Selon quel critère juger de la qualité d’un hôtel ? Dans la série Twin Peaks, l’agent spécial du FBI Dale Cooper (Kyle MacLachlan) a une idée bien arrêtée sur la question. Pour lui, le moment de vérité intervient lorsqu’il trempe ses lèvres dans le café servi au petit-déjeuner. Un test passé haut la main par l’établissement où l’agent du FBI s’est installé le temps de son enquête sur la mort de Laura Palmer. À ses yeux, le café est plus qu’une simple boisson. Il a valeur de rituel, un « cadeau » que chacun peut s’offrir telle une petite dose de bonheur quotidien.
Article à retrouver dans notre numéro « Bienvenue dans l'ère du rationnement », en kiosque et sur notre boutique.
Les consommateurs réguliers de café sont sans doute rares à lui vouer un tel culte. Difficile cependant pour beaucoup de ne pas le considérer comme l’indéfectible compagnon de nos journées, prenant tour à tour la forme d’un expresso, d’un cappuccino ou d’un piteux jus de chaussette. Pendant les deux premiers siècles de l’histoire du café, entre 1450 et 1650 environ, en boire était pourtant une pratique cantonnée au monde musulman, d’abord dans les régions bordant la mer Rouge. Quand et par qui a-t-il été consommé pour la première fois ? Impossible de le savoir précisément. Une légende répandue, consignée notamment dans un traité sur le café publié en Europe en 1671, raconte qu’un jour, un jeune Éthiopien nommé Kaldi a remarqué que ses chèvres devenaient très agitées après avoir mangé une baie rouge. Curieux, le berger a lui aussi goûté à ce fruit et s’est mis soudainement à danser ! Un imam, avec lequel Kaldi a partagé sa découverte, a alors eu l’idée de faire infuser les baies dans de l’eau chaude. « Si on met de côté cette légende, il est évident que des personnes ont commencé à sécher les baies pour en faire une boisson. Elle a ensuite commencé à être bue dans la péninsule arabique parmi les communautés religieuses, notamment les soufis », raconte Jonathan Morris, professeur à l’université du Hertfordshire et auteur d’un livre consacré à l’histoire du café.
Ce n’est qu’à partir du début du XVIIe siècle que les Européens peuvent y goûter. Dans les années 1650, les premiers établissements dédiés à sa consommation ouvrent leurs portes à Londres avant d’essaimer sur le continent. À Paris, le célèbre Café Procope accueille ses premiers clients en 1686. La capitale, qui compte 280 cafés en 1720, verra leur nombre passer à 1 800 au début de la Révolution. Pour satisfaire cette demande croissante sans dépendre du bon vouloir de l’Empire ottoman, les Européens décident de planter des caféiers dans leurs colonies : les Britanniques en Inde et sur l’île de Ceylan, les Hollandais à Java et les Français dans les Caraïbes. Ces dernières fournissent 80 % de la production mondiale en 1780. « Longtemps apanage d’une élite, la consommation de café se démocratise tout au long du XIXe siècle. Puis, au début du XXe siècle, ça devient une boisson que l’on consomme presque tous les jours, et plus seulement le dimanche », poursuit Jonathan Morris.
