André Gorz est aujourd’hui connu comme l’une des voix pionnières de l’écologie politique en France. Mais il a d’abord été un jeune philosophe existentialiste, proche de Sartre, et un marxiste, chroniqueur des luttes ouvrières de son temps. Quand et comment est-il devenu écologiste ?
Il n’y a pas chez Gorz de passage du marxisme à l’écologie : on peut dire que ses textes sont écolos dès le début, dès les années 1950. Mais son écologie – c’est pour ça qu’elle est intéressante aujourd’hui – s’insère d’emblée dans une critique du capitalisme. Ce n’est pas une écologie des petits gestes, ni une sacralisation de la nature : c’est tout de suite une écologie marxiste. Sauf qu’il rompt avec le productivisme qu’on peut trouver à l’époque dans le marxisme staliniste. Il dénonce justement dans le stalinisme l’oubli des besoins réels des individus, au profit d’une production standardisée, sans fin.
Ses premiers textes dénoncent l’aliénation, c’est-à-dire la perte de pouvoir au travail et dans le quotidien, dans la satisfaction des besoins, dans le logement et les loisirs. Il y a très tôt par exemple une critique de la voiture individuelle, de la « civilisation de la bagnole », et aussi une inquiétude face à ce que le capitalisme et une certaine modernité font à la ville.
Entretien de notre n°68 « Le grand complot écolo », disponible en kiosque, en librairies et sur abonnement.

Vous inscrivez Gorz dans la famille de l’écosocialisme. Est-ce que c’est un terme qu’il aurait revendiqué ?
C’est un terme plus récent, qu’on ne trouve donc pas sous sa plume. Lui-même se définit comme un marxiste critique ou un « post marxiste ». Mais le qualifier d’« écosocialiste » permet de combiner son écologie et son socialisme, non pas au sens du Parti socialiste mais au sens d’un projet d’émancipation collective qui passe par l’abolition de la propriété privée et des rapports de production capitalistes.
Comment devient-il, à partir des années 1960, l’une des figures en vue du mouvement écologiste naissant en France ?
En tant que journaliste au Nouvel Observateur – qu’il participe à cofonder en 1964 – il va progressivement mettre à l’agenda des sujets qu’aujourd’hui on appellerait écologiques et il va suivre de près les luttes environnementales des années 1960 et 1970. Dès les années 1960, il écrit sur les énergies renouvelables. Il dénonce aussi l’action des experts du génie rural breton, qui mettent en œuvre le remembrement agricole voulu par l’État en détruisant les haies.
Ensuite, Gorz va suivre de près les luttes antinucléaires, dans lesquelles il s’engage personnellement, notamment parce qu’il a acheté un terrain à Nogent-sur-Seine pour construire une maison avec sa compagne, non loin d’un site où EDF annonce l’installation d’une centrale. Il faut rappeler que sa critique du nucléaire est d’abord une critique politique, contre une énergie qui ne peut être gérée que par un pouvoir centralisé. Or, en grand libertaire, il se méfie de la concentration des pouvoirs dans les mains des experts, des scientifiques et des ingénieurs.
« Aujourd’hui, il ne dirait sans doute pas à tout le monde “syndiquez-vous”, comme si tout le monde en avait la possibilité. Mais plutôt “si vous le pouvez, faites-le”. Parce que, à partir des lieux de travail, vous pouvez transformer beaucoup de choses et exercer un pouvoir concret sur la production. »
Dans les années 1970, il est aussi très proche des Amis de la Terre et de Brice Lalonde, une figure plus politicienne de l’écologie. Il suit de près les politisations de l’écologie avec les premières campagnes électorales de 1974 (la candidature de René Dumont à la présidentielle, NDLR), les municipales de 1977 et les législatives de 1978. Puis en 1981, Le Nouvel Obs prend parti pour le PS et l’Union de la gauche. Or Gorz est très déçu de la position des socialistes en faveur du nucléaire. Son premier article après l’élection de Mitterrand sera pour dénoncer ce choix. On peut dire que Mitterrand est un « écolo-traître » à ses yeux.
Comme vous le rappelez, André Gorz, c’est le contraire du penseur dans sa tour d’ivoire. Comme journaliste au Nouvel Obs, mais aussi aux Temps modernes, la revue fondée par Sartre et Beauvoir à laquelle il collabore, il est en contact constant avec des acteurs des luttes, des syndicalistes, des responsables politiques. Quelle était sa conception de son rôle d’intellectuel ?
Ce qui l’intéresse, c’est d’actualiser la critique du capitalisme et de nourrir les luttes. Et il pouvait se le permettre car il était en dehors des institutions académiques et des contraintes qu’elles peuvent imposer. Son livre Stratégie ouvrière et néocapitalisme de 1964, interroge : comment lutte-t-on dans le capitalisme des Trente Glorieuses, en tenant compte des employés, des OS1, c’est-à-dire de catégories qui n’étaient pas discutées par Marx ? Comment on réactualise la pensée marxiste ? C’est ce qui le rend intéressant pour le public militant aussi.

Il a un propos précis et pertinent sur certaines luttes environnementales qui se jouent au travail. Par exemple, dans les années 1970, il se fait l’écho d’un combat porté par la CFDT sur le campus de Jussieu qui est amianté. La CFDT* se mobilise pour alerter sur les dangers pour la santé. C’est typiquement l’exemple d’une lutte environnementale, portée par des syndicats de travailleurs et non pas « de l’extérieur » par les associations écologistes. De même, dans ces années-là, dans l’industrie du nucléaire, ce sont des travailleurs qui font fuiter des informations sur les failles dans la sécurité, le non-respect des protocoles. Ce sont des lanceurs d’alerte de l’intérieur, qui passent leurs infos par le canal de la CFDT.
Il faut préciser que la CFDT est le premier syndicat à parler d’enjeux écolos, de qualité de vie, d’énergies renouvelables, à s’engager contre le nucléaire. Donc elle est, à l’époque – avec le Parti socialiste unifié (PSU)2 – un organe politique et intellectuel qui rassemble toute la nouvelle gauche alternative, critique des méthodes autoritaires du communisme, aussi bien celles du PCