Article issu de notre hors-série Renouer avec le vivant, avec Baptiste Morizot, disponible ici.
L'idée ambiante est qu’il faudrait « remettre de la nature en ville ». Vous, a contrario, parlez plutôt de « remettre la ville dans la nature ». Quelle est la différence ?
J’ai parcouru du chemin entre la première édition de Marseille, ville sauvageen 2012 et sa réédition en 2020. Cela se ressent notamment dans le passage du terme « ville sauvage » à celui de « ville terrestre ». À l’époque, j’avais une fascination esthétique et philosophique pour la documentation de l’irruption du végétal dans la ville, dans le prolongement des travaux de Gilles Clément. L’idée sous jacente était de faire de Marseille la capitale du tiers-paysage car on y trouve de nombreux espaces vacants, friches, dents creuses, et un urbanisme qu’on pourrait qualifier de « spontané ». C’est l’anti haussmannien par excellence, une ville où les choses dont on ne veut pas repoussent malgré tout. Cela éveillait en moi des émotions très profondes, de l’ordre de la renaissance, de l’insubordination, de la désobéissance douce. D’un point de vue conceptuel, ces plantes rudérales (qui poussent entre les pavés, dans les décombres, les ruines…) viennent nous rappeler que dès que l’action humaine s’arrête, la végétation, ce socle de la pyramide biotique, repousse et que la ville n’est pas, comme le pense Hegel, le milieu dans lequel l’esprit peut advenir, mais un fragment intéressant de l’écorce terrestre. Il n’y a donc pas à remettre la ville dans la nature : la ville est dans la nature. Cette phrase est à la limite de l’impensable car on s’est habitué à désigner la nature comme l’autre de la ville et l’autre de l’humain. Ce qui rend le dualisme homme-nature possible, c’est la ville, qui en est la condition de possibilité matérielle, l’infrastructure. C’était mon projet d’alors, de décrire cette ville sauvage avec une forme originale, libre.
Qu’est-ce qui a changé ?
Je pouvais faire cela à l’époque parce qu’il n’y avait presque rien d’écrit sur le sujet à part les travaux de quelques pionniers comme la géographe Nathalie Blanc, l’écologue Philippe Clergeau, le géographe Augustin Berque, la paysagiste Anne Whiston Spirn... C’était une manière d’interpeller le monde de l’urbanisme et de l’architecture. Dix ans plus tard, les choses ont énormément changé. Les projets scientifiques sur la nature en ville initiés à la suite du Grenelle de l’environnement ont donné lieu à des dispositifs réglementaires d’intégration de la trame verte dans le PLU [plan local d’urbanisme, ndlr]. C’est un événement décisif. Pas tant en termes de résultats, mais en termes de culture institutionnelle, parce que la préservation ou la création de continuités végétales va jouer un rôle réglementaire dans le PLU. Alors qu’il n’y avait que des urbanistes autour de la table, il y a désormais des écologues (ce qui n’empêche pas que les uns ne comprennent pas encore dans le détail la discipline de l’autre). Les élus se sont mis à communiquer sur ces projets et ont arrêté d’asphalter les pieds d’arbre en tenant des discours parfois naïfs sur le rôle de la nature en ville. Pour moi, cela devenait problématique. Les idées que j’essayais, dans le livre, de faire délicatement avancer sur un plan quelque peu poétique étaient en train de devenir une espèce de com’ institutionnelle, très classes moyennes supérieures. Je me retrouvais malgré moi solidaire de ce phénomène, je me reprochais d’avoir été à l’avant-poste d’un mouvement que je désapprouvais dans la forme qu’il prenait. J’ai rédigé à ce moment-là un petit texte de mise au point avec moi-même, intitulé « Villes terrestres », que j’ai étendu pour en faire la préface de cette nouvelle édition. L’idée est la suivante : si la question de la nature en ville est intéressante, c’est uniquement dans la mesure où elle est solidaire de l’intégration écologique des villes, c’est-à-dire de la façon dont les sociétés humaines s’inscrivent dans la biosphère.
Il y a un langage très « nature en ville » qui se développe chez les urbanistes et au sein des collectivités, celui de l’écologie du paysage : la tâche (la niche), le corridor (le passage), la trame… Faut-il tout de même parler ce langage ?
