Quartier de la Noue, Bagnolet. On entend les vrombissements continus de l’autoroute et les enfants qui babillent dans le parc des Guilands après l’école. Un petit escalier extérieur en béton et encore cet écriteau sur la devanture : « Centre social Toffoleti ». C’est ici que germe discrètement Verdragon, la première maison d’écologie populaire de France. Fruit d’une rencontre entre Alternatiba Paris et le Front de mères à Beaumont-sur-Oise l’été dernier, Verdragon incarne la génération Adama et la génération climat lorsqu’elles décident de ne faire qu’une. Comme clef de voûte des convergences, la respiration : « On ne veut pas que nos enfants meurent à cause de la pollution de l’échangeur autoroutier du 93 qui frôle nos habitats et nos écoles, on ne veut pas que nos enfants meurent asphyxiés sous le poids de trois gendarmes », résumait lors de cette rencontre à Beaumont-sur-Oise la porte parole du Front de mères, Fatima Ouassak.
Le Front de mères n’a pas attendu Alternatiba pour mener des luttes écologistes : végétaliser l’alimentation des cantines de Bagnolet fut d’ailleurs l’un des premiers combats de ce syndicat de parents d'élèves de quartier populaires. Mais en unissant leurs forces, les deux entités dépassent les jolis slogans et discours assurant que justice environnementale et sociale vont de pair : Alternatiba et le Front des mères habitent le concept, le construisent, le décorent et lui donnent corps : 14 rue de l’Épine Prolongée, deux étages, 960 m2 et un bail signé à la mi-avril. Verdragon, comme cette roche magique qui, dans la série Game of Thrones, permet de vaincre les plus puissants ennemis. Vert, le dragon présent dans les mangas qui peuplent l'imaginaire des enfants du quartier, puissant et non-genré, explique Fatima Ouassak. « Fatima, c’est un peu spiderman, elle a tissé sa toile pour tous nous lier et créer un lieu dont on était nombreuses à rêver », glisse Anissa, membre du Front de mères, entre deux cagettes de légumes.
Carottes, panais et luttes victorieuses
Dans la pièce centrale encore en travaux, un grand canapé d’angle où une jeune femme en robe longue allaite un nourisson en discutant avec sa voisine qui trie les carottes. Mardi, c’est le jour de l’Amap : un gamin aux boucles brunes traverse en trombe la pièce ; tête la première, bras en arrière et un panais dans chaque main. Deux quinquagénaires patientent timidement dans un coin. Une femme compte les paniers distribués, ceux qui attendent encore d’être récupérés. « On essaie de proposer des légumes accessibles au plus grand nombre sans sous-payer notre géniale maraîchère picarde, Anne-Charlotte Petit. Et permettre au gens d’apprivoiser le concept d’Amap, qui n’est pas dans nos habitudes », explique-t-elle en caressant d’une main l‘enfant endormi contre son ventre.
Dimanche 13 juin, cette grande pièce encore un peu vide sera le théâtre d’une grande fête célébrant l’inauguration de Verdragon, retardée par le Covid-19. Au programme : un atelier cuisine pour les enfants, car « sur l’alimentation, l’exigence n’est pas une option », affirme Anissa. Cuisiner, c’est transmettre par la pratique le goût des bons produits, tisser des liens autour d’une activité ludique, découvrir et faire découvrir la richesse des cultures qui ici se croisent. Et pour apprendre en jouant, la Fresque du climat sera aussi de la partie avec ses cartes et ateliers autour des défis climatiques. Avant de finir la journée autour d’un banquet-concert, les militants anti-nucléaires de Plogoff viendront raconter leur victoire contre la construction d’une centrale, « parce qu’on a besoin de luttes victorieuses », abonde Delphine du Front de mères.
Il y a quelques semaines déjà, Verdragon accueillait une autre lutte victorieuse, celle des femmes de chambre de l‘hôtel Ibis Batignolles qui, après 22 mois de grève, ont obtenu la hausse de salaire et la baisse de cadence qu‘elles exigeaient. « Le 30 mai, on a braqué la fête des mères ! L‘idée était de faire de cette journée à l‘origine réactionnaire une célébration de nos luttes et de nos victoires. Il y avait Assa Traoré, l‘autrice Kaoutar Harchi, la philosophe Benjamine Weill, les grévistes de l‘Ibis... », raconte Delphine avec un enthousiasme non dissimulé.
