La souffrance au travail, nouveau « mal du siècle » ? Bien qu’il n’existe pas pour l’heure d’étude épidémiologique, environ 3,2 millions de salariés français seraient « en risque élevé de burn-out », selon le cabinet Technologia spécialisé en prévention des risques psychosociaux.
Dans le même temps, aux côtés de ce syndrome d’épuisement professionnel, décrit dans les années 1970 par des psychanalystes américains, et qui se caractérise selon l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) par une intense fatigue émotionnelle et un sentiment de non-accomplissement au travail, sont apparues deux autres « pathologies » : le bore-out et le brown-out.
Dans le premier cas (), le travailleur tombe malade, non pas à cause d’une surcharge de travail, mais à force d’être sous-employé. Dans le second (), le salarié plonge dans un état dépressif parce qu’il ne comprend plus le sens de son travail.
« Ces trois situations sont liées par le fait qu’elles sont générées par une organisation du travail défaillante », constate Sébastien Hof, psychologue du Travail. « Alors que l’employeur a pour responsabilité de sécuriser ses salariés, de nombreuses entreprises ont recours à des techniques de management pathogènes, qui génèrent stress et souffrance », ajoute-t-il.
Face à ce malaise, des hommes politiques tentent en vain de faire reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle. En février 2018, deux députés de La France insoumise, François Ruffin et Adrien Quatennens, ont ainsi proposé de créer un nouveau tableau des maladies professionnelles avec les pathologies psychiques résultant de l’épuisement au travail (dépression, stress post-traumatique, trouble anxieux généralisé), mais leur texte a été rejeté par l’Assemblée nationale.
Pas des maladies, juste des symptômes ?
Muriel Pénicaud, ministre du Travail, a-t-elle raison quand elle affirme que « le burn-out n’est pas une maladie professionnelle » ? Les trois pathologies en « out » ne seraient-elles que de nouveaux mots-valises ? « En permettant de reconnaître que c’est l’organisation du travail qui rend les gens malades, on pourrait inciter les entreprises à prendre leurs responsabilités », note Danièle Linhart, sociologue au CNRS.
Mais, dans les faits, il n’existe pas de consensus médical pour considérer le burn-out comme une maladie, ni pour établir un lien avec le travail. « Nous ne nous trouvons pas ici face à des maladies, il ne s’agit que de symptômes », assure Viviane Kovess-Masféty, psychiatre et épidémiologiste, selon qui « les gens présentant des burn-out ont bien souvent des problèmes de santé mentale, qui vont de la dépression réactionnelle à la psychose ».
Pour Marie Pezé, psychanalyste et fondatrice du réseau Souffrance et Travail, qui regroupe 140 consultations dédiées à la souffrance au travail, les terminologies « burn-out », « bore-out » et « brown-out » n’ont aucun sens.
« Le burn-out est un concept poubelle dans lequel on met tout et n’importe quoi, et dont les tableaux ressemblent plus à des décompensations somatiques que psychiques. Mieux vaut parler d’épuisement professionnel », constate-t-elle. « Le bore-out n’est en fait rien d’autre que du harcèlement moral et il n’a aucune existence médicale.
Quant au brown-out, il est déjà décrit depuis plus de dix ans dans l’enquête SUMER (Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels), qui parle de la souffrance des salariés français qui ne peuvent pas faire correctement leur travail, et qui s’effondrent à cause d’un conflit éthique. Pas besoin de terminologies anglaises ! », ajoute-t-elle.
En outre, la reconnaissance du burn-out et de ses acolytes « bore » et « brown » se heurte à la quasi-impossibilité d’évaluer la charge réelle de travail d’un salarié, ou encore la perte de sens de ses missions. « Il n’existe aucune définition objective de la charge de travail permettant d’établir qu’un salarié est en surcharge ou en sous-charge », précise ainsi Marlie Michalletz, avocate spécialisée en droit de la protection sociale.
La faute aux problèmes perso
François Baumann, médecin généraliste, ex-membre de la « commission burn-out » de la Haute Autorité de santé (HAS), a un avis diamétralement opposé à celui de Viviane Kovess-Masféty. Pour lui, le refus de reconnaître ces phénomènes fondamentalement liés au travail comme des maladies professionnelles serait surtout dû à des raisons financières : « Les patrons ne veulent pas payer plus, donc ils dénient leurs responsabilités et arguent que le salarié a aussi ses problèmes personnels. »
Actuellement, les maladies professionnelles recensées dans des tableaux sont uniquement physiques. Les seules maladies psychiques liées au travail reconnues par la Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM), hors tableaux, sont la dépression réactionnelle, le stress post-traumatique et le trouble anxieux généralisé. « Mais ce serait très compliqué de construire un tableau de maladie psychique, en raison de la présence de symptômes liés à la personnalité de l’individu », remarque Marie Pezé.
Dans Le Monde, en 2017, Morane Keim-Bagot, maître de conférences en droit privé, affirmait de son côté que la reconnaissance des psychopathologies comme maladies professionnelles est « quasi impossible en l’état actuel de la législation, car la commission spécialisée des pathologies professionnelles [...] qui établit les tableaux est une instance de négociation paritaire… et le patronat n’acceptera jamais de fixer les conditions d’une reconnaissance automatique d’une pathologie multifactorielle, dont beaucoup considèrent encore qu’elle est due à une fragilité personnelle ».
Les revers de l'approche médicale
Mais avons-nous vraiment besoin d’une telle reconnaissance du burn-out, du bore-out et du brown-out comme maladies professionnelles, qui risque d’entraîner une explosion de surdiagnostics ? « Le seul pays à avoir reconnu le burn-out, c’est la Suède. Il est devenu là-bas l’un des cinq diagnostics les plus fréquents. Son coût est très élevé en raison des arrêts de travail qu’il entraîne...
De ce fait, la sécurité sociale suédoise a remis en cause son diagnostic quand il est porté par des médecins, arguant que les critères sont trop vagues et qu’il faudrait confier cela aux psychiatres », explique Viviane Kovess-Masféty. Selon elle, « les élus suédois, désespérés, veulent désormais revenir en arrière... quand l’existence même du burn-out continue d’être débattue dans le pays ».
Marie Pezé rappelle que pour faire reconnaître ces symptômes comme maladie professionnelle, « c’est un vrai parcours du combattant, qui prend plusieurs mois. Tout ça pour être indemnisé de manière forfaitaire ». La psychanalyste prône plutôt le recours à la case accident du travail. « Si vous faites une crise de nerfs au boulot, cela peut être déclaré comme accident du travail, ce qui est automatique et bien plus facile », note-t-elle.
Et de délivrer les chiffres des déclarations de pathologies liées au travail de la CNAM : 600 reconnaissances en maladies professionnelles en 2016, contre 10 000 accidents du travail. En outre, la déclaration en accident du travail oblige le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’entreprise à enquêter sur l’origine du stress du salarié et rend possible la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.
Pour Sébastien Hof, également membre du réseau Souffrance et Travail, « on ne réglera pas le problème du travail grâce à une reconnaissance comme maladie professionnelle (les TMS [troubles musculo-squelettiques] n’ont pas diminué pour autant), pas plus que par des déclarations en accidents du travail ».
Finalement, « l’important, quitte à imaginer de nouveaux outils, c’est surtout de faire comprendre aux gens que c’est l’organisation du travail qui est responsable de ces phénomènes », conclut-il.
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