Nous n'irons pas sur Mars - 49

Céline Lafontaine « Le corps lui-même perd ses frontières »

Photographies : Dorian Prost

Alors que tous les regards sont tournés vers la perte massive de biodiversité en cours et que les réflexions philosophiques se concentrent pour l’essentiel sur notre rupture du lien au monde vivant constitutif de la modernité occidentale, un autre phénomène semble passer complètement inaperçu : dans les laboratoires du monde entier, des projets de manipulation du vivant et de création de vies artificielles sont à l’œuvre depuis plusieurs décennies. Peu étudié, ce processus de « bio-objectivation » reconfigure pourtant en profondeur les frontières du corps humain et brouille les limites entre espèces. Pour Céline Lafontaine, sociologue des sciences et autrice de Bio-objets. Les nouvelles frontières du vivant (Le Seuil, 2021), nous sommes entrés sans y prêter gare dans la civilisation in vitro.

Qu’est-ce qu’un « bio-objet » ?

C’est un concept qui vise à rendre visible la vie in vitro, véritable symbole des sciences de la vie : les cellules humaines, animales et végétales – ça fait ici peu de différence. Ces objets n’ont en réalité jamais été pensés. Le concept de bio-objet permet de se saisir de ce « vivant artificiel » sur le plan matériel, puisque du fait des interrogations éthiques et des promesses qui leur sont associées, on se retrouve toujours dans une hyper-symbolisation avec une forte charge affective ou imaginaire. Il s’agit donc d’objets vivants. Ils ont les caractéristiques du vivant : les cellules in vitro peuvent se reproduire, les lignées sont sans fin. Mais elles ont aussi des caractéristiques qui dépassent celles du vivant organique. Il y a ainsi une grande différence entre un bio-objet et son pendant organique, du simple fait qu’il peut être congelé, décongelé, stocké, transformé ou modifié. Tout notre rapport au vivant est maintenant remodelé par ces bio-objets qu’on trouve absolument partout. 

Pouvez-vous nous donner quelques exemples canoniques ?

Toutes les lignées cellulaires, notamment les cellules souches, les cellules souches embryonnaires, les bactéries, les virus mis en culture in vitro... Deux sont particulièrement représentatifs de notre civilisation. Le plus frappant reste l’embryon in vitro. Mais les cellules qui, en ce moment, sont les plus typiques du processus de « bio-objectivation » à l’œuvre, ce sont les iPS, les cellules souches pluripotentes induites. Ce sont des cellules souches qui sont modifiées génétiquement afin de retrouver les caractéristiques des cellules souches embryonnaires. Ce sont des bio-objets complètement modifiés, et à la base d’un grand nombre de recherches contemporaines. En somme, c’est une cellule qui présente les caractéristiques des cellules souches embryonnaires mais sur laquelle on peut expérimenter en contournant les problèmes éthiques liés à la recherche sur les embryons humains. Et l’on ne fait pas qu’expérimenter, on annonce déjà des traitements cliniques dans le cadre de la médecine régénératrice. 

Dans les autres bio-objets classiquement convoqués, il y a les OGM (même si l’on en parle moins aujourd’hui), les chimères humain-animal qui frappent généralement l’imaginaire, l’agriculture cellulaire qui permet de faire croître de la viande en cuves... 

Ou encore la bio-impression sur laquelle j’ai fait une étude de terrain et qui, à mon sens, est l’un des cas les plus poussés de la bio--objectivation. Le matériel de base, ce sont les cellules, mais des cellules modifiées, superposées en couches par l’impression 3D pour recréer du tissu, idéalement un organe (ce qui demeure hautement hypothétique)... Quel est le statut biologique de l’objet ainsi créé ? On n’est plus seulement dans la mise en culture : nous créons là de nouvelles formes d’objets vivants. Et la bio-objectivation se manifeste ici sous une de ses formes les plus radicales puisqu’on va imprimer du vivant qui est considéré comme une matière première comme une autre, qu’on peut modifier, qu’on peut transformer. Sauf que la contradiction apparaît ici pour les chercheurs qui voient le vivant comme une matière tout en constatant que ce n’est pas du tout le cas, ne serait-ce que parce que dans l’impression classique, les matériaux sont fixes, inertes, alors que dans l’impression du vivant, il faut tenir compte de la dimension temporelle puisque les cellules, elles, se développent. La modélisation doit intégrer une projection de ce qui va arriver dans le développement cellulaire, une sorte de « 4D ». Tout est ici construction, de la cellule à la structure générale. Mais ça ne fonctionne pas vraiment, alors on bricole. 