Si je dis oui, cela donne l’impression que nos problèmes sont relativement faciles à régler : il suffirait que les urbanistes apprennent le langage de l’écologie du paysage. Simplement, cette position, si respectable soit elle, n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Nous sommes au seuil d’une révolution écologique des villes qui est d’une ampleur qui nous dépasse tous. Aucune personne, aucune discipline, aucun champ de recherche ne peut prétendre faire autorité. C’est en un sens le sujet de la crise écologique et de toutes les humanités environnementales : comment habiter la Terre ? Démographie, énergie, climat… tout y passe. C’est colossal, et donc forcément un peu désarmant. Mais j’ai vu germer des petites graines, comme l’exposition « Taking the Country’s Side » de Sébastien Marot à la Triennale d’architecture de Lisbonne l’hiver dernier, qui promeut la notion d’« agritecture » ; ou encore la défense et le développement du mouvement biorégionaliste, sous la plume de Mathias Rollot. Ce sont là des dynamiques de recherche qui me semblent très prometteuses et tracent des lignes directrices pour des programmes de recherche dans les années qui viennent. Elles pourraient aussi favoriser l’émergence chez les aménageurs et chez les écologues d’une culture partagée de l’écologie urbaine, ou plutôt d’un urbanisme écologique. Pour cela, toutes les bonnes volontés sont bienvenues de ceux qui font un potager sur leur terrasse à ceux qui pensent la place du piéton dans la ville ou l’agriculture urbaine, à tous les collectifs d’architectes comme Bruit du Frigo ou Yes We Camp qui travaillent, pour certains depuis vingt ans, à réformer la structure de la commande publique.
Vous vous référez à l’« écologie urbaine ». Ce qui est fascinant, c’est que cette construction sémantique renvoie côte à côte quelque chose de surdéterminant - la biosphère et nos interactions avec elle - et un « fait total » la ville, qui est là où se fait et se pense la civilisation. Toute civilisation est urbaine. Comment articuler ces deux pôles ?
Cette façon de formuler la question est légèrement différente de la mienne, mais tout à fait dans la ligne des méditations de ce livre. C’est la vertu des kans dans l’éducation zen : « Est-ce l’œuf qui précède la poule ou la poule qui précède l’œuf ? Va dans la montagne et reviens avec une réponse. » Le but du kan est de dépasser le stade de la compréhension rationnelle. Avec l’écologie urbaine, on est à ce niveau de questionnement gigantesque que j’affectionne parce que cela rend la raison plus humble ; et la question, posée en ces termes, me semble passionnante. Je ne vais donc pas y répondre, car son grand intérêt est juste d’être posée. Avec Marseille, ville sauvage, j’ai passé deux ans à me demander : « Est-ce qu’on ne pourrait pas penser la ville comme l’habitat naturel d’Homo sapiens ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? » La question insistait, sans que je cherche précisément une réponse.
Concernant l’écologie urbaine, il faut préciser que ce n’est pas une formation lexicale que j’aurais faite, mais bien un champ de recherche. Dans l’histoire des sciences, plusieurs laboratoires et chercheurs ont revendiqué faire de l’écologie urbaine, avec deux camps principaux. L’école de Chicago, dans les années 1930, étudiait les processus de ségrégation entre Blancs et Noirs, riches et pauvres, en utilisant les méthodes de l’écologie. Mais elle ne s’intéressait qu’aux relations entre êtres humains dans un espace sans terre, sans ciel, sans plantes. Le second camp, constitué de Clergeau et ses collègues, s’inscrivait dans la filiation de Herbert Sukopp, un écologue allemand dans le Berlin de l’après-guerre qui étudiait les plantes repoussant dans les ruines. Il avançait que s’il y avait une écologie des forêts ou des lacs, il devait aussi y avoir une écologie de la ville, écosystème principalement constitué de plantes rudérales, avec des espèces d’oiseaux dominantes, etc. Cela pose des problèmes épistémologiques puisque l’écologie est généralement une science de la perturbation des écosystèmes par les êtres humains. Or, la ville est plus qu’un écosystème perturbé : on est plutôt en présence du retour de la vie dans un écosystème quasi détruit ou intensément minéralisé. Bref, on a un premier camp qui n’étudie que les humains sans considérer les non-humains, et un second qui fait le contraire. Cette bipartition de l’écologie urbaine rejouait jusqu’ici l’éternel partage entre humains et non-humains, sciences naturelles et sciences sociales, et cela m’intéressait de ressaisir l’écologie urbaine et de réfléchir à ce qui pourrait être nouveau un kan zen : comment penser une écologie urbaine qui soit une science de la relation des urbains avec les autres vivants de leur territoire partagé. C’est à cette question que viennent aujourd’hui répondre l’agritecture et le biorégionalisme évoqués plus haut.
Le débat se structure autour de l’idée de réensauvager la ville. Vous évoquez vous l’idée iconoclaste de réenclaver la ville. Est-ce que la ville n’a pas, finalement, vocation à être cet espace extrêmement anthropisé et minéral, pauvre en non-humains ? Doit-on nécessairement la penser comme un lieu du renouement avec la nature ?
