Alimentation et précarité

Cantines en lutte : vers de nouvelles solidarités alimentaires

Illustration : Maria Fade

Pour ne plus dépendre des invendus de la grande distribution, collectifs et associations inventent de nouvelles formes de solidarité alimentaire. Ces groupes d’entraide auto-organisés font de l’alimentation un vecteur de lutte contre la précarité et tentent de retisser un lien entre consommateurs et agriculture paysanne.

Dans le contexte actuel marqué par des crises multiples et une inflation galopante, de plus en plus de gens recourent à l’aide alimentaire. Selon les chiffres donnés par l’Atelier paysan1, deux millions de personnes en dépendaient quotidiennement en 2008. C’était 7,5 millions de personnes en 2021. Pensée au départ comme une rustine en temps de crise, appelant à la générosité de bénévoles pour soutenir les plus démunis en les accompagnant vers l’autonomie, l’aide alimentaire est devenue un dispositif structurel, qui ne permet pas aux personnes qui y ont recours d’en sortir. Alors que 10 % de la population peine chaque jour à se nourrir, aucune politique d’État ne cherche réellement à empêcher cet état de fait. Les politiques néolibérales adoptées ces dernières décennies ont bien au contraire participé à l’entretenir et le normaliser. 

Article à retrouver dans notre hors-série « Ces terres qui se défendent », en librairie et sur notre boutique.


La lutte contre le gaspillage, véritable leitmotiv des nouveaux opérateurs de l’aide alimentaire, apparaît tout autant comme un objectif en trompe-l’œil. En redistribuant les invendus de la grande distribution, l’aide alimentaire soutient et entretient en réalité le modèle agro-industriel, confortant sa logique de surproduction. À tel point qu’elle en est aujourd’hui un rouage essentiel, permettant non seulement de soigner sa communication, en paraissant généreuse, mais surtout parce que le « don » des invendus en bout de chaîne est devenu intéressant d’un point de vue économique. L’aide alimentaire, qui permettait déjà d’éviter les coûts de destruction, est devenue rentable depuis les lois Garot (2016) et Egalim (2018), qui ouvrent la voie à la défiscalisation des invendus des moyennes et grandes surfaces ainsi que des dons industriels et agricoles. 

Ce système reconduit ainsi les effets destructeurs des modes de production industriels, tant pour l’agriculture paysanne que pour nos milieux de vie, et accentue la précarité plutôt qu’il ne la résorbe. La transition vers une agriculture durable, affichée en étendard par le gouvernement, reste sans surprise une politique destinée à couvrir les besoins des classes sociales aisées, laissant le modèle industriel en place pour assouvir les besoins de la majorité de la population, qui continuera de faire ses courses dans les grandes surfaces, voire, pour les moins nantis d’entre nous, à en récupérer les invendus.

Ce qu’on mange, avec qui on mange

Ces dernières années, face aux failles endémiques du système de l’aide alimentaire, des cantines de lutte et des réseaux de ravitaillement ont poussé dans de nombreuses villes. La crise sanitaire du Covid n’a fait qu’accentuer le phénomène. Les opérateurs de l’aide alimentaire ont été dépassés par l’ampleur des besoins, d’autant plus qu’une large partie de leurs bénévoles, souvent âgés, étaient confinés ou malades. Ont pris le relais des formes d’entraide auto-organisées, à l’instar des brigades de solidarité populaire (BSP) 2, mais aussi d’autres collectifs et associations de quartier dont l’ancrage a été primordial. Les BSP, en articulant les problèmes entre eux : nourriture, logement, santé, accès aux droits, cherchent à politiser les actions de solidarité, et visent ainsi à faire émerger une autodéfense populaire plus forte et plus « offensive ». Il s’agit d’organiser et de resserrer les liens dans l’entraide, mais aussi dans le fait de mener ensemble des luttes locales et globales. 

