C'était il y a deux ans et demi. Ce samedi 17 novembre 2018, la France s’est réveillée en jaune fluo. Barrages routiers, occupation de ronds-points, rassemblements spontanés… L’acte 1 des Gilets jaunes et ses 2 000 points de blocage ont inauguré une contestation d’un genre nouveau. Pas de grève massive, pas de manifestation unitaire encadrée par les syndicats, mais des axes de communication ralentis, des raffineries occupées, des entrepôts logistiques assiégés. Rémi, 26 ans, était là. Les premières semaines de mobilisation, avec son groupe de Gilets jaunes du Val-de-Marne, il a tenté de bloquer le marché de Rungis. « Je voulais cibler un lieu stratégique », raconte aujourd’hui ce vendeur dans le secteur alimentaire, pour qui l’occupation des ronds-points et les manifestations du samedi semblent trop peu efficaces. Nouvelle génération, nouvelles méthodes. Le parcours de Rémi illustre l’évolution récente des mouvements sociaux, caractérisée par un rejet des pratiques et des appareils militants traditionnels. Pour peser, mieux vaut bloquer le « ventre de Paris » ou quelques dépôts pétroliers. Quatre ans avant les Gilets jaunes, les anonymes du Comité invisible scandaient déjà : « Le pouvoir est logistique. Bloquons tout ! ». Une reprise du slogan « Bloquons tout ! », apparu lors du mouvement anti-CPE (contrat première embauche) de 2006, auquel les auteurs ont ajouté un constat, déjà éprouvé par d’autres observateurs comme l’universitaire australien Brett Neilson : le pouvoir serait devenu « logistique ». Mais comment ?
De la centralité de la production à la centralité de la circulation
Derrière cette mutation du pouvoir se trouve une « révolution logistique », expression forgée par le sociologue américain Jake Wilson. Elle se définit comme « l’importance croissante depuis le début des années 1980 des activités de transport, de distribution, de stockage,d’emballage, de réfrigération, etc., des marchandises », écrit le sociologue Razmig Keucheyan. « Condition de possibilité » et « substrat matériel » de la mondialisation, cette révolution logistique est permise par un objet : le conteneur maritime standardisé, rapidement transférable d’un porte-conteneurs à un camion, et permettant l’allongement des chaînes de valeur. Nouvelle arme économique, la logistique devient également le champ de bataille des luttes sociales. France, Irak, Liban, Chili, Équateur… Autant de théâtres de contestation nés récemment d’une hausse du coût des transports ou des communications, et où le blocage s’est imposé dans la grammaire militante. Pour gagner, il faut interrompre les flux.
Le blocage des marchandises est pourtant aussi vieux que le capitalisme. Des paysans anglais du XVIe siècle luttant contre les enclosures aux anarchistes saboteurs des XIXe et XXe siècles, en passant par les « briseurs de machines » luddites opposés à l’industrialisation, l’histoire sociale regorge d’assauts contre les flux économiques. Pour y voir plus clair, l’universitaire américain Joshua Clover distingue trois phases historiques. Dans la première, qui dure jusqu’à la révolution industrielle, l’émeute est la forme de lutte dominante contre le capitalisme et s’attaque à la circulation des marchandises. Vient ensuite l’âge des grèves, qui vise la production même des marchandises au sein des usines, conformément aux principes marxistes qui en font le cœur du capitalisme. Enfin, depuis les années 1970 et la désindustrialisation, l’émeute fait son retour et s’attaque de nouveau à la circulation. « Nous sommes passés d’une époque où la production était le lieu central de l’économie à une époque où la circulation est centrale », résume David Gaborieau, sociologue du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). « La logistique a toujours eu son importance mais, à partir de la Seconde Guerre mondiale, elle devient stratégique pour trois raisons : l’arrivée de la grande distribution, qui entraîne une massification des échanges et des besoins de stockage ; l’accélération de la circulation internationale des biens, liée à leur production dans des pays à bas coûts ; et le recours à la sous-traitance des grands groupes, qui augmente les besoins logistiques. »
L’arme des précaires (et des écolos)
Du fait de cette révolution logistique qui exacerbe la concurrence internationale, les travailleurs subissent la « prolétarisation » des métiers de services et l’affaiblissement de leurs droits sociaux ainsi que des syndicats. Pour ces nouveaux précaires, le blocage présente des avantages tactiques indéniables, note le sociologue Michalis Lianos : « Il n’implique ni perte de revenu pour les participants ni destruction de biens, tandis qu’il assure un impact médiatique considérable et un impact local très significatif. En même temps, son ciblage – notamment quand il s’agit des sites de grandes sociétés – préserve parfaitement le rapport avec les petits et moyens acteurs économiques sur le territoire concerné. Cela envoie un message clair de distinction entre petits et grands acteurs économiques, distinction qui est au centre de la demande d’une fiscalité équitable, très chère aux Gilets jaunes. »
Le blocage permet enfin d’exprimer « la dimension environnementale de la lutte, très vite adoptée par ce mouvement, qui s’est progressivement tourné vers une critique environnementaliste de la consommation effrénée », poursuit Michalis Lianos. « L’occupation du centre commercial Italie 2 en commun avec Extinction Rebellion est le fruit d’une telle convergence idéologique et opérationnelle entre deux mouvements décentralisés s’appuyant sur des groupes autonomes. » D’autres organisations écologistes s’adonnent désormais au blocage des flux, comme ANV-COP21 (Action non violente-COP21) ou les Amis de la Terre, qui ciblent régulièrement les entrepôts d’Amazon ou les sièges de grandes entreprises.
