Conditions de travail et changement climatique

Canicules et droit du travail : comment bosser par 40° ?

Illustrations : Fräneck

Agriculteurs, ouvriers du bâtiment, secouristes : ces professions sont les premières à subir les conséquences du dérèglement climatique. Pourtant, peu de mesures sont prises pour adapter les conditions de travail à la multiplication des vagues de chaleur et des canicules.

L’été 2023 est un traumatisme pour le vignoble champenois. Entre le 1er et le 17 septembre, cinq vendangeurs sont morts dans le cadre de leur travail, alors que le département de la Marne connaissait une vague de chaleur de près de 10 jours. Si les enquêtes des parquets de Reims et de Châlons-en-Champagne sont encore en cours pour déterminer leurs causes, cette série de décès a relancé le débat sur les conditions de travail des vendangeurs, dans un contexte où les canicules sont de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues. Suite à ces événements, l’inspecteur du travail et responsable syndical Anthony Smith a interpellé l’ancien ministre du Travail Olivier Dussopt, sans succès. « Cela fait presque six mois, et nous n’avons aucun retour sur les mesures envisagées pour l’été prochain. Il n’y a pas de volonté politique sur cette question », déplore-t-il.

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Le symptôme du dérèglement climatique qui va le plus affecter les travailleurs dans les prochaines années est l’augmentation des vagues de chaleur. Avant 1989, la France en connaissait une tous les cinq ans. Depuis les années 2000, elles reviennent tous les ans et seront deux fois plus nombreuses d’ici trente ans1. Ainsi, les accidents du travail liés aux aléas climatiques risquent de se multiplier dans les prochaines années, comme l’a relevé un rapport de l’Anses en 20182. « La hausse des températures peut provoquer des malaises et des coups de chaleur mais elle peut aussi altérer la vigilance et augmenter le risque de fausse manipulation, surtout dans des métiers qui nécessitent des efforts physiques », explique Henri Bastos, directeur scientifique santé-travail à l’Anses.

Fondeur, soudeur, jardinier, boulanger : l’exercice de métiers aux conditions de travail déjà réputées pénibles pourrait devenir encore plus difficile « notamment en milieu urbain où la présence d’îlots de chaleur peut renforcer les effets de la hausse des températures », souligne une note d’analyse de France Stratégie3. Les métiers de secours (pompiers, sécurité civile) seront eux doublement affectés par les effets du dérèglement climatique : d’abord parce qu’il s’agit d’exercer en extérieur des tâches souvent très physiques mais surtout parce que la nature du travail amène à intervenir lors d’aléas climatiques qui vont se multiplier (inondations, incendies de forêt...). « Le changement climatique augmente les risques professionnels en termes de fréquence et de gravité », avance Henri Bastos.

Des accidents invisibles

Chaque année, l’agence Santé publique France publie un bilan « Santé et canicule » où elle rapporte les accidents du travail en lien possible avec la chaleur. En 2023, onze accidents de ce type lui ont été notifiés par l’inspection médicale du travail, dont près de la moitié sont survenus dans le cadre d’une activité de construction et de travaux. Ils étaient sept en 2022 et douze en 2020. « Ce petit nombre de cas tient sans doute au caractère aléatoire de l’identification du rôle joué par la température dans ce type d’événements. [...] Même pour les risques les plus simples (malaise, coup de chaleur), les données recueillies sont à la fois partielles et fournissent des chiffres étonnamment modestes », écrit le Conseil économique, social et environnemental (Cese) dans un avis publié en avril 2023.

« Il existe des valeurs limites d’exposition professionnelle pour les substances chimiques mais pas pour la chaleur et l’humidité, ce n’est pas normal.»