Et sur le terrain, dans vos études sociologiques auprès des chercheurs, vous notez la grande confusion dans la relation que ceux-ci entretiennent avec leur objet de recherche : l’émerveillement devant le vivant et la frustration que ce soit justement... vivant. Ou bien la confusion entre technique et biologique. 

Ils finissent toujours par me dire que la machine est fascinante, que la 3D, c’est l’avenir, etc., et que le problème, c’est que ce sont les cellules qui ne marchent pas. La complexité du vivant est parfois vue comme un problème infranchissable, comme un problème technique, puisque l’idée, c’est d’imprimer des tissus, mais que c’est compliqué. En parallèle, les mêmes chercheurs, surtout les biologistes, reviennent parfois à parler de « magie » face à la complexité du vivant. Ce qui me frappe, c’est que personne ne semble se dire que ce n’est peut-être pas une bonne idée d’appliquer un modèle machinique de reproductibilité sur du vivant, que c’est peut-être une contradiction en soi. Mais il y a ce modèle machine et ce rapport au vivant qui sont particulièrement profonds dans la culture occidentale – laquelle finit par percevoir la complexité comme un problème parce qu’on est là dans des perspectives extrêmement réductionnistes. Ultimement, pourtant, il y a quelque chose dans le vivant qui résiste à cette tentative de maîtrise constitutive de notre civilisation et qui met aujourd’hui en péril les conditions de la vie sur Terre. 

Il y a un autre exemple sur lequel vous vous attardez longuement dans votre ouvrage : la fécondation in vitro (FIV) – qui fonctionne, mais mal. Vous faites même de la première naissance issue de ce procédé, Louise Brown, en 1978, l’entrée dans l’ère de la bio-objectivation et de l’expérimentation sans fin. Pourquoi ? 

Pour moi, c’est le plus fondamental, car tout en découle. La fécondation in vitro nous vient d’abord de l’élevage industriel des bovins. Tous les mécanismes de FIV,notammentla stimulation ovarienne, visent à l’augmentation de la productivité des fonctions reproductrices : on injecte des hormones dans le corps féminin afin de l’amener à produire des ovocytes pour pouvoir les extraire et les féconder. Cette logique de « performativité » du corps est présente dès le début de la FIV. Je précise qu’après quatre décennies, ça ne fonctionne encore qu’à 30 % à peine par cycle de fécondation... Aucun traitement ne serait permis en médecine avec des taux d’échec pareils, mais puisqu’il s’agit du corps des femmes, c’est moins important. Le processus de bio--objectivation, lui, ne cesse de s’étendre. On est parti des couples hétérosexuels infertiles pour arriver à l’autoconservation des ovocytes. Et les raisons qui justifient l’extraction des ovocytes ne cessent de se multiplier. Quand je dis que tout en découle, c’est que la médecine régénératrice et en particulier les iPS ont été développées dans le prolongement de l’utilisation des surplus d’embryons produits dans le cadre de l’industrie de la FIV. Or ceux-ci ne poussent pas dans les arbres : ils ont été extraits dans le cadre de la FIV parce qu’on a besoin de beaucoup d’ovocytes – puisque ça demeure aujourd’hui une technique peu efficace – qu’on congèle, et lorsque la fécondation a réussi ou est abandonnée, les surnuméraires deviennent le matériel de la recherche par le biais de la mise en culture et de l’isolement des fameuses cellules souches embryonnaires. 

Vous montrez aussi que ces techniques-là ont pu être réalisées grâce à la maîtrise d’autres techniques : normalisation, standardisation, « cryopolitique »... 