Lorsque j’ai écrit Marseille, ville sauvage, j’étais sous l’emprise émotionnelle et conceptuelle du sauvage dans la ville. Puis j’ai vu apparaître avec gêne ces slogans de la « nature en ville », et me suis par ailleurs plongé dans les livres d’Augustin Berque. A débuté alors une période de quelques années où (sans oser le dire trop fort, car je marche sur des œufs avec ces sujets complexes) je proposais une idée un peu taboue : réenclaver les villes. Après tout, le modèle urbain « éternel », d’avant la civilisation industrielle et pour toutes les civilisations, était celui-ci : une ville avec des murailles, au-delà des champs pour l’alimenter et auxquels retournent les matières fécales et l’urine, ce qui produit un métabolisme complet ville-campagne. Dans l’enceinte de la ville, pas besoin de plantes, ce n’est pas le lieu. Berque avait formulé avec force cette idée dans un livre magistral intitulé Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident publié aux éditions du Félin en 2010, qui fait une genèse du pavillonnaire depuis la Chine antique et de la fascination des urbains pour une nature mal comprise. L’urbain rêve de nature, voire de vivre dans la nature, et le propos du livre est d’expliquer : la nature n’est pas faite pour y habiter, puisque ce que vous entendez par nature, c’est l’érème (par opposition à l’écoumène), soit l’endroit où l’humain ne vit pas. Arrêtons de vouloir vivre là où l’humain ne vit pas, c’est misanthrope et absurde. Restez chez vous les humains, habitez en ville ! Il dit également que la mise en scène par une muraille du rapport ville-nature a toujours fait partie des dispositifs par lesquels un monde a mis en scène le sens qu’il se donne. L’articulation de ces trois espaces (ville-campagne-nature) est au cœur de nos dispositifs symboliques pour nous penser nous-mêmes, les uns les autres, les esprits, les cultes… Berque invite à remettre en scène, et pour cela il faut des limites de l’un à l’autre.
Cette ville enclavée serait une ville qui s’autolimite dans sa taille, qui est connectée directement aux ressources indispensables à la satisfaction de ses besoins et qui laisse ensuite un espace libre aux autres vivants en dehors de ses murs ?
En quelque sorte, et ce n’est pas une utopie : c’était ça la ville jusqu’à récemment. Néanmoins, je n’affirme plus aujourd’hui cette idée-là comme le modèle, je dis simplement qu’on ne peut plus se passer d’en parler. À l’inverse, il y a une idée élégante et intéressante qui vient de David Holmgren, l’auteur de Permaculture, qui invite dans RetroSuburbia à réinvestir le périurbain : face au changement climatique et au stress économique qui va s’intensifier, s’en sortiront ceux qui auront à manger dans leur jardin. Les centres-villes risquent de se retrouver mis à mal, et les gens isolés aussi. Si le périurbain devient un grand jardin où les gens peuvent cultiver dans leur pavillon, alors c’est là qu’est l’avenir. Il ne faut donc pas tenter de revenir à des villes contenues (trop tard) ni détruire le périurbain, mais le cultiver. C’est ce à quoi ressemblait la France du XVIIe siècle : une série de bourgs ruraux et de campagnes habitées.
La question de la muraille (symbolique) de la ville est intéressante : en séparant, elle permet d’exister. Mais on revient à une humanité de citadins qui regarde la nature depuis ses remparts. En souhaitant recréer ce partage plus net, est-ce qu’on ne se mord pas la queue ? Ou le problème aujourd’hui ne serait-il pas tant le partage entre nature et culture que la domination de l’une sur l’autre ?
Ma réponse est : Du geste à la cité, d’Augustin Berque. Il analyse la finesse de la spatialité japonaise, c’est-à‑dire le rapport de cette société aux trois espaces (ville, campagne et nature), et surtout la mise en scène de ces trois rapports à toutes les échelles, de la porte au jardin, à la terrasse, à la vue sur les lointains… On regarde la montagne au loin depuis son engawa (terrasse) ; un muret cache l’espace de la ville et de la campagne ; le jardin (sauvagement sophistiqué) se met en continuité avec la montagne ; les kamis (dieux) de la montagne descendent le long de la pente, comme l’eau, et la maison est mise sur pilotis pour laisser circuler ces esprits sous elle. Des poèmes traditionnels viennent aussi faire vivre la montagne dans la culture, tandis que la cérémonie du thé se fait dans une petite cabane, qui rejoue l’ermite dans sa montagne. Puis on sort de chez soi et on est dans Tokyo. On ne peut bien entendu pas prendre cela en modèle, l’importer dans notre culture ; mais on pourrait sûrement retrouver dans notre tradition occidentale, urbaine et rurale, des éléments à mobiliser pour articuler forme urbaine, forme symbolique, sensibilité, et que la ville devienne un lieu d’éducation à notre inscription dans la nature.
