Guyane française, 2003. Une équipe de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), organisme de recherche public financé par l’État, atterrit à l’aéroport international de Cayenne Félix-Éboué. La mission qui les amène : recueillir, auprès de 117 personnes issues des communautés Kali’na, Palikur mais aussi un Hmong, des Créoles et des Brésiliens, leurs connaissances traditionnelles sur le traitement du paludisme.
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En quelques semaines, le projet de recherche conduit à l’identification de 45 remèdes traditionnels et de 27 plantes, dont celle qui sera au cœur de vingt ans de combat judiciaire : Quassia amara, un arbuste tropical dont les propriétés antipaludéennes sont connues des populations locales depuis… le XVIIIe siècle. Elles ont été mises en évidence par Graman Quassi, un esclave affranchi du Suriname devenu médecin et sorcier, qui donna son nom à la plante.
Alors, quand de retour dans l’Héxagone, l’équipe de l’IRD dépose une demande de brevet portant sur l’utilisation de la plante pour le traitement du paludisme, à laquelle les populations autochtones ne sont associées ni comme titulaires ni comme inventeurs, « l’indignation gagne les peuples interrogés, les autorités locales et les chercheurs qui s’intéressent à la notion d’appropriation du vivant, c’est à dire, peu de monde », se souvient Marion Veber, membre du conseil d’administration de la Fondation Danielle Mitterrand, acteur français pionnier dans la lutte contre la biopiraterie.
Dans ce cas emblématique de biopiraterie, il est notamment reproché à l’IRD de ne pas avoir informé les participants de leur volonté de déposer un brevet découlant des recherches, de ne pas avoir obtenu leur consentement préalable libre et éclairé pour l’utilisation de leurs savoirs ; mais également de ne pas avoir organisé de partage juste et équitable des avantages découlant du projet, parmi lesquels les droits sur le brevet. L’obtention du brevet – toujours en cours d’instruction – pourrait donner à l’IRD le monopole de l’exploitation de la molécule pendant au moins vingt ans. Et par la même occasion, priver les populations locales des bénéfices de leurs propres remèdes ancestraux. De son côté, l’IRD dément les accusations.
Une colonisation du savoir
La logique de la biopiraterie, terme dont la paternité est attribuée au militant écologiste canadien Pat Mooney en 1993, est la suivante : des firmes pharmaceutiques, agroalimentaires ou cosmétiques occidentales puisent dans les plus gros foyers de biodiversité, situés dans les Suds, pour créer des produits supposés « innovants » afin de garantir leur monopole sur ceux-ci via le système des brevets. En 2023, l’Europe, représentée principalement par l’Office européen des brevets (OEB), a contribué à environ 24 % des demandes de brevets mondiales.
Par ailleurs, 50 % des brevets délivrés par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) sont le fait d’entreprises états-uniennes et japonaises. « C’est une méthode vieille comme le monde : s’enrichir de savoirs auprès de communautés qui déploient des méthodes très proches de la méthode scientifique, et ainsi transformer un bien commun en propriété privée », déplore Thomas Burelli, professeur de droit à l’Université d’Ottawa. Ce spécialiste de la décolonisation des rapports entre les scientifiques et les communautés autochtones a notamment été cosignataire de l’opposition au brevet Quassia amara.
Tabac, coca, quinquina, cacao, gaïac… L’appropriation des plantes ou semences sans rétribution ni partage avec les pays fournisseurs commence dès l’époque des « Grandes Découvertes ». « De 1492 au milieu du XVIIIe siècle, les Européens s’approprient en Amérique d’innombrables plantes médicinales au moyen d’expéditions scientifiques et d’interrogatoires, où ils collectent le savoir des Indiens et des esclaves pour marchander des drogues, poisons et abortifs et élaborent avec elles les premières politiques de santé. Dans le même temps, inquisiteurs et missionnaires interdisent l’usage rituel de certaines plantes », explique Samir Boumediene, chercheur en histoire des savoirs au CNRS, dans son ouvrage La Colonisation du savoir, publié aux Éditions des mondes à faire en 2016.
Il n’y a qu’à observer la composition des produits qui remplissent nos rayons pharmacie ou cosmétiques : vous aurez de grandes chances de relever des traces de margousier indien, aux propriétés fongicides, ou de hoodia, pouvant faire office de coupe-faim, ou encore de pervenche de Madagascar, célèbre pour être la source de plusieurs agents chimiothérapeutiques importants. Ces végétaux ont un point commun : ils ont tous été l’objet de biopiraterie ou sont suspectés de l’avoir été. « Dans leur défense, les instituts de recherche et les industries sous-entendent que les peuples leur ont fourni de vagues indices, et qu’eux ont abattu le gros du travail. Ils adoptent une posture de validation scientifique face à des remèdes qui existent depuis des millénaires ! C’est une chose de cibler une plante qui a du potentiel. C’en est une autre de comprendre sa saisonnalité, les propriétés de ses racines ou de son écorce », continue Thomas Burelli.
Instituts de recherche publics : premiers biopirates ?
Dans les années 1990, Christian Dior brevète six plantes originaires de Nouvelle-Calédonie, dont la connaissance se fait auprès des Kanaks, afin de les intégrer dans des produits cosmétiques haut de gamme. Dans cette affaire, l’attention est portée sur l’irresponsabilité de Dior : en 2018, la Nouvelle-Calédonie demande réparation à l’entreprise pour des ressources brevetées 20 ans auparavant. « Pourtant, les premières étapes de la recherche ont été effectuées par l’IRD, soit le secteur de la recherche publique, qui a le luxe, le temps et les ressources pour se rendre sur le terrain. Jamais Dior ou Pfizer n’iront dans la jungle amazonienne. Ils ont des intermédiaires pour cela, qui sont des laboratoires, des start-ups ou des instituts de recherche », nuance Thomas Burelli.