Les bio-objets sont omniprésents mais invisibles, d’autant plus que leur appréhension se fait toujours par le biais de l’éthique, des affects, des subjectivités... On ne voit jamais la dimension matérielle de la chose, c’est-à-dire le rapport au vivant que cela induit. Au cœur de tout ça, il y a effectivement la congélation. Dans chaque laboratoire de bio-technologie, dans chaque clinique, il y a des frigos pour maintenir le vivant en vie. La cryopolitique est non seulement une politique de la conservation, mais c’est aussi la production d’un autre rapport au vivant. C’est en cela que les bio-objets ont modelé notre rapport au vivant puisque, dans la mesure où l’on peut congeler et décongeler, cela fait émerger l’idée qu’on peut prolonger, modifier, suspendre la vie. Et tout s’en trouve reconfiguré. Des jeunes femmes suivent maintenant des traitements lourds pour congeler leurs ovocytes et reporter la grossesse dans l’avenir... Le corps lui-même perd ses frontières. Et l’on crée aujourd’hui, en France comme ailleurs, d’immenses biobanques de cellules de toutes sortes congelées à des fins de recherche. Je peux vous l’annoncer dès maintenant sans peur de me tromper : une grande partie des ovocytes congelés, au prix d’effets conséquents sur la santé des femmes, seront récupérés dans quinze, vingt, vingt-cinq ans par des labos de recherche puisqu’ils n’auront pas été utilisés dans le cadre d’un projet parental. 

Ce nouveau rapport au temps semble central dans votre analyse de la civilisation in vitro. Sommes-nous face à une rupture anthropologique majeure ? Vous donnez l’exemple assez frappant de cette femme qui a choisi de faire un enfant par fécondation in vitro avec le sperme congelé de son mari, décédé dix ans plus tôt... 

À vrai dire, la rupture anthropologique a déjà eu lieu. La déconstruction a déjà eu lieu. C’est la cybernétique qui a en premier tout déconstruit en transformant la matérialité du monde en code binaire (cette fameuse suite de 0 et de 1). Il n’y a en réalité rien de révolutionnaire dans les mouvements de déconstruction contemporains, puisqu’il n’y a plus grand-chose à déconstruire. On est maintenant dans une phase où l’on essaie de s’ajuster aux transformations identitaires induites par les bio-objets. J’ajoute que certains de ces mouvements qui épousent le « social-constructivisme » développent un rapport extrêmement technique au corps, et j’entends même des étudiants me dire maintenant que le fait que la Terre tourne autour du Soleil est un construit social... Et le rapport de plus en plus technique, objectivé, que peuvent avoir certaines filles vis-à-vis de leur sexe (et non de leur genre), qui tourne parfois à la négation des sexes, n’est possible que parce qu’on a appris à contrôler techniquement le corps. Par ailleurs, je suis frappée par l’absence de critique féministe sur la question du don d’ovocytes. De plus en plus de jeunes femmes donnent leurs ovocytes alors que c’est une souffrance énorme, qu’elles sont shootées aux hormones. Mais à ce sujet, on camoufle toujours la dimension commerciale, la dimension extractiviste, en promouvant un discours du « don de soi », du « don de vie ». Et l’on accepte cette espèce de rhétorique du « corps féminin comme don » extrêmement rétrograde dans une perspective présentée pourtant comme libérale. 

Pourquoi y a-t-il si peu de freins individuels ou collectifs au développement de ces technosciences ?

Ce qui est fascinant, c’est que les techno-logies de procréation ne peuvent reposer que sur un mensonge. Il y a toujours quelque chose qui répugne dans ces techniques et que l’on camoufle. Il est intéressant de voir par ailleurs qu’on mime la procréation naturelle en cherchant la ressemblance, en sélectionnant des donneurs présentant des traits génétiques proches des parents. On dissimule la réalité de ce qui est ici en jeu : il s’agit d’une construction technoscientifique, d’un commerce si vous êtes aux États-Unis par exemple, et d’une sélection génétique... On va être en revanche beaucoup plus choqué – heureusement d’ailleurs – par l’élevage industriel, sans voir que la même logique extractiviste se retrouve dans l’utilisation massive des hormones dans le cadre de la FIV – quoique les deux soient évidemment incomparables. Car c’est bien les truies, les vaches, les femelles reproductrices en général, qui sont soumises à l’extractivisme le plus fort dans le contexte de l’élevage industriel.