Pendant les distributions et les cantines, leur démarche inclut des dimensions essentielles de ce que signifie manger, souvent ignorées ou peu prises en compte dans les distributions de l’aide alimentaire. Choisir ce que l’on va manger, déjà, en laissant la possibilité de composer soi-même son panier et/ou son assiette. Lors des distributions de légumes (récupérés au marché international de Rungis) organisées par l’association Aeri 3, personne n’exerce de contrôle sur ce que les gens mettent dans leur panier, et les règles sont le plus souvent tacites. Il en est de même pour les cantines, où les personnes peuvent choisir, dans un menu avec entrée-plat-dessert, ce qu’elles préfèrent. Le repas est à prix libre 4 dans tous les cas, et les personnes organisatrices « bénéficient » autant du repas que celles qui viennent. La proposition est faite aux personnes qui viennent de participer à la cantine. 

Car l’important ne se limite pas à ce que l’on mange. La qualité d’un repas dépend aussi du « avec qui », et dans quel cadre. Quand on cuisine ensemble, la chose est encore différente. Les moments d’épluchage et de découpe sont idéaux pour apprendre à mieux se connaître. Les temps de cantine apparaissent donc comme des moments conviviaux, où peuvent être mis sur la table des problèmes communs en incluant dans ces échanges les gens du quartier. Aux cantines de l’Aeri, les voisin·es n’hésitent pas à venir discuter, prendre un café, participer à un cours de français ou d’arabe, en même temps qu’iels emportent des légumes ou partagent le repas. 

Cantines de lutte 

Dans les paroles de celleux qui nous ont raconté la période du Covid, où les restrictions ont à plusieurs reprises empêché ces temps de repas partagés, ressort le souci de ne pas « tomber dans l’humanitaire ». Cela représente un point commun dans les pratiques de ces collectifs non institutionnalisés. À Rennes, le Réseau de ravitaillement des luttes du pays rennais (R2R) organise des distributions chaque semaine dans différents lieux. Il souhaite lutter contre la précarité pour que l’aide alimentaire n’ait plus de raison d’être. « On essaye de faire mieux que les Restos du cœur, mais ce n’est pas parce qu’on met un infokiosque avec des brochures en noir et blanc que ça fait une distribution politisée », reconnaissait Ana 5, pendant l’atelier qui s’est tenu aux rencontres Reprise de terres, en août 2021. Elle expliquait que « les distributions sont davantage un prétexte pour rencontrer d’autres gens, comme lors des chantiers de maraîchage. Des distribs, il y en a plein à Rennes avec des associations qui font ça très bien. Nous, on est davantage dans le ravitaillement des luttes. L’objectif, c’est de faire du lien, de lutter contre l’impuissance individuelle, en promouvant l’action collective et en poussant les gens à s’organiser ».

Né d’une fusion de cantines de lutte pendant la loi travail en 2016, le R2R récupère chaque semaine trois tonnes de légumes invendus dans un centre de distribution de produits bio situé en périphérie de Rennes. Les légumes sont triés puis acheminés vers différents lieux collectifs/occupés et sont utilisés pour faire de grandes cantines lors de rencontres féministes, antiracistes, écolos, etc. Ces dernières années, le R2R a également été moteur dans le ravitaillement des grèves : pour soutenir celle des postier·es en 2018, et pendant la grève des cheminots en 2020, ce qui a favorisé des convergences entre milieu syndical et milieu autonome dans le mouvement social contre la réforme des retraites.

Le R2R a aussi été impliqué dans le collectif de lutte contre l’urbanisation d’un site de prairies naturelles et agricoles, situé à Cleunay, à l’ouest de Rennes. Ce site, appelé la Prévalaye, a été défendu lors de plusieurs mouvements d’occupation, dont une action co-­organisée avec les Soulèvements de la Terre en 2021. Juste après cette mobilisation, la mairie socialiste s’est montrée avenante avec le R2R, en lui proposant des terres agricoles à la marge du projet d’agrandissement du stade rennais. Cette proposition a été perçue comme une logique compensatoire par le collectif. Le R2R a finalement trouvé plus adapté de maintenir un rapport d’opposition avec la mairie et a trouvé d’autres terres agricoles chez des camarades paysan·nes. 