Les quartiers populaires, victimes invisibles de la pollution environnementale
Pour l’avenir, Delphine imagine à Verdragon de nombreuses rencontres autour des luttes, notamment celles qui touchent aux nuisances industrielles. Comme bon nombre de communes en banlieue parisienne, Bagnolet multiplie les sources de pollutions environnementales. L’usine Thomet, fermée depuis 2013 et anciennement spécialisée dans le revêtement des métaux, dont les hangars contiennent encore sept tonnes de solvants halogénés et de cyanure sur lesquels la préfecture ferme les yeux. L’échangeur autoroutier du 93 et ses pots d’échappements qui crachent leur fumée noire sur les toits des crèches et hôpitaux. Les taux de gaz polluants les plus élevés enregistrés par AirParif (l‘organisme agréé par le ministère de l'Environnement pour la surveillance de la qualité de l'air en région Île-de-France) sont très exactement dans ces quartiers populaires, cerclés par le périphérique et traversés de bretelles d’autoroute. Et ce, sur une population plus vulnérable aux conséquences de cette pollution car sujette à la précarité médicale, aux métiers à risques, à des habitats insalubres, une obésité supérieure à la moyenne…
Razmig Keucheyan, dansLa Nature est un champ de bataille (Editions la Découverte, 2018), s’est essayé à superposer, en Île-de-France, variables sociologiques qui permettent de déterminer la richesse d’un territoire et variables environnementales (divisées en « ressources » : plans d’eau, espaces verts, forêts…, et en « handicaps » environnementaux : taux de dioxyde d’azote, pollution, zones inondables, usines classées Seveso, bruit routier, ferroviaire, aéroportuaire). Résultat : l’ensemble socio-urbain le plus défavorisé est sensiblement plus exposé aux risques Seveso, bruits ferroviaires et routiers, pollutions de proximité…
« L‘écologie ne peut pas être un privilège bourgeois ! »
Razmig Keucheyan évoque aussi la résurgence du saturnisme, maladie causée par la présence de plomb dans les bâtiments anciens et dégradés et responsable de troubles neurologiques et anomalies de développement chez l’enfant. Une inégalité environnementale qu’on peut aller jusqu’à nommer racisme environnemental : une enquête menée en 2002 pour le compte de la mairie de Paris recense plus d’un millier d’immeubles insalubres dans la capitale, or 80 % de personnes qui y habitent sont des immigrés, dont un tiers de sans papiers. Une autre étude statistique, publiée par le Journal of Environmental Planning and Management, démontre quant à elle qu’en France, chaque pourcentage supplémentaire de la population d’une ville née à l’étranger augmente de 30 % les chances pour qu’un incinérateur à déchets, émetteur de pollutions et donc nocif pour la santé y soit installé… un fléau trop peu présent dans le débat public aux yeux des membres de Verdragon et de leurs soutiens. « L‘écologie ne peut pas être un privilège bourgeois ! », scande l‘écrivaine et sociologue Kaoutar Harchi dans une vidéo de soutien aux fondateurs de cette première maison de l‘écologie populaire.
Et si Bagnolet est en première ligne parmi les victimes environnementales, ses habitants sont aussi pionniers d’une lutte écologiste qui tait son nom, faute de représentations politiques. « Parce qu‘on nous déterritorialise, on nous empêche d’habiter l’espace public et donc politique, on intimide nos enfants à coups de contrôles répétés quand ce n’est pas pire », martèle Fatima Ouassak. Reprendre l’espace donc, au cœur du quartier. Anissa passe au café du centre ville après avoir emmené ses petits à l’école, en profite pour inviter ceux qui y sont à l’inauguration de ce dimanche 13 juin.
Delphine songe que les militants d’Alternatiba Paris n’ont peut-être jamais mis les pieds à Bagnolet, et que c’est l’occasion. Toutes deux rêvent un lieu qui, dès cet été, grouillera de monde et d’éclats de rire, de conférences et d’ateliers. « Un lieu de transmission horizontale, de partage, d’éducation populaire autour de l’écologie », résume Anissa. Pour permettre le fonctionnement de ce lieu pionnier, un financement participatif a été lancé afin d’aider les collectifs à payer le loyer, les travaux et les aménagements du bâtiment. 80% de leur objectif a été atteint, il ne leur reste plus que quelques jours pour atteindre les 100%.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don