Mais il y a aussi à l’œuvre un imaginaire de contrôle, de maîtrise de son cycle biologique, de réparation des imperfections du vivant... et même pourquoi pas une volonté de repousser les limites biologiques dont notre espèce hérite. Est-ce que cela n’ouvre pas la voie à une modification de nos caractéristiques, au transhumanisme ? 

Nous sommes déjà dans un transhumanisme ordinaire. Ce que l’on appelle transhumanisme n’est pas pour moi une perspective qui pourrait ou non se matérialiser, c’est la vision extrême de quelque chose qui est déjà en marche. Elle est très difficile à discerner parce qu’évidemment, celles et ceux qui veulent des enfants par fécondation in vitro ne sont pas des gens qui vont tenir un discours d’amélioration de la race, même si, dans les faits, ils vont sélectionner. Il ne s’agit pas de taper sur la tête des gens, ni de nier toute les souffrances engendrées pas l’infertilité et le désir d’enfants inassouvi, mais de comprendre à quel point c’est difficile de penser autrement. Une autre chose est extrêmement agissante dans la culture occidentale, c’est le mythe de l’autonomie. Fondamentalement, le vivant est relationnel, jusque dans la reproduction sexuée. Or, le modèle de contrôle que nous épousons vient de l’idée d’un individu autonome, qui relève de l’homme fantasmé, maître de lui-même, décidant seul de ce qui doit l’affecter et de quelle manière... C’est encore une fois le modèle de la machine. 

Un des moteurs de ce modèle civilisationnel est l’« économie de la promesse ». Pouvez-vous décrire son fonctionnement ?

Des chercheurs promettent des traitements ou des applications spectaculaires, très souvent loin de la réalité et de l’état d’avancement de la recherche. Cela a pour effet d’engendrer des espoirs mais aussi un scepticisme extrême à force de déceptions. La science elle-même en fait les frais, car elle ne peut fonctionner de cette manière. C’est cela qu’on appelle l’« économie de la promesse ». Et celle-ci ne touche pas que les biotechnologies : on la retrouve dans toutes les technosciences depuis les années 1990 – lesquelles tentent de capter l’intérêt et l’argent de la finance. On a eu les nanotechnologies, la thérapie génique, les cellules souches, la bio-impression, puis l’intelligence artificielle... autant de bulles spéculatives qui véhiculent l’idée que les développements technoscientifiques sont porteurs de la sauvegarde de l’humanité et de la croissance. Dans les biotechs, ça prend une autre dimension qui est à mon sens plus inquiétante et en même temps qui lui donne une plus grande puissance parce qu’il est question de sauver, de prolonger ou de créer la vie. Une bulle succède à une autre. En ce moment, c’est l’édition génomique, par le biais de Crispr-Cas9, qui incarne le fantasme de pouvoir maîtriser le vivant. 

Vous notez dans l’ouvrage que cette économie de la promesse sécrète un imaginaire qui prend ensuite tout le champ, au détriment d’autres imaginaires alternatifs. Le présent devient captif de ce futur-là.

Bien sûr, c’est ce qu’on appelle la « présentification du futur », c’est-à-dire la mobilisation de la recherche afin de répondre à des représentations futuristes du développement technoscientifique. Cette projection futuriste est caractéristique de l’économie de la promesse, qui nourrit une économie de l’espoir de la part des patients. Tout cela repose sur des affects, sur des souffrances et des désirs individuels.On n’évalue jamais la souffrance occasionnée par l’ensemble de ces promesses et les enjeux du processus de bio-objectivation globalisé sur la santé humaine, sur l’environnement, sur nos représentations du corps et du vivant. C’est un imaginaire dont les impacts sur le fait même d’« être vivant » sont énormes.

Vous vous montrez aussi critique de la réponse éthique faite aux bio-objets lorsque les populations manifestent quelques résistances, qui viennent souvent encadrer vaguement les pratiques sans rien empêcher à long terme.