Sous les pavés, la terre

La récupération d’invendus, qui offre des avantages logistiques et de gratuité, est donc aussi synonyme de dilemme éthique et politique pour ces collectifs, qui cherchent à s’en défaire et à renouer avec la terre elle-même. Il en est ainsi du Ravitaillement alimentaire autonome, réseau d’entraide (Raare), un collectif établi à Angers, issu du milieu squat, et très actif depuis plusieurs années dans l’organisation de l’entraide et des luttes. Ses membres organisent des distributions de légumes et des cantines. Des espaces de gratuité ont été mis en place : vêtements, nourriture, matériel en tous genres. Iels participent à l’hébergement de nombreuses personnes grâce à des appuis multiples et à l’ouverture de nouveaux lieux. 

Le Raare a aussi cherché à tisser tout un réseau de soutiens et d’alliances dans les zones rurales autour d’Angers. Deux grandes parcelles à vocation agricole leur ont été prêtées par des maraîcher·es qui se reconnaissent dans leurs actions et voulaient les aider à produire des légumes. À Saint-Georges-sur-Loire, des chantiers ont ainsi lieu depuis quatre ans à intervalles réguliers. Les participant·es viennent pour travailler la terre, faire des rencontres, échanger des savoirs, repartir avec quelques légumes, et de plus en plus pour s’informer sur les luttes en cours et d’autres actions du Raare. Les récoltes se succèdent, et dans l’ensemble les résultats de cette expérience ont été jugés convaincants : plusieurs tonnes de légumes ont ravitaillé les cantines, les distributions et les lieux collectifs amis du Raare, sous une forme non marchande, en permettant à beaucoup de personnes de s’insérer dans un réseau affinitaire et d’entraide.

Rapidement, les activités de maraîchage en ont fait naître d’autres, des ateliers de transformation et une conserverie notamment 6. Autour du collectif, ce sont une vingtaine de producteur·rices installé·es dans les environs d’Angers qui les ont soutenus, en mettant à disposition du matériel, des semis, des plans et parfois des surplus. Des coups de main sont donnés en retour, à travers des venues dans les fermes quand les récoltes demandent trop de travail ou quand des agriculteur·rices rencontrent des difficultés. 

Vers une sécurité sociale de l’alimentation ?

Ancrés localement, ces collectifs parviennent parfois à accéder à des terres, mais souvent de façon précaire. Pour entrevoir des formes de socialisation de l’alimentation qui puissent s’inscrire dans une transformation plus large des modes de production, de distribution, de transformation et de consommation de l’alimentation, il apparaît nécessaire de changer d’échelle. C’est ce qui a été discuté lors de l’atelier sur la sécurité sociale de l’alimentation (SSA) qui s’est tenu aux rencontres Reprise de terres. L’atelier réunissait quelques membres des BSP, du R2R, du Raare, une personne de l’Atelier paysan et plusieurs dizaines de personnes familières de ces questions. Le nœud des échanges portait sur la possibilité de faire dialoguer ces initiatives existantes et autonomes avec l’idée de socialisation de l’alimentation, d’envergure nationale. 

Le fait de se projeter à cette échelle à partir d’un modèle économique basé sur des cotisations – prélevées sur les salaires, ou mieux, dans le cadre d’un rapport de force favorable, sur la valeur ajoutée des entreprises – est apparu comme une piste stratégique pertinente pour s’attaquer au problème qui se pose aujourd’hui quant à l’accessibilité des produits bio et locaux. Une vision commune s’est dégagée sur le fait que la SSA ne doit pas devenir un gadget politique, un modèle conçu abstraitement sans délibération directe avec les habitant·es et collectifs qui font vivre les dynamiques d’entraide présentes dans les territoires, qu’ils soient ruraux ou urbains. De plus, la SSA doit être envisagée de façon articulée à d’autres politiques d’émancipation (logement, accueil des étrangers, conditions de travail, remise en question de sa place dans notre société, protection des sols, des terres et des milieux) pour ne pas servir de politique d’ajustement, mais bel et bien, d’outil et de réseau sur lesquels s’appuyer dans une perspective révolutionnaire. 

Nous nous sommes rendu compte de la relative ignorance réciproque qui existe entre organisations paysannes et collectifs qui ravitaillent. Quelles en sont les causes et comment combler ce fossé ? Sur quelles bases relationnelles et dans quels régimes statutaires (autant au niveau du statut juridique des organisations, que du travail des individus – bénévole, salarié, autre ?) se projeter pour concrétiser des formes de socialisation de l’alimentation qui soient désirables et rejoignables par toutes et tous ? Comment la SSA peut-elle aider à casser les barrières entre producteurs/consommateurs, entre bénévoles/bénéficiaires, plutôt que contribuer à les renforcer ?