L’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) note de son côté que « des données internationales confirment l’existence d’une augmentation de la mortalité et surtout de la morbidité globale des populations de travailleurs en période estivale »4 mais que « les données épidémiologiques relatives aux conditions sanitaires chaudes, sur les travailleurs français, sont très peu nombreuses ». Ainsi, on connaît mal aujourd’hui la part des travailleurs exposés à la chaleur. En France, elle oscillerait entre 14 % et 36 % selon les sources5. En Europe, 23 % des actifs seraient exposés à des températures élevées durant au moins un quart de leur temps de travail ; ces chiffres montent à 45 % et 51 % dans les secteurs de l’agriculture et de la construction6. Pour Jean-François Naton, conseiller CGT et rapporteur de l’avis du Cese, ce manque de données est le reflet d’un désintérêt persistant qui n’est pas cantonné à la problématique de la chaleur. « Le grand drame français est l’invisibilisation du travail, des travailleurs et des travailleuses. Notre histoire autour des maux du travail est une réaction aux crises, jamais une anticipation », déplore-t-il.

Pas de température limite dans le Code du travail

Pourtant, les employeurs vont devoir repenser la protection de leurs salariés face à cette nouvelle donne. « Dans un climat stable, les risques pour les salariés sont principalement endogènes, ils viennent de l’entreprise elle-même. Quand on est confronté à un dérèglement climatique avec une hausse des catastrophes naturelles, on fait entrer des risques exogènes, donc le travail de l’employeur qui a l’obligation de vous protéger n’est pas le même », explique Arnaud Casado, maître de conférences à Paris I Panthéon Sorbonne et auteur du livre Le Droit social à vocation environnementale : vecteur de durabilité de l’entreprise (LexisNexis, 2024).

Or, en France, pour le moment, la réglementation ne prévoit que peu de choses. La Direction générale du travail préconise d’adapter horaires et rythmes de pauses lors des canicules. Pour les métiers du bâtiment, une des solutions souvent proposées par les employeurs est de faire commencer les chantiers plus tôt pour éviter les pics de chaleur. Mais pour Frédéric Mau, secrétaire fédéral chargé des questions de santé au travail pour la CGT construction, c’est une fausse bonne idée. « L’aménagement des horaires peut faire partie de la solution mais sur un temps limité. Quand il est soumis à des environnements extrêmes, le corps ne récupère qu’entre minuit et 5 heures du matin. Or quand on décale les horaires, les travailleurs se lèvent à 3-4 heures pour être opérationnels à 5-6 heures. Ce qui, sur le long terme, aboutit à avoir des salariés qui somnolent sur les chantiers. »

Le Code du travail comprend également quelques dispositions sur le renouvellement de l’air, la mise à disposition « d’eau potable et fraîche » ou l’aménagement des postes de travail extérieurs « dans la mesure du possible » mais n’interdit pas le travail au-dessus d’une certaine température. Pourtant, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) évalue la température optimale au travail entre 16°C et 24°C en fonction de la nature des tâches réalisées et l’INRS estime qu’au-delà de 30°C pour une activité sédentaire, et de 28°C pour un travail nécessitant une activité physique, la chaleur peut constituer un risque pour les salariés. Pour Anthony Smith, responsable syndical au ministère du Travail, les dispositifs français de prévention sont largement insuffisants : « Nous souhaitons que soient mis en place des seuils réglementaires contraignants. Il existe des valeurs limites d’exposition professionnelle pour les substances chimiques mais pas pour la chaleur et l’humidité, ce n’est pas normal. En France, il manque surtout un indice qui corrèle la température au taux d’humidité, car calculer l’un sans l’autre n’a pas de sens. »

Cet indice existe en Belgique. L’employeur est sommé de prendre des dispositions en fonction de la « température au thermomètre-globe mouillé » ou WBGT (pour Wet Bulb Globe Temperature) qui tient compte de l’humidité et de la température de rayonnement des objets dans l’environnement. Cela permet de déterminer si une personne est capable de travailler dans une ambiance donnée sur une durée de huit heures. En Belgique, les valeurs maximales d’exposition à la chaleur dépendent aussi de la pénibilité du travail : la WBGT ne doit pas être supérieure à 29°C pour les travaux légers mais tombe à 22°C pour des travaux lourds et à 18°C pour des travaux très lourds.