De toute manière, les résistances sont plutôt rares. Il y en a de moins en moins car les bio-objets sont peu à peu devenus la norme. Même lorsque ça commence à chauffer un peu, comme lorsqu’on se lance dans la modification des embryons humains, on passe outre. Avant, il y avait une interdiction, maintenant un moratoire – ce qui fait une grande différence. Par exemple, concernant le transfert pronucléaire : on va le permettre dans des cas extrêmes, pour les maladies mitochondriales notamment, alors qu’on aurait pu recourir à toutes sortes d’autres alternatives plutôt que d’autoriser la création d’enfants à trois génomes... Des armées d’experts ont été mobilisées, de même que des éthiciens, des parents ou futurs parents pour justifier et encadrer le recours à cette technique. C’est toujours une logique très libérale qui prime : on part du point de vue de l’individu, du patient, du désir et de la souffrance subjective. La France a longtemps fait exception et a résisté à cette vision libérale de la bioéthique, n’hésitant pas à interdire certaines pratiques. Mais c’est fini. Une fois que l’on est entré dans la logique libérale, qu’on « ontologise » l’autonomie de l’individu, il n’y a plus aucune raison de s’opposer à ces pratiques. Au nom de quoi ? De quel droit ? On ne s’en sortira pas sans réintégrer la bio-éthique et le rapport aux biotechnologies dans une réflexion plus large sur le rapport au vivant dans le contexte de l’Anthropocène. On en est bien loin... 

Ne faut-il pas sortir de l’éthique pour entrer sur le terrain du politique ? Plutôt que de se demander sous quelles conditions telle ou telle technique poserait moins de problèmes, ne doit-on pas se demander tout bonnement si ces techniques sont collectivement désirables ? 

C’est certain qu’on ne se pose jamais cette question-là. C’était peut-être le cas à un moment dans la bioéthique française « classique », mais aujourd’hui nous ne sommes plus que dans de l’encadrement. Quand on y regarde de plus près, c’est la même chose pour toutes les industries : pétrolières, chimiques... C’est très réglementé, on ne peut pas faire n’importe quoi, mais in fine on le fait quand même malgré les impacts, car toutes ces normes sont faites pour faire passer la pilule. Ça se borne à un calcul de risques pour éviter au maximum les catastrophes. Voilà aussi pourquoi je fais le para-llèle avec les ovocytes : dès qu’on met en place un cadre éthique, on laisse toujours la porte ouverte pour élargir ce cadre et avancer d’un cran dans la logique, en fonction des nouvelles découvertes scientifiques, des nouvelles exigences sociales... Et, dans ce domaine, l’idéologie de la fertilité est beaucoup plus forte que les cadres éthiques. Par exemple, concernant l’autoconservation des ovocytes, on l’a permise au tournant des années 2010 pour des femmes atteintes de cancer qui allaient suivre une chimiothérapie susceptible de diminuer leur fertilité. Or se pose la question d’imposer un traitement lourd et fatigant à ces femmes déjà malades pour qu’elles puissent éventuellement, grâce à cela, avoir un enfant plus tard, au risque de les affaiblir... Sans compter qu’on fait primer ici le désir d’avoir un enfant biologiquement lié dans un monde où l’on nous explique que les identités sont construites, ce qui est paradoxal. Et une fois que l’on a autorisé l’autoconservation dans ce contexte, il n’a pas fallu attendre cinq ans pour qu’on le revendique pour toutes les femmes. Et nous voilà en 2021 où les lois de bioéthique l’autorisent finalement. La bioéthique ne peut strictement rien, et vous verrez que la même chose va se produire pour la manipulation des embryons humains. 

Cela nous renvoie à l’argument de ceux qui voyaient dans la gestation pour autrui (GPA) la continuité naturelle de la procréation médicalement assistée (PMA), et qu’accepter l’une revient à terme à accepter l’autre... 

C’est peut-être un peu provocateur, mais dans le cas d’une PMA avec une donneuse d’ovocytes – où l’ovocyte n’est pas lié à la mère qui va porter l’enfant –, c’est techniquement la même chose, finalement, qu’une GPA. Dans les deux cas, on a une mère porteuse. Mais on ne prête jamais attention à cette dimension technique, matérielle. Alors qu’est-ce qu’on fait ? La réponse n’est pas facile. Ça demande un gros travail de « s’objectiver » soi-même... Si l’on y met trop d’affect, tout cela nous échappe. 

Invoquer la politique, la décision collective, plutôt que l’éthique et l’aspiration individuelle, ce peut être aussi très brutal. Surtout si l’on entend réellement endiguer ce processus de bio-objectivation. Par exemple, concernant la PMA, il s’agirait de cesser de discriminer et de dire que soit tout le monde y a droit, soit personne (y compris les couples hétérosexuels)... 