Notre sensibilité est forgée par le spectaculaire, la nature sauvage, foisonnante, la taille… Est-ce qu’il faudrait stimuler au contraire une attention au petit, au commun, à l’épars ? Au moineau plutôt qu’à l’aigle ? La célèbre phrase d’Aldo Leopold convient bien ici : « Les mauvaises herbes d’un lotissement sont porteuses du même enseignement écologique que les séquoias »...
Les sentiers métropolitains ont été pour moi une immense aventure esthétique et conceptuelle. Depuis 2010, j’ai dû faire 2 000 kilomètres à pied dans des métropoles de France et du monde. Je me suis rendu compte que, parmi nos bons compagnons de marche, les gens issus des sciences sociales comprenaient bien ce qu’on faisait car il était naturel pour eux de prêter une attention soutenue à l’ordinaire. Il existe une esthétique de l’ordinaire, et lorsqu’on a commencé à y prendre goût, c’est l’extraordinaire qui paraît banal. Le pavillon, l’herbe qui pousse, la nuance entre deux façons de nettoyer sa bagnole, l’attention à ces petites choses déporte de l’esthétique du grandiose et des classes dominantes vers l’esthétique vernaculaire : la beauté du fait-maison, par des gens qui n’ont pas de préjugés de classe particuliers ou en tout cas pas ceux de la classe dominante.
C’est de cet amour du vernaculaire qu’est né le GR2013 ?
Il est né de toute cette histoire philosophique, esthétique et politique de « ville sauvage » et de « changement de paradigme ». Je voulais inventer un projet simple, populaire, abordable, qui parle à ma grand-mère. J’étais conscient que notre idée de la nature se construisait aussi sur des pratiques sociales comme celle de la randonnée pédestre. Sauf que cette pratique sociale de la marche se fait loin des villes. Alors pourquoi ne pas la transférer dans le périurbain, comme nous invitaient à le faire les « artistes-marcheurs » qui forment à Marseille une scène assez identifiée ? Le geste me paraissait iconoclaste et beau, une manière de redescendre de mes idées philosophiques pour leur donner une forme sociale. Donc c’était ça : faire randonner des gens dans le périurbain marseillais pour s’offrir une expérience collective par-delà ville et nature. Ça a été une grande success story : 365 km homologués en 3 ans, 150 000 visiteurs en 2013, médaille d’urbanisme de l’Académie d’architecture, meilleur nouveau sentier du monde du National Geographic, 240 parutions presse…
En quoi cette rando dans le périurbain serait-elle par-delà ville et nature ?
Parce qu’on se met à regarder des espaces intermédiaires qui ne sont plus vraiment urbains (faubourgs, zones industrielles, pavillons), où il y a du végétal, du bâti, et de la friction entre les deux. Quand on passe une journée entière à regarder ce type d’espaces dans une posture de randonneur d’admiration, de curiosité, d’émerveillement, on se met à porter un regard bienveillant sur un territoire violenté, mais où la vie est encore présente. Au sud de l’étang de Berre, il y a un bout de plage où vivent beaucoup de familles issues de rapatriés d’Algérie, au fond, on voit des raffineries de pétrole, on jouxte une zone Natura 2000 pendant qu’un avion décolle, des gens se baignent et traînent avec pizza et glacière… On fait l’inventaire des mille façons dont les humains habitent la Terre. Et en même temps, on découvre des espaces auxquels on ne prête habituellement pas attention. Nos marches sont des exercices pratiques de modification de nos spatialités intimes, des manières d’habiter nos lieux de vie. Ça en devient presque ridicule de vouloir aller marcher dans la montagne !
BIO EXPRESS
Baptiste Lanaspeze est éditeur et auteur de plusieurs ouvrages sur la métropole de Marseille. Après avoir obtenu un master en philosophie, il travaille en tant que directeur de collection aux éditions Autrement, puis fonde la maison d’édition indépendante Wildproject en 2008. Le catalogue de Wildproject compte plusieurs collections et s'est imposé comme une référence dans les humanités écologiques.
Il a également collaboré à plusieurs reprises avec le photographe Geoffroy Mathieu et préfacé son ouvrage La Mauvaise Réputation, qui vient de paraître aux éditions Zoème.
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