Pour un droit individuel à la protection de l’attention
«Dans une culture saturée par des technologies visant à capter notre attention, notre vie mentale est radicalement exposée à se transformer en ressource exploitable », écrit le philosophe Matthew B. Crawford dans son essai Contact (La Découverte, 2016). Pour s’en protéger, le collectif Attention, qui rassemble plusieurs associations engagées pour sortir de la dépendance aux écrans, propose d’instituer un « droit à la protection de l’attention ». À la base de ce droit : la reconnaissance de l’attention comme un bien commun à défendre, au même titre que l’eau ou l’air. Avec ce droit, Florent Souillot, cofondateur de l’association Lève les yeux ! espère protéger l’attention des plus vulnérables « via de la prévention systématique auprès des familles et des enfants, mais surtout par l’interdiction de la vente de smartphones, de l’accès aux réseaux sociaux avant un certain âge et des écrans à l’intérieur des écoles ».
Article issu de notre numéro 64 « Peut-on échapper à l'emprise numérique ? ». En librairie et sur notre boutique.
Du côté des utilisateurs, ce droit pourrait s’inspirer des principes du règlement général sur la protection des données (RGPD). « Sur la transparence des données, les plateformes pourraient rendre visibles aux utilisateurs le temps d’utilisation du service, la quantité de données concédée, ou encore, quels contenus ont généré des revenus publicitaires », poursuit-il. Des mesures pratiques qui s’inscriraient, selon la juriste Célia Zolynski, co-autrice de l’ouvrage Pour une nouvelle culture de l’attention (Odile Jacob, 2024), dans un véritable « droit du paramétrage ».
L’idée ? Légiférer pour contraindre les plateformes numériques à rendre lisibles et accessibles leurs paramètres, en sanctionnant par exemple l’usage de dark patterns, ces interfaces trompeuses qui orientent la navigation. « Pour cela, les plateformes peuvent s’appuyer sur les travaux de recherches des Designers éthiques ou de la fondation Panoptykon qui recommandent des conceptions pluséthiques », souligne la juriste. Pour Karl Pineau, le cofondateur de l’association des Designers éthiques, il s’agit plus globalement de changer l’échelle des paramétrages : « Accepter ou non les cookies publicitaires devrait pouvoir se faire en une seule fois, au moment de l’installation de son ordinateur ou d’un nouveau navigateur par exemple, et plus à l’échelle de chaque site ou application comme c’est le cas aujourd’hui. »
Une autre piste juridique, cette fois-ci du côté des travailleurs, a été imaginée par l’association Halte au contrôle numérique, via la création d’un statut d’« objecteur du numérique ». Il permettrait par exemple aux salariés des plateformes d’exercer un droit de retrait – en cas d’une évolution de l’entreprise contraire aux valeurs de leur métier – ou encore via un droit de véto sur la production ou la manière de produire. Plus largement, ces droits octroieraient une protection à tout citoyen soumis à l’obligation d’utiliser le numérique : « Dans l’éducation, cela pourrait permettre aux enseignants de contourner certaines obligations, comme refuser de remplir les bulletins en ligne ou passer par des convocations papier », explique Agnès Bayle, membre de l’association qui a participé aux réflexions. Un statut que l’association voudrait faire reconnaître, au même titre que l’objecteur de conscience qui permettrait à l’époque aux citoyens qui le souhaitaient d’échapper à leur année de service à l’armée.
Promouvoir la déconnexion
« Sois plus smart que ton phone : range-le », « éteins ton smartphone et le monde s’allume », « l’abus de smartphone nuit à la santé ». Au théâtre de l’Escabeau, dans le Loiret, ou au Social Bar du 12e arrondissement de Paris, il est vivement conseillé de passer le pas de la porte sans smartphone. À l’initiative des slogans affichés à l’entrée, l’association Lève les yeux !, qui décide en 2018 de créer un label pour les bars, les restaurants, les salles de concerts et les théâtres afin de promouvoir des lieux de déconnexion. « L’idée de départ était de leur proposer un éventail de solutions, de l’affichage de slogans à l’animation de débats ou de soirées thématiques, jusqu’à une consigne pour déposer son téléphone à l’entrée », explique Florent Souillot, le cofondateur de l’association. Une trentaine de lieux en France ont accepté d’utiliser ce label, comme le théâtre de l’Escabeau « qui met régulièrement des pièces sur le sujet à l’honneur et en profite pour faire de la prévention avant les spectacles ».
