Agriculture et techno-critique

Bertrand Louart, saper la méga-machine

Photo : Yohanne Lamoulère

Bertrand Louart, menuisier-ébéniste à la coopérative de Longo Maï, vient de publier Réappropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle, aux éditions La Lenteur. Contre notre ultra-dépendance à la « méga-machine », il prône la réappropriation des arts et des métiers.

Le travail manuel me repose du travail intellectuel et inversement », répond Bertrand Louart lorsqu’on lui demande ce qui occupe ses journées. Il les partage entre la menuiserie de Longo Maï (lire notre reportage), lieu collectif qu’il habite dans les Alpes-de-Haute-Provence, et son bureau où s’amoncellent brochures, tracts, livres écrits par d’autres et manuscrits de ses propres œuvres. Le besoin d’écrire lui est venu après l’accident nucléaire de Tchernobyl, en 1986. « Je faisais des études de biologie, et j’avais foi dans les sciences et les technologies pour résoudre les problèmes de l’humanité,se souvient-il. Le déferlement d’arrogance et de mépris des nucléaristes français a achevé de me convaincre qu’il y avait quelque chose de pourri au royaume de la science. » Et donc, une pensée critique à aiguiser. 

Article issu de notre hors-série « Comment nous pourrions vivre «, avec Corinne Morel Darleux. Disponible sur notre boutique.


La fibre de la menuiserie lui vient un peu plus tard. Après des études de biologie avortées, il rejoint une imprimerie près d’Orléans. Bilan : le salariat et « les petits chefs » ne sont pas non plus pour lui. À cette époque, il écrit et distribue déjà quelques tracts et brochures, participe à la lutte contre les TGV, fait la rencontre de la bande des rédacteurs de la revue anti-industrielle L’Encyclopédie des nuisances. Il se retrouve, dans ce contexte, avec une joyeuse troupe de jeunes architectes qui squattent un atelier du XXe arrondissement parisien. Bertrand Louart découvre les exultations de la vie en communauté et profite des cours du soir de menuiserie-ébénisterie de la ville de Paris, dispensés par les professeurs de l’école Boulle. « Je suis devenu menuisier volant : je me baladais avec mon matériel pour donner des coups de pouce aux différents collectifs, aux copains qui s’installaient à la campagne… », se souvient-il. 

Dépossession des perspectives

En 2003, Bertrand Louart publie sa première brochure, sobrement intitulée « Quelques éléments critiques de la société industrielle ». S’y mêlent réflexions sur le capitalisme industriel, la science, la menuiserie… « C’était une tentative pour préciser la démarche de réappropriation dans laquelle les gens qui m’entouraient et moi-même étions engagés », résume-t-il. Cet écrit se nourrit d’expériences de vie, certes menées par fidélité à des convictions, mais aussi et surtout, écrit-il, par « nécessité ressentie d’articuler théorie et pratique pour ne pas sombrer dans la déréalisation qu’implique la perte de pouvoir sur son existence dans le salariat ». Pour Bertrand Louart, la réappropriation des savoir-faire est le pendant nécessaire de la critique du capitalisme industriel. Son analyse remonte jusqu’au mouvement des enclosures et à la destruction de l’autonomie collective et individuelle que celui-ci induit. Sa critique est anti-industrielle : elle pourfend autant le capitalisme que « les préceptes marxistes qui ont soutenu l’accroissement des forces productives et complètement fourvoyé les ouvriers ». La solution : « reprendre en main nos conditions d’existence, pour mieux vivre et pour saper la méga-machine ». 

Presque vingt ans plus tard, Bertrand Louart publie à La Lenteur une édition repensée et augmentée de cette première brochure, qu’il intitule Réappropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle. Entre-temps, divers mouvements sociaux et formes de lutte ont nourri sa pensée. Le mouvement des Gilets jaunes, qui confirme une intuition qu’il formulait alors : « Si les mouvements sociaux se cassent le nez,même lorsqu’ils sont massifs et radicaux, c’est dû à la dépendance aux marchandises. Les gens doivent malgré tout continuer à participer au système qu’ils rejettent pour se nourrir : le capitalisme industriel n’est pas seulement une dépossession matérielle, c’est une dépossession des perspectives. » À l’inverse, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes représente à ses yeux une source d’espoir, un interstice au sein duquel « une fraction de la jeunesse engagée articule critique de la société industrielle et reconquête d’autonomie matérielle ». 

Charrette à cheval et technocritique 

S’il a bien conscience que le rapport de force n’est actuellement pas du tout en faveur de ceux qui veulent changer le système, il rappelle que « la guerre d’Espagne ne s’est pas faite en deux jours, qu’il a fallu des dizaines d’années d’éducation populaire, de foisonnement d’initiatives venues de la base ». Il cite également l’Atelier Paysan (lire notre reportage), plus contemporain, dont les trois piliers sont justement l’éducation populaire, le rapport de force et la création d’alternatives. 

Dans les deux décennies qui séparent la brochure de l’ouvrage, Bertrand Louart a quitté son squat parisien pour la coopérative Longo Maï de Forcalquier, où il réside depuis 2008. Passé d’abord en simple visiteur lors d’un été de chantier collectif, il y partage désormais son temps entre la menuiserie, où il façonne les meubles, charpentes et escaliers des quelque 150 habitants, ses travaux d’écriture et les chevaux de trait avec lesquels il participe aux activités de maraîchage. « Longo Maï confirme la justesse et la nécessité de se réapproprier nos moyens de subsistance. Mais vivre ici me montre aussi les limites et contraintes : sur la technologie par exemple, il est difficile, même ici, de se passer d’ordinateurs et de smartphones. Et pourtant, ça nous isole les uns des autres, nous individualise », nuance-t-il. Profondément réticent à la technologie, Bertrand Louart pointe également les ambiguïtés de la démarche low-tech. « Ils ont compris le problème de la surproduction, mais n’y accolent pas de critique de la technique, déplore-t-il. On trouve des plans en open source pour construire une automobile… alors que c’est le concept même d’automobile qu’il faudrait remettre en cause, c’est l’invention la plus débile en termes de gâchis d’énergie. Déplacer 1,5 tonne de ferraille pour moins de 100 kg d’être humain… »

Son prochain projet : fabriquer des charrettes à cheval pour les déplacements des Longo-Maïens. « La traction animale, c’est l’avenir du genre humain ! » Une conviction qu’il tente également de transmettre dans son ouvrage qu’il conclut en ces termes : « Il est vital de commencer à construire les bases d’une société libre, avant d’étouffer sous le chaos et les ruines du vieux monde. » 

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