1/6 Bestiaire médiatique : l'intellectuel
L'intellectuel est-il vraiment mort ? Comment a-t-il disparu ? Découvrez le premier portait de notre série « Le bestiaire médiatique » dans notre Manuel d'autodéfense intellectuelle.
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Pour avoir l’air chic dans une discussion sur la vie des idées, commencez par affirmer que l’intellectuel est mort. D’ailleurs, s’il avait une tombe, on pourrait écrire dessus : « L’intellectuel, 1898-1980. » Et ce lieu commun ne sera pas tout à fait faux. D’abord parce qu’il est entériné par la somme de référence assénée à Sciences Po depuis trente ans, Le Siècle des intellectuels (Seuil, 1997), dirigée par Michel Winock. Ensuite parce que les deux dates correspondent vraiment à des événements. L’intellectuel est un capricorne, puisqu’il est né le 13 janvier 1898, et son papa s’appelle Émile Zola, auteur ce jour-là de « J’accuse… ! » dans L’Aurore, lettre de défense du capitaine Dreyfus. L’intellectuel éclot alors comme une espèce hybride, s’intercalant entre le savant et le politique : il est cet individu qui, jouissant d’une autorité acquise dans le ciel des idées, prend publiquement position dans le bas monde.
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L’intellectuel est donc un être à la fois moral et intelligent. Avec de telles qualités, son espérance de vie ne pouvait qu’être limitée. Elle a tout de même duré jusqu’au 15 avril 1980, périssant avec son plus éminent représentant, Jean-Paul Sartre. Voilà donc une existence de 82 ans, qu’on n’égrène pas sans ses inlassables références : La Trahison des clercs (1927), où Julien Benda fustige l’abandon des idéaux au profit des compromissions du réel ; Les Chiens de garde (1932), où Paul Nizan s’en prend au contraire à l’abandon du réel par les philosophes bourgeois ; L’Opium des intellectuels (1955), où Raymond Aron moque l’aveuglement de l’intelligentsia de gauche face à l’idéologie communiste. Énumérer autant de grands noms suffirait presque à donner raison au lieu commun.
Oui, l’intellectuel est mort. Parce qu’on n’imagine pas, sans vaciller entre le rire et l’effroi, Paul Valéry sommé par Mathieu Bock-Côté de donner son avis sur le burkini, parce que François Mauriac aurait sûrement perdu connaissance en s’asseyant à côté de Roland Cayrol sur le plateau de LCI, parce qu’une scène de science-fiction où Albert Camus devrait débattre des fraudeurs de la Sécu avec Agnès Verdier-Molinié semble plus improbable qu’un roman postapocalyptique où Nathalie Saint-Cricq produirait un commentaire intelligent. Bref, l’intellectuel est mort, tué par la starification, les chaînes d’info en continu, la « twittérisation » et la polarisation trumpienne du débat. Autant de conditions qui rendent impensable la possibilité d’un magistère moral…
Mais une tribu a trouvé une voie pour résister, et l’on doit à la finesse ethnologique de Nicolas Vieillescazes, directeur des éditions Amsterdam, de l’avoir débusquée. Il s’agit des intellectuels d’ambiance. Cette nouvelle espèce, dont l’historien Patrick Boucheron est l’un des spécimens les plus notables, « diffuse quelque chose s’apparentant à de la radicalité politique, mais avec la plus grande douceur et, surtout, sans donner le moindre contenu affirmatif à ses propos », écrit l’éditeur. Justement, que pense Pierre Rosanvallon du débat sur la réforme des retraites ? « Il est, à mon sens, le signe d’un profond ébranlement de notre système démocratique », osait gravement l’émérite conscience de gauche au Monde, dans un grand entretien en février où l’on ne relevait aucune occurrence des mots « capitalisme » et « néolibéralisme ». Avec un tel risque de zombification, la figure de l’intellectuel ne mériterait-elle pas d’avoir, elle aussi, droit au suicide assisté ?
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