Pour moi, la cohérence – du moins dans un cadre certes néolibéral mais où il y a quand même des États qui font encore l’effort d’avoir des systèmes de santé publique – serait a minima de basculer tout cela dans la sphère privée – ce qui signifie cesser le remboursement, puisque celui-ci implique qu’on assume collectivement la généralisation de ces techniques dans la société.

Sauf que si seuls les riches peuvent se l’offrir, la demande de généralisation va resurgir au nom de l’égalité dans l’accès à ces techniques...

Mais c’est précisément ce qui arrive en ce moment. Et puis vous savez, on dépense aussi des fortunes dans des soins liés à la fécondation in vitro, avec de forts impacts sur les systèmes de santé. La prise en charge des très grands prématurés, par exemple, a été développée dans le cadre de la fécondation in vitro puisque ce sont des grossesses à risque. On multiplie les suivis de grossesse, les soins à ces enfants qui deviennent des patients dès leur naissance, les césariennes... Au début, on implantait 4 à 7 embryons, compte tenu du taux d’échec, et on s’est retrouvé avec de nombreuses grossesses multiples. Tout cela est invisibilisé, de même que les coûts humains, mais aussi les coûts sociaux, politiques...

Le rapport au vivant est au cœur de votre analyse. Pourtant, vous vous montrez par ailleurs très critique concernant le « nouveau matérialisme » incarné en France par Bruno Latour. Vous dites même que cela mène à une irresponsabilité généralisée en matière de développement technoscientifique. Pourquoi ? 

La notion de « non-humain » est une aberration, même si elle a permis de faire avancer les sciences sociales en y faisant entrer des objets techniques, des animaux, des plantes et en suscitant de nombreux travaux sur le vivant. Le problème, c’est qu’avec la notion de non-humain, on ne fait plus de différence entre le vivant et le non-vivant. L’hybridité est vraiment là, dans les bio-objets, dans les OGM, mais c’est curieusement ce dont ces penseurs ont le moins parlé. On préfère mener des travaux sur l’intelligence artificielle, parce que ça – les bio-objets –, ça dérange, c’est trop complexe. Le non-humain nous empêche de penser ce qui est à l’œuvre. Tout est égalisé : un ordinateur, une bactérie, une cellule souche, c’est la même chose. Et lorsque Bruno Latour dit que « nous n’avons jamais été modernes », il renonce à historiciser les techniques et refuse de voir qu’il y a une grande différence entre une arme de l’âge industriel et des arcs avec des flèches. Il ne faut pas dédaigner l’héritage de Latour, mais il faut quand même s’intéresser aux modes de production, à quel type d’objets, et ce que ça implique. Je suis heureuse qu’on parle du vivant, et je m’inscris dans la perspective phénoménologique, dans un perspective relationnelle, mais toutefois, et je le dis sans mépris, pendant qu’on nous parle de la subjectivité animale, on crée artificiellement des êtres humains sans que personne en sciences sociales ne s’y intéresse, notamment par peur de paraître réactionnaire. Il nous faut développer une approche critique des technosciences, notamment inspirée par l’école de Francfort et la théorie critique, ce qui a malheureusement été déconstruit par Latour. Il pleure maintenant sur Gaïa, mais le concept de non-humain qu’il a contribué à diffuser en sciences sociales rend les choses très difficiles pour comprendre la complexité du rapport au vivant porté par les bio-objets. 


Biographie

Céline Lafontaine est professeure de sociologie à l’université de Montréal (Canada). Ses projets de recherche portent sur les enjeux épistémologiques, politiques, économiques et culturels des technosciences. En 2001, elle soutient une thèse sur l’influence de la cybernétique – un champ de recherche regroupant les théories de l’information associées aux systèmes complexes – dans les sciences humaines. Cette première étape l’amène à développer un intérêt pour les nouvelles technologies de l’information et le déploiement des biotechnologies. Elle approfondit ce sujet dans son dernier ouvrage, Bio-objets (Le Seuil, 2021), en étudiant les enjeux de la représentation du vivant et les imaginaires liés aux biotechnologies. 

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