Reconnaître la canicule comme intempérie

Autre mesure réclamée par certains syndicats à l’inspection du travail : la création d’un arrêt temporaire d’activité en cas de canicule. « Lorsqu’il constate un risque de chute ou un équipement défectueux, l’inspecteur du travail peut retirer le travailleur de son poste, dans l’attente de la mise en œuvre de mesures protectrices. On propose qu’il en soit de même pour les canicules, quand la chaleur représente un risque accru pour le salarié », explique Anthony Smith. C’est le choix qu’a fait l’Espagne, suite à la mort d’un balayeur qui travaillait dans les rues de Madrid alors que la température dépassait les 40°C en juillet 2022. Dix mois plus tard, le gouvernement socialiste a passé un décret interdisant le travail en extérieur en cas d’alerte orange ou rouge de l’agence météorologique nationale.

En France, plusieurs syndicats dans le secteur de la construction réclament de longue date la reconnaissance légale de la canicule comme une intempérie. Ce changement permettrait à l’employeur d’être dédommagé en cas d’arrêt de son chantier à cause de la chaleur, grâce à ce que l’on appelle le « chômage intempéries ». « Les textes qui encadrent le chômage intempéries datent de 1947. L’employeur peut être dédommagé en cas de pluie, neige et verglas, mais pas en cas de canicule », explique Frédéric Mau, secrétaire fédéral de la CGT construction. Les choses sont en train de changer pour les ouvriers du bâtiment et des travaux publics. Après des années de discussion avec les pouvoirs publics, ces derniers pourront, à partir de l’été 2024, bénéficier du chômage intempéries en cas de canicule. « Ce changement n’est pas encore publié au Journal officiel, mais la Caisse nationale des travaux publics nous a spécifié que tout employeur pourra maintenant demander l’indemnisation de ses salariés à partir de l’alerte orange canicule », précise Frédéric Mau.

Cette avancée ne doit pas cacher les progrès qu’il reste à accomplir. Comme le souligne la note de France Stratégie, « les dispositifs réglementaires en vigueur restent néanmoins insuffisants car ils s’inscrivent dans une logique de gestion d’événements exceptionnels, au détriment d’une approche plus structurelle et systémique7 ». Ainsi, les solutions actuelles constituent souvent des maladaptations au dérèglement climatique, comme la généralisation de la climatisation fortement consommatrice d’énergie, « qui va très clairement à l’encontre de la sobriété indispensable à la limitation du réchauffement climatique », selon l’avis du Cese8. Pour Jean-François Naton, rapporteur de cet avis, l’organisation du travail doit être repensée dans son ensemble. « Le dérèglement climatique nous impose de travailler autrement quand il fait chaud, mais aussi le reste de l’année. Bien sûr, il faut s’adapter à la chaleur, mais pour atténuer le dérèglement climatique, il va falloir travailler autrement tout le temps. Et pour cela, il faut ralentir et repenser l’intensité du travail. »

Une perspective loin de la tendance actuelle, en particulier dans le monde des travailleurs saisonniers. « Certains employeurs demandent une dérogation pour passer de 60 à 70 heures de travail par semaine lorsque la situation des récoltes l’exige », déplore Romain Balandier, membre de la commission des travailleurs migrants saisonniers à la Confédération paysanne. Et cela dans un secteur où le mal-logement, qui accroît les risques d’exposition à la chaleur, est encore une réalité. L’été dernier, le préfet de la Marne a ordonné la fermeture d’un hébergement collectif où une cinquantaine de vendangeurs sans-papiers étaient logés dans des conditions insalubres. Face à la nouvelle donne climatique, les travailleurs de la vigne champenoise sont bien les premiers à trinquer. 


1. « Vagues de chaleur », ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, février 2024.

2.Évaluation des risques induits par le changement climatique sur la santé des travailleurs, avis de l’Anses, janvier 2018.

3. Salima Benhamou, Jean Flamand, « Le travail à l’épreuve du changement climatique », note d’analyse de France Stratégie 2023/8 (n°123).

4. Dossier : « Travailler dans des ambiances thermiques chaudes ou froides : quelle prévention ? », INRS, juin 2020.  

5. France Stratégie, op. cit.

6. « Rising temperatures pose serious risks to workers’ health », Eurofond, 31 juillet 2023.

7. France Stratégie, op. cit.

8. « Travail et santé-environnement : quels défis à relever face aux dérèglements climatiques ? », avis du Cese, avril 2023.

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