Pour ne plus être captif, trouver des lieux qui font explicitement la promotion de la déconnexion – voire interdisent l’usage du téléphone – aide à maintenir son attention hors des griffes des Gafam, mais la déconnexion peut aussi être un choix radical appliqué au quotidien. Karine Mauvilly en a fait l’expérience pendant quatre ans. En 2012, elle décide de se passer de téléphone portable et en fait une ligne de conduite qu’elle nommera « le cyberminimalisme », dans un livre éponyme paru en 2019.
Selon l’autrice, le cyberminimalisme se définit par la volonté de minimiser la place prise par la cybernétique, cet « art de diriger à partir de l’information disponible ». Cela passe par réaliser la matérialité du numérique – et donc le nombre d’objets connectés en sa possession –, se questionner sur l’âge des premiers usages du numérique, refuser de se laisser remplacer par des logiciels, fournir le minimum de données, ne plus enregistrer chaque concert ou photographier chaque arc-en-ciel croisé sur son chemin ou encore « pratiquer la cyberpolitesse ». En d’autres termes, se fixer quelques règles, à l’image de la méthode des « 4 pas » (pas d’écran au réveil, pendant les repas, avant de dormir et dans la chambre), inventée par la psychologue Sabine Duflo.
Reste que dans un contexte professionnel, ce choix n’est pas toujours possible. Il existe pourtant un « droit à la déconnexion », intégré dans le code du travail et mis en application depuis 2017. « Dans le code du travail, il n'y a pas de définition précise du droit à la déconnexion. Celui-ci doit cependant être négocié avec l’employeur dans le cadre de la négociation annuelle obligatoire sur l'égalité entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail et, en cas d'absence d'accord, faire l’objet d’une charte. Or, cette obligation s’impose uniquement aux entreprises de plus de 50 salariés », indique Caroline Diard, professeure associée à TBS education.
Dans les faits, la mise en œuvre de ce droit est tout aussi floue. Selon une étude de 2023 menée par l’Observatoire du télétravail, organisé par la CGT sur près de 7 000 répondants, « seulement 36 % bénéficient d’un dispositif de droit à la déconnexion, alors même que ce droit se trouve dans le code du travail ». Il y a pourtant des moyens de renforcer ce droit : « On pourrait très bien imaginer délimiter les temps d’interactions numériques – quitte à bloquer l’accès à certaines applications passé une certaine heure – ou cartographier les risques d’hyperconnectivité liés aux différents secteurs d’activité », cite Caroline Diard. Bref : poser à l’écrit un cadre plus précis pour rendre enfin ce droit effectif.
Contre la « merdification » d’Internet, socialiser les outils numériques
Loin de ses promesses utopiques de partage de la connaissance et d’horizontalité, l’Internet de 2024 est synonyme de surveillance, d’hyper-concentration et de verticalité. Il s’est « emmerdifié », selon l’expression du journaliste canadien Cory Doctorow. En cause ? Le modèle économique des grands conglomérats du numérique qui se sont, au fil du temps, constitués en oligopoles, devenant des citadelles imprenables auxquelles sont assujettis les utilisateurs, prisonniers du Web des solutions propriétaires fermées.
La principale conséquence du processus de « merdification » est la dégradation inexorable des services numériques rendus par les plateformes, bien que celles-ci nous maintiennent dans un état de captivité. En effet, le coût de sortie du système demeure trop élevé : on ne souhaite pas tourner le dos à ses « amis » Facebook, ni abandonner les précieux capteurs de veille posés sur X ou scroller les 18 pages d’Amazon qui nous conduiront au produit recherché au bon prix.
Dès lors, comment sortir de ces enclos numériques qui semblent toujours plus proches de la prison panoptique ? En imposant l’interopérabilité des systèmes, c’est-à-dire la possibilité pour différents protocoles et infrastructures de fonctionner ensemble, de façon ouverte. Tordre le bras des plateformes en ce sens, en partie grâce à l’action concertée des États, est l’un des piliers de l’Internet écosocialiste tel que l’appelle de ses vœux le chercheur Michael Kwet. Massifier l’usage de logiciels libres et open source (comme les outils développés par Framasoft), des licences Creative Commons et des Fédivers, ces réseaux de serveurs décentralisés qui servent notamment d’alternatives aux principaux réseaux sociaux, est également une piste incontournable. Ce qui sous-entend de les rendre opérationnels et désirables comme solutions par défaut.
Aux Pays-Bas, la communauté expérimentale du permacomputing entend « réensauvager le Web » grâce aux outils de la permaculture. Réutilisation d’anciennes cartouches de jeux vidéo, réparation des outils, utilisation de serveurs fonctionnant à l’énergie solaire… Cet ensemble de pratiques incarne la possibilité d’un numérique sobre et décroissant qui se réapproprie la notion de limite.