Cette bascule culturelle s’opère dans un premier temps aux États-Unis, où la guerre de Sécession joue un rôle majeur dans la popularité du café. Les vertus psychoactives de la caféine n’échappent pas aux généraux nordistes, qui fournissent à chacun de leurs soldats une ration d’une quarantaine de grammes par jour — l’équivalent d’une dizaine de tasses ! Le conflit terminé, ces troupes rentrent dans leur foyer avec une nouvelle habitude à faire perdurer. Dans les années 1920, la Prohibition amène les Américains privés d’alcool à entretenir une addiction toujours plus forte pour le café. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la consommation moyenne d’un Américain atteint 8,6 kilos par an. Ce chiffre ne fera que décliner dans la seconde moitié du XXe siècle. « La première raison, indique Jonathan Morris, c’est l’émergence d’une immense industrie du soda produisant des boissons caféinées, l’exemple le plus fameux étant le Coca-Cola. La seconde, c’est l’arrivée du chauffage central, qui rend la sensation de chaleur procurée par le café moins indispensable. »
L’empire chinois de Starbucks
Depuis vingt ans, la tendance s’inverse et, à l’échelle mondiale, l’augmentation devrait s’accentuer au cours des années à venir. D’après les chiffres de l’Organisation internationale du café (OIC), plus de 170 millions de sacs de grains de café – un sac équivalant à 60 kilos – ont terminé dans nos tasses en 2021, contre 160 millions quatre ans plus tôt. Et durant les deux dernières décennies, la demande a augmenté annuellement de 2 %, bien qu’elle ne progresse pas au même rythme sur tous les continents. « Cette croissance n’est pas aussi importante dans les marchés traditionnels que sont l’Europe ou l’Amérique du Nord, précise Denis Seudieu, économiste en chef à l’OIC. Elle est surtout prononcée dans les pays producteurs et pour les marchés émergents comme l’Asie du Sud-Est, du fait d’une augmentation des revenus et de la tendance qu’a la classe moyenne à adopter le style de vie occidental. » Le cas de la Chine, place forte du thé, est particulièrement éloquent. Bien qu’un habitant ne boive actuellement que six tasses de café par an en moyenne, cette consommation a augmenté de 16 % au cours de la décennie 2010 tandis que les coffee shops investissaient les plus grandes villes chinoises. Le géant américain Starbucks, présent en Chine depuis 1999, y a ainsi ouvert sa 6000 e boutique en septembre dernier. Il compte en ouvrir 3 000 autres d’ici 2025, faisant de l’empire du Milieu son principal marché au monde en nombre de magasins, devant les États-Unis.
Les 25 millions d’exploitations produisant du café essaient de suivre tant bien que mal cette cadence, accusant des récoltes déficitaires entre 2014 et 2016. Un scénario qui s’est répété l’année dernière, avec 3,1 millions de sacs manquants. En cause, de fortes gelées ou la sécheresse ayant affecté les deux pays qui donnent le tempo de la production mondiale, le Brésil et le Vietnam. Logiquement, le niveau des stocks a piqué du nez et le prix de l’arabica, la principale espèce cultivée, est passé d’environ 1,20 dollar la livre en novembre 2020 à 2,40 en août 2022. Depuis, la promesse de meilleures récoltes à venir au Brésil, grâce à des précipitations abondantes et un soleil plus clément, a entraîné une forte chute des cours.
Une culture sensible
Comme pour d’autres types de récoltes, le prix lui-même influe sur la production. Les petits producteurs ne possédant que quelques hectares – qui représentent l’écrasante majorité de l’offre – sont les plus vulnérables à cette oscillation des cours, surtout lorsqu’elle se conjugue comme actuellement à une hausse du prix des engrais ou de l’énergie. Dans les années 2000, quand les cours étaient au plus bas, de nombreux cultivateurs d’Amérique centrale et de Colombie ont préféré abandonner la culture du café pour se tourner vers une plante plus lucrative : la coca. « Dans les régions productrices, l’un des grand défis pour l’avenir du café concerne le niveau des revenus, ajoute Aaron Davis, directeur du département de recherche sur le café aux Jardins botaniques royaux de Kew, à Londres. Parce que ce niveau est trop faible, les nouvelles générations préfèrent travailler dans les villes plutôt que de cultiver du café. Au Kenya par exemple, l’âge moyen des producteurs est de 60 ans. »
Source : FAO
Les récents soubresauts climatiques sont également venus rappeler la fragilité des arbustes cultivés dans les zones tropicales, qui nécessitent avant tout de la patience. « Les caféiers doivent être en terre pendant quatre à cinq ans avant que n’apparaissent leurs premiers fruits. Il faut ensuite attendre plusieurs décennies pour qu’ils atteignent leur plein potentiel », explique Aaron Davis. L’arabica, qui représente environ 60 % de la production, se montre par ailleurs extrêmement sensible aux températures élevées. Il est donc le plus souvent cultivé en altitude pour éviter les coups de chaud. Produisant un café de moindre qualité, le robusta, deuxième espèce la plus répandue, est moins sensible à la chaleur mais requiert d’être arrosé par les pluies sur une période plus étendue. Il a pour atout maître d’être résistant au cauchemar des cultivateurs : la rouille orangée du caféier. Responsable de la disparition de la culture de l’arabica au Sri Lanka au XIXe siècle, cette maladie s’est propagée à tous les continents au fil du temps. Dans les années 2010, l’épidémie a provoqué une chute de 50 à 80 % de la production dans certaines plantations d’Amérique latine.