« Mettre les mains dans la terre », passer du temps à la campagne pour souffler, se ressourcer, se réapproprier des savoirs, rompre avec le rythme de vie et les aménagements urbains sont des désirs partagés parmi les collectifs. De nombreux obstacles sont pourtant à surmonter, à commencer par la capacité à produire des volumes suffisants pour se substituer à la récup’. « Nous, on récolte en une année ce qu’on récupère dans la grande distribution en une semaine », rappelle Ana pendant l’atelier. D’autant plus que les terres agricoles, désormais bétonnées dans les milieux urbanisés pour l’extrême majorité d’entre elles, nécessitent pour y accéder des déplacements non négligeables, en région francilienne beaucoup plus encore qu’à Angers ou à Rennes.

L’initiative du Raare d’organiser des chantiers de maraîchage sur des terrains prêtés ou celle du quartier des Lentillères à Dijon n’en est pas moins une source d’espoir. À la suite de ces rencontres sur la ZAD, le R2R a invité les cantines du Grand-Ouest à une présentation publique de Reprendre la terre aux machines, le livre de l’Atelier paysan (Seuil, 2021) à la Ferme en cavale. Il a également poursuivi ces réflexions de construction de liens entre luttes rurales et luttes urbaines, est devenu sociétaire de l’Atelier paysan, et a adhéré aux ami·es de la Confédération paysanne. La BSP Montreuil-Bagnolet a rejoint un intercollectif de cinq cantines franciliennes qui se sont alliées avec une maraîchère installée en Seine-et-Marne, leur mettant à disposition une parcelle pour cultiver des légumes de conservation.

Ces réflexions et ces expérimentations vont se poursuivre. Les passerelles jetées entre rural et urbain, entre collectifs de ravitaillement et organisations paysannes, renforcent le sens de nos luttes et poussent à les entremêler. Car à quoi bon retisser des liens d’entraide autour de nos moyens de subsistance si ce qu’on se partage ne provient que des poubelles du capitalisme, aussi vert soit-il ? 


Texte de Célestin Bineau et Vittoria Ortiz Alves, de Reprise de terres.

Atelier paysan, Reprendre la terre aux machines. Vers une autonomie paysanne et alimentaire, Seuil, 2021. On trouvera dans ce livre une bonne synthèse du rôle économique de l’aide alimentaire au sein du complexe agro industriel, p. 102 à 105. Pour une critique approfondie de l’aide alimentaire, depuis l’angle des violences alimentaires, nous renvoyons aux travaux de l’anthropologue Bénédicte Bonzi.

Les brigades de solidarité populaire, dites BSP, ont été créées en 2020 dans l’urgence du premier confinement, d’abord au sein du mouvement antifasciste italien, puis dans de nombreuses villes en Europe et à l’international. Jusqu’à une vingtaine de brigades ont été actives en région parisienne pendant la crise sanitaire. La BSP Montreuil-Bagnolet, dont nous faisons partie, s’organise principalement à l’Aeri (voir note suivante) et dans différents quartiers de Montreuil, ville située en Seine-Saint-Denis.

L’Aeri est un lieu commun situé à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, qui met à disposition des locaux et une grande cuisine pour différents collectifs, dont trois cantines : celle des Gilets jaunes, la cantine syrienne et la cantine de la brigade de solidarité populaire.

Le prix libre consiste à prendre en compte les inégalités de revenus dans le prix des choses, en laissant chacun·e décider de ce qu’iel peut/veut mettre. Les personnes qui peuvent mettre plus que « le prix de revient » permettent ainsi à d’autres de manger gratuitement ou presque, et aux cantines d’avoir un peu d’argent pour financer des achats d’ingrédients absents des récups.

Les prénoms des personnes citées dans l’article ont été modifiés.

Des associations promouvant l’autonomie autour des savoirs du bâtiment, de l’apprentissage de la conduite, de la mécanique ont également suivi la création du Raare.

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