Plus radicales, certaines approches entendent changer le logiciel même de l’Internet contemporain. « Je ne veux pas rétablir le “bon vieux” web. Je veux que nous ayons un “bon nouveau” web », énonce Cory Doctorow. « Il nous faut penser d’autres technologies et non plus simplement penser un autre usage des technologies capitalistes », complète le sociologue Juan Sebastian Carbonell, qui défend l’idée d’un « communisme technologique ». Comment ? En parvenant à socialiser l’intégralité de la chaîne de valeur du secteur numérique, depuis l’infrastructure (data centers, câbles sous-marins, réseau de fibre optique) jusqu’aux logiciels, algorithmes et outils finaux. Bientôt un Grand Soir de l’Internet ?
Préserver l’espace public : vers plus de communs low-tech ?
Dans les gares, le long des routes ou encore dans le métro parisien, les écrans publicitaires ont peu à peu envahi l’espace public. Ce procédé énergivore et irrésistible pour l’attention, l’association Résistance à l’agression publicitaire (RAP) en a fait son cheval de bataille. À l’époque de sa création en 1992, il n’y avait pas d’écran numérique dans l’espace public. Le but était de lutter contre les effets négatifs directs et indirects de l’activité publicitaire. Mais depuis l’apparition des écrans publicitaires dans l’espace public, le collectif est vent debout : « Pour nous, c’est le summum de l’agression publicitaire. Si l’on peut éviter la publicité, on peut choisir les médias qu’on consulte ou mettre un “stoppub” sur sa boîte aux lettres, mais on ne peut pas éviter l’espace public », constate Thomas Bourgenot, chargé de plaidoyer pour l’association.
Si les membres ne sont pas contre le fait de rendre publiques certaines informations, ils militent pour favoriser une « démarche active », en réservant par exemple des espaces dédiés où les citoyens pourraient s’informer et en choisissant « des panneaux plus petits parallèles à la circulation et non plus perpendiculaires ». Pour le moment, seules quelques villes ont interdit les écrans dans l’espace public, comme Paris en 2011 ou Lyon en 2023. « Il y a cependant une limite à ces interdictions, car le code de l’environnement ne s’intéresse qu’à l’affichage dit “extérieur”. Dès que l’écran publicitaire est à l’intérieur d’un local, même s’il est visible de l’espace public, le code de l’environnement n’est pas compétent. Nous militons pour que les pouvoirs publics encadrent la publicité des vitrines des magasins et celles dans les transports en commun », précise Thomas Bourgenot, sachant qu’en 2019, l’Ademe estimait le nombre d’écrans publicitaires visibles de l’espace public à l’intérieur des commerces à 55 000 en France.
Pour retrouver la liberté de ne pas posséder d’objets numériques, certains veulent réhabiliter l’usage des cabines téléphoniques dans l’espace public. C’est le cas de l’Observatoire international pour la réinstallation des cabines téléphoniques qui, au printemps 2022, a installé la première cabine téléphonique depuis leur démantèlement par Orange, à Grenoble, dans le parc Marliave. « Nous avions installé un téléphone fixe qui fonctionnait sur batterie avec une carte sim où les gens pouvaient prendre le combiné, composer un numéro sans emporter le téléphone », explique Vincent, membre de l’OICT.
Si la cabine est utilisée des dizaines de fois par jour, et malgré le succès ressenti par les membres de l’observatoire, l’expérimentation a pris fin l’année qui suit à cause de frais supplémentaires dus à des dépassements de forfait. « Nous voulions réclamer le droit de pouvoir vivre sans téléphone et smartphone, sans pour autant nous transformer en opérateur téléphonique », confie Vincent. Message entendu. L’opérateur TeleCoop et le service de location d’objets numériques Commown s’apprêtent à installer une première cabine téléphonique à Strasbourg.
Cabines nouvelle génération, munies d’une tablette avec accès à Internet, appels et sms gratuits, « elles pourraient servir aux personnes en grande précarité pour accéder gratuitement à certains sites et communiquer avec leurs proches », ou encore « être installées à la demande de collectifs de parents d’élèves devant des écoles et collèges afin de repousser le moment d’équiper leur enfant d’un smartphone, ou simplement de pallier une batterie déchargée », peut-on lire sur leur site. L’objectif : en faire « un bien partagé et sobre » à l’image « d’un temps où notre attention n’était pas autant accaparée par les écrans de nos smartphones ».
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