Stenophylla, le café du futur ?
À cette menace connue de longue date vient s’ajouter le bouleversement provoqué par le changement climatique. Ses effets pourraient se révéler catastrophiques sur la production dans les prochaines décennies. Selon une étude datant de 2015, les surfaces propices à la culture du café chuteront de moitié d’ici 2050, quel que soit le scénario retenu. Des résultats confirmés dans un article publié en début d’année par des chercheurs de l’université de Zurich : la surface des terres idéales pour l’arabica pourrait diminuer drastiquement, jusqu’à près de 60 %. Cette forte baisse concernerait aussi les régions jugées moins optimales (moins 30 à moins 40 %). « Avec cette étude, nous avons pu montrer que la hausse des températures était le principal facteur qui réduirait à l’avenir les surfaces convenant à la culture du café, précise Roman Grüter. Nous ne nous sommes cependant pas penchés sur la probabilité croissante d’événements climatiques extrêmes qui pourraient également affecter ces terres, comme les vagues de chaleur ou les longues périodes de sécheresse. »
En raison de la hausse des températures, la géographie du café devrait s’en trouver transformée, avec des baies poussant plus au sud et au nord des régions actuelles. Roman Grüter n’exclut pas non plus de voir un jour du café cultivé en Europe continentale, tout en insistant sur la nécessité de mener plus de recherches pour vérifier une telle hypothèse. Et dans les régions productrices historiques, la culture du café pourrait nécessiter des altitudes encore plus élevées qu’actuellement. « Ce mouvement se remarque déjà dans les pays où la topographie le permet, comme en Éthiopie, observe Aaron Davis. Le problème d’une telle solution, c’est que si le café peut bouger, les cultivateurs ne le peuvent pas forcément. Par exemple parce que les terres en plus haute altitude appartiennent à quelqu’un d’autre ou parce qu’elles sont utilisées à d’autres fins. » L’adoption de la culture sous ombrage ou de systèmes d’irrigation pourrait servir à contrecarrer les effets du changement climatique. Encore faut-il que des ressources en eau soient disponibles et acheminables jusqu’aux exploitations, sans parler du coût rédhibitoire que représentent de telles installations pour bon nombre de producteurs.
Aaron Davis concentre ses efforts sur une troisième option : la culture d’espèces de caféiers différentes. L’une d’entre elles, appelée Coffea stenophylla, retient tout particulièrement son attention. Cultivée en Afrique de l’Ouest et exportée vers l’Europe jusqu’au début du XXe siècle, cette espèce n’avait pas été observée dans la nature depuis plus de soixante ans, jusqu’à sa redécouverte en Sierra Leone en 2018. Aujourd’hui, il en existe environ 7 000 plants. Son principal atout ? Elle supporte des températures d’environ 6° C plus élevées que l’arabica. En revanche, son faible rendement semble la destiner pour l’heure à alimenter le marché du haut de gamme. Car, pour ce qui est du goût, le stenophylla est porteur de promesses. En décembre 2020, l’équipe d’Aaron Davis, en partenariat notamment avec le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), l’a fait tester à un jury de professionnels. Le verdict est sans appel. Pour 81 % d’entre eux, le stenophylla a une saveur proche de l’arabica. Le botaniste a lui aussi savouré le résultat : « Pour moi, les tasses du stenophylla provenant de la Sierra Leone que j’ai pu boire avaient le goût d’un arabica rwandais cultivé à haute altitude, ce qui est incroyable ! » Une lueur d’espoir pour le Dale Cooper qui sommeille en nous.
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