Dans le monde impitoyable du pillage de la biodiversité, il y a aussi des batailles qui se gagnent. En 1994, un brevet est concédé conjointement au géant multinational de l’agrochimie W. R. Grace et au département américain d’agriculture pour l’élaboration d’une formule pesticide à partir de graines du Neem, un arbre indien convoité pour ses propriétés insecticides. Sous l’impulsion de la militante écologiste Vandana Shiva, une délégation de paysans indiens et sri lankais obtient en 1999 plus de 100 000 signatures pour plaider la libération de l’arbre de Neem face aux brevets posés sur ses produits dérivés.
Le principal argument : comment un brevet peut-il être déposé sur un remède qui n’est ni nouveau ni inventif, puisqu’il est déjà inscrit dans les savoirs traditionnels d’un peuple ? Argument reçu par l’Office européen des brevets (OEB), qui pour la première fois de l’histoire, retire un brevet pour motif de biopiratage. « Le cas du Neem est à ce jour la plus importante victoire obtenue sur la biopiraterie par la société civile. Celle qui nous donne espoir pour la suite », confie Marion Veber.
« C’est une méthode vieille comme le monde : s’enrichir de savoirs auprès de communautés qui déploient des méthodes très proches de la méthode scientifique, et ainsi transformer un bien commun en propriété privée »
Pour se protéger de la spoliation des savoirs, la voie du droit international s’ouvre doucement depuis le début des années 1990. Les opposants à la biopiraterie s’appuient notamment sur les deux textes de référence : la Convention sur la diversité biologique, issue du Sommet de Rio de 1992, et le Protocole de Nagoya, négocié au Japon en 2010, non ratifié par les États-Unis, qui insistent sur le mécanisme de partage juste et équitable des avantages. En théorie, l’entreprise qui tire profit des ressources biologiques prélevées devra redistribuer une partie de ces bénéfices, soit en reversant une redevance monétaire, soit en investissant dans des programmes de développement, en construisant des infrastructures de santé ou d’éducation par exemple. En pratique, la rétribution n’est toujours pas la norme. « En réalité, nous avons des armes depuis les années 1990, qui sont des textes de loi, des chartes et des codes éthiques. Il faut simplement vouloir en prendre connaissance ! » assure Thomas Burelli, qui a recensé plus de cent codes éthiques au Canada, désormais utilisés par les chercheurs sur le terrain.
Un cadre juridique occidental
Pour beaucoup, le cadre juridique reste empreint d’un mode de pensée colonial, qu’il serait bon de déconstruire. « Ces textes nous disent que le vivant est appropriable à condition de respecter le consentement et le partage des avantages. À mes yeux, nous devons rendre la question éminemment plus politique : doit-on s’approprier le vivant ? » interroge Marion Veber. Pour Vandana Shiva, la biopiraterie symbolise la « deuxième arrivée de Christophe Colomb », le système des brevets et les droits de propriété intellectuelle prenant la forme d’un nouvel outil de domination occidentale dans ses anciennes colonies. « Quand il s’agit de connaissances propres à des communautés lointaines, on va toujours apposer les mots autochtone, traditionnel, ancestral au savoir, bien différent de la science occidentale avec un grand S », déplore Marion Veber.
Refusant la fatalité, certains pays ont mis en place des systèmes alternatifs dont l’objectif premier est de recenser les savoirs traditionnels pour mieux prouver leur antériorité. C’est le cas de l’Inde, qui a créé une bibliothèque numérique qui rassemble 200 000 ressources biologiques indiennes.
Au Pérou, une Commission nationale contre la biopiraterie a été créée pour surveiller les demandes de brevets liées aux ressources biologiques péruviennes. À des milliers de kilomètres, dans la campagne quimpéroise, le combat contre la mainmise des industriels sur le vivant suit sensiblement la même logique. « Aujourd’hui, la plupart des maraîchers français achètent leurs plants de légumes à des multinationales qui ont breveté des semences homogénéisées. Vingt espèces de plantes alimentaires fournissent à elles seules 95 % des calories de l’humanité, dont trois sont majoritaires : le blé, le riz et le maïs », alerte Emmanuel Antoine, président de Graines de liberté, société coopérative d’intérêt collectif qui rassemble agriculteurs, pépiniéristes et jardiniers en Bretagne, pour encourager la production de graines ancestrales, libres de droits. « Cette logique de privatisation du vivant, qui a dépourvu nos champs de diversité génétique, pourrait nous coûter cher en cas d’aléas climatiques. L’un des moyens de lutter contre, c’est de documenter nos semences ancestrales et valoriser à nouveau le métier d’artisan semencier », soutient le Quimpérois.
Qu’adviendra-t-il de la biopiraterie dans le futur ? Quid des milliers de peuples autochtones de la planète, dépositaires de savoirs ancestraux, résidant dans des territoires qui hébergent 80 % de la biodiversité planétaire ? La COP16 biodiversité ouvrira ses portes le 21 octobre prochain à Cali, en Colombie. Si le partage juste et équitable des avantages liés aux ressources génétiques et aux savoirs traditionnels est à l’ordre du jour, peu d’espoir est permis quant à un changement drastique des mentalités en Occident. « Reste à affronter le nouveau défi d’ampleur pour les pays détenteurs des foyers de biodiversité : éviter que les bases de données de séquençage génétiques, auxquelles les instituts de recherche accèdent chaque jour massivement, ne soient victimes d’un nouveau pillage, cette fois d’ordre numérique », avertit Thomas Burelli.
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