Bascules #3 - Nous avions raison
« Il faut haïr d’avance le jour de défaite où il faudrait écrire : « Nous avions raison. » Découvrez l'avant-propos de Bascules #3, par Youness Bousenna, en accès libre.
« Il faut haïr d’avance le jour de défaite où il faudrait écrire : « Nous avions raison. » Découvrez l'avant-propos de Bascules #3, par Youness Bousenna, en accès libre.
Savoir ne suffit plus. Pourtant, la légende persiste. La fabrique de l’ignorance triomphait à la fin du XXe siècle. Notre début de XXIe siècle consacre l’obsession de la connaissance. Avec un même résultat : anesthésier l’impatience. Nathaniel Rich a raconté, dans Perdre la Terre (Seuil, 2019), comment les constats confirmés de rapport en rapport depuis quarante ans par le Giec étaient connus dès 1979. Le journaliste américain a aussi relaté la manière dont l’action a été étouffée dans les années 1980, décennie de triomphe néolibéral où les deux grands missionnaires de cette révolution conservatrice, Ronald Reagan et Margaret Thatcher, créaient le « Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat » comme une institution neutre et autonome.
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C’était en 1988. Il fallait déjà conjurer le risque d’une expertise politisée, et sûrement aussi préparer l’après. Jusque-là, on ne faisait rien parce qu’on ne savait pas ; à présent, on attendra de savoir pour agir. De cette logique perverse est née une increvable mythologie : la « prise de conscience », expression dont la religiosité manifeste la nature du miracle escompté – celle d’une conversion universelle par la seule puissance du verbe qui émane d’un groupe, non de prophètes, mais d’experts éclairés par la vérité.
En attendant ce prodige, l’écologie officielle supprime les pailles en plastique et les tickets de caisse. Faire plus serait punitif, car incompris. Un rayon entier de la pensée critique démolit les fondements de ce récit, documentant la fabrique du déni depuis le début de l’ère industrielle, et en surligne les effets pervers – dépolitisation, procrastination, déresponsabilisation. Levons tout de même l’ambiguïté : la connaissance scientifique de l’Anthropocène est non seulement capitale, mais vitale.
C’est sa prééminence suspecte dans un agenda politique caractérisé par l’inaction qu’il s’agit de dénoncer. Si les années 2010 justifiaient encore le quiproquo, ce début de décennie 2020 le discrédite chaque saison. Mégafeux, mégasécheresses, mégacanicules : tout le monde voit, devine, comprend. Mais 2023 n’en sera pas moins l’année du record de consommation de charbon, de pétrole et d’avions. Voir le monde mourir n’empêche pas de continuer à faire sa vie. Pire, à mesure que les calamités s’additionnent, une armée de « dénialistes » se structure – une étude du CNRS chiffre à 30 % les comptes Twitter appartenant à cette mouvance parmi ceux évoquant les questions climatiques. Faut-il d’autres preuves de l’inconsistance de la « prise de conscience » ?
Savoir ne sera jamais sentir ni faire, ces deux fondations sur lesquelles s’édifie Bascules. Ce troisième numéro est bâti avec la même conviction que les deux qui l’ont précédé, celle d’offrir un espace aux intellectuels et aux chercheurs qui bâtissent, par leur travail, les seuls horizons vivables pour demain. Et ces horizons n’en font qu’un, car la diversité des dix objets évoqués, de la polyactivité à la débrouille comme art de vivre, de l’ordre sans la police aux potagers urbains, projette un même geste : refonder nos collectifs humains autour des communs et de la convivialité qu’ils appellent, pour les réenchâsser dans leur environnement vivant.
Contre le technocratisme vert qui s’impose et ses injonctions à la résilience, nos bascules ne proposent pas de vaines contre-mesures, mais un chemin où l’esprit est irrigué par les sens et nourri par une révolte devant ce qui, mois après mois, est écrasé dans l’indifférence. La colère et l’inquiétude n’en feront jamais une voie droite ni facile. Mais ce chemin est guidé par une boussole invariable, une certitude de justesse qui pourrait se résumer d’une phrase que nous redoutons d’avoir bientôt à conjuguer à l’imparfait. Car il faut haïr d’avance le jour de défaite où il faudrait écrire : « Nous avions raison. »•
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