Une possibilité pratique plus faible que jamais
Reste une question de taille : ces blocages sont-ils efficaces ? « En bloquant Rungis, on cherchait moins l’effet économique que l’effet visuel, médiatique », admet Rémi. « L’objectif était de mettre en avant le mouvement, de sensibiliser. Bloquer un lieu stratégique, même pendant une heure, ça donne de l’importance à l’action. » Plutôt qu’une interruption réelle des flux, Gilets jaunes et écologistes semblent avoir opté pour des blocages symboliques. Un choix contraint par les risques juridiques (qui empêchent le blocage de durer, contrairement à une grève), mais aussi par la difficulté de bloquer efficacement les infrastructures logistiques stratégiques, estime David Gaborieau : « Il est très facile pour Amazon ou Geodis de détourner le flux de marchandises vers un autre entrepôt, parfois situé dans un autre pays. »
Ironie du sort, « le blocage des flux redevient un mot d’ordre alors que sa possibilité pratique est plus faible que jamais », remarque Laurent Jeanpierre, professeur de science politique à l’université Paris 8 et auteur de In Girum. Les leçons politiques des ronds-points (La Découverte, 2019). « 90 % du commerce international transite par les routes maritimes et se concentre dans les ports, mais l’avènement du conteneur et l’automatisation du transport permettent désormais de se passer des dockers, qui étaient les derniers à pouvoir bloquer massivement les flux marchands. » Devenu logistique, le pouvoir se fait également plus diffus, insaisissable.
Contre-révolution plus que révolution, la logistique aurait privé une nouvelle classe laborieuse atomisée de toute prise sur les flux économiques. Une analyse qui s’applique au transport de biens comme au transport d’énergie. L’historien Timothy Mitchell voit le passage du charbon à l’or noir comme une dépossession politique aussi efficace que celle opérée plus tard par le conteneur maritime. Le charbon, en imposant une concentration de la production et des travailleurs dans les mines, avait permis à ces derniers d’utiliser leur pouvoir de nuisance pour faire avancer leurs revendications. Mais l’avènement du pétrole, plus flexible, plus disséminé, moins gourmand en main-d’œuvre, prive les travailleurs de cette mainmise.
Le blocage, lieu de nouvelles convergences ?
Fin des dockers, fin des mineurs, fin de la partie ? « Tactiquement, le blocage conduit à une impasse, mais il reste un multiplicateur d’efficacité politique et un bon levier pour compenser le faible nombre de militants », nuance Laurent Jeanpierre. « Il conserve une efficacité immédiate, en créant le sentiment d’un “pouvoir d’agir” et permet une socialisation militante. » Une expérience vécue par Rémi lors du blocage de Rungis, qui lui a « permis de rencontrer beaucoup de monde – plus que dans une manifestation –, de mesurer le soutien des routiers au mouvement et de souder le groupe, encore actif aujourd’hui ». À travers le blocage, analyse Michalis Lianos, « la contestation contourne toutes les tactiques intermédiaires car elle vise directement le système politique dans son ensemble, et non pas la négociation constante en rapport avec des forces spécifiques, corporatistes ou autres. Les Gilets jaunes veulent être “le peuple” et ne reconnaissent aucune autre légitimité intermédiaire. Par conséquent, un blocage est pour eux un défi au pouvoir plutôt qu’un moyen de pression envers l’organisation dont l’activité est bloquée ». Un rapport de force direct qui, progressivement, séduit aussi la base des syndicats. Localement, grévistes et bloqueurs se rencontrent, fraternisent, agissent ensemble parfois, posant les jalons d’une nouvelle convergence. De plus en plus syndiqués, parfois grévistes, les travailleurs de la logistique apportent aussi leur connaissance du terrain et ont permis aux Gilets jaunes d’organiser des blocages. « Le mouvement social n’aurait pas intérêt à opposer grève et blocage », conclut David Gaborieau. « Quelle que soit son efficacité comptable, le blocage peut devenir un moyen de construire une lutte des classes renouvelée, adaptée aux transformations contemporaines du capitalisme. »
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