peut-être plus humble que celui des partisans de l’autoroute en termes de moyens déployés, mais il est beaucoup plus fort, parce qu’il remet au centre la question de nos liens. Quels liens voulons-nous demain entre nous, avec la terre et avec le monde ?
Parmi les équipements que vous projetez, certains frappent particulièrement l’imagination, comme la base aérienne low tech, avec ballons et planeurs. Vous avez également fait de fausses publicités pour une future « manufacture cyclomobile du Tarn ». Quel doit être selon vous le rôle de l’image, des imaginaires, dans une lutte comme la vôtre ?
Les imaginaires sont absolument fondamentaux dans la lutte. Ils permettent de faire un pas de côté par rapport à la voie toute tracée du capitalisme. Il faut réinvestir l’imaginaire. C’est ce que nous avons fait également en défendant nos arbres, en y habitant pendant des semaines. Il faut continuer aussi à montrer notre joie, à montrer que nous construisons des liens dans la lutte. C’est par la convivialité qu’on peut réussir à sortir de la trajectoire actuelle. Je crois que cette convivialité est très politique.
1. Rédigée en 1933 sous l’égide de l’architecte Le Corbusier, la charte d’Athènes énonce les principes d’un urbanisme moderne, fondé sur la séparation des fonctions (travail, résidence) dans l'espace. Ils ont été mis en œuvre à grande échelle dans les opérations d'aménagement urbain après 1945.
Le détail du projet Une autre voie est en ligne www.uneautrevoieorg.wordpress.com
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