Dans le néant de cette campagne présidentielle, il arrive que, à l’antenne des matinales ou en prime time, la nullité prenne forme : une question sur l’écologie. Ou plutôt – lorsqu’on ne s’enfonce pas dans la mélasse du « respect-des-objectifs-des-accords-de-Paris » – une question sur l’énergie. Aux candidats de faire alors leur petit marché parmi les variables de l’équation savonneuse entre énergies renouvelables, fossiles et nucléaire. Le raisonnement est clair : il faut sauver la planète, donc le climat. Le journaliste attend : que propose le candidat pour « décarboner l’économie ». Et ce dernier de se prêter au jeu des pourcentages, des dates limites, des mécanismes de compensation et des énumérations en tonnes équivalent CO2.
Malheureusement, quoique les impacts directs et indirects du dérèglement climatique soient tout à fait colossaux et dramatiques, ils sont en réalité secondaires vis-à-vis de la catastrophe encore plus cataclysmique qui a déjà commencé : l’extinction massive des espèces.
D’une catastrophe l’autre
Vous savez, ces chiffres tellement énormes qu’ils échappent à vrai dire à nos représentations : baisse de 68 % des populations de vertébrés sauvages depuis 1970, de 80 % des populations d’insectes en Europe en l’espace de trente ans, menace d’extinction pour 38 500 espèces, tandis que 477 autres appartiennent déjà au passé… Des estimations tout à fait parcellaires, puisqu’elles ne se fondent que sur les populations et espèces connues, étudiées et étudiables, sans parler du fait que la perte de la biodiversité ne se mesure pas qu’en disparitions d’espèces et déclins de populations (baisse de la diversité génétique d’un groupe, par exemple, ou encore baisse de la diversité des fonctions assurées par une espèce au sein de son écosystème…).
Bon, c’est terrible tout ça, mais est-ce si grave pour l’espèce humaine ? Selon une étude parue dans Nature passant en revue les travaux en la matière, le lien entre fonctionnement d’un écosystème et biodiversité est parfaitement établi. Prenons par exemple l’agriculture. Nous sommes passés de quelque 6 000 espèces cultivées dans l’histoire mondiale à 200, dont 9 représentent à elles seules les deux tiers de la production (notamment le palmier à huile, le soja et la canne à sucre). Au sein de ces espèces, la diversité génétique est devenue si pauvre qu’elles sont très vulnérables aux maladies et aux « invasifs » qui se propagent à toute vitesse, d’où l’usage croissant de pesticides qui tuent (entre autres) les pollinisateurs, dont dépendent directement 35 % de la production agricole mondiale.
Quant aux sols où les plantes tirent leur nourriture, ils sont déjà épuisés, vidés de leur azote et phosphore naturel, salinisés (2 000 hectares de terres arables sont ainsi perdus en France chaque jour), artificialisés (jusqu’à 60 000 hectares chaque année en France selon les méthodes d’observation), et plus littéralement « tués » (60 à 80 % de la biomasse terrestre se trouve dans le sol, notamment sous forme microbienne). Un sol dégradé est un sol qui s’érode, ne retient plus l’eau, ne stocke plus le carbone atmosphérique et, in fine, ne produit plus rien. Par ailleurs, sans couvert forestier, le sol est encore plus vulnérable aux aléas climatiques – inondations, mégafeux, sécheresses…
On aurait pu aussi évoquer les pandémies, comme celle du SARS-CoV-2 : l’apparition de zoonoses étant non seulement liée à la fragmentation des habitats naturels mais aussi à la perte de biodiversité en leur sein (le manque de diversité d’espèces et de diversité génétique affaiblit l’« effet de dilution » et favorise le passage de la maladie à l’homme). Ou alors reprendre l’adage « un être vous manque et le monde est dépeuplé » : il suffit parfois qu’une espèce soit prise dans un « vortex d’extinction » pour entraîner d’autres extinctions en cascade et, parfois, tout un écosystème avec elle. Sans parler des rétroactions sur les grands « stabilisateurs » du climat : les herbiers marins, par exemple, niche écologique dont dépend la survie de nombreuses espèces, sont capables d’emmagasiner jusqu’à 18 % du carbone total stocké par les océans en un an, alors qu’ils ne représentent que 0,1 % des fonds marins.
Reductio ad meteo
Mais alors pourquoi la biodiversité se trouve-t-elle si étouffée par la question climatique ? On ne peut tenter d’y répondre que de manière spéculative. Déjà, n’importe quel écolo préfère éviter d’être ramené au cliché moqueur de celui qui veut « sauver les petits oiseaux » ou se préoccupe plus du crapaud cendré à ventre bleu que de son compatriote sans emploi. Centrer son discours sur le climat peut aussi être un choix stratégique : les images apocalyptiques sécrétées par la crise climatique (montée des eaux, ouragans, mégafeux…) sont perçues comme plus sidérantes et mobilisatrices. À noter aussi qu’on ne pose guère de questions sur le sujet, conséquence d’un manque abyssal de culture écologique chez les journalistes. Mais plus profondément encore, cet enfermement de la question écologique dans son corner climatique permet d’entretenir l’illusion d’une sortie « par le haut » de la catastrophe, grâce à l’efficacité énergétique et le « verdissement » de l’appareil industriel. La boucle est bouclée, le piège refermé : grâce à cette reductio ad meteo, la catastrophe apparaît un peu moins terrible puisqu’il suffirait finalement de mettre moins de carbone dans l’atmosphère.
Or, lorsqu’on se penche sur les ressorts de la sixième extinction de masse, une autre réalité apparaît. Car de quoi meurt une espèce ? Les quatre causes classiques des extinctions sont la destruction de l’habitat naturel (la principale, et de loin), la surexploitation, l’introduction d’espèces étrangères et les cascades d’extinctions, auxquelles on ajoute désormais le changement climatique. Or, ces « pressions » à l’origine de la catastrophe sont consubstantielles aux activités industrielles déployées démesurément, à l’échelle globale, par un capitalisme affamé de ressources et avide de nouveaux marchés. Et cette réalité-là, aucun « verdissement » ni choix technologique ne peut l’évacuer. Alors autant la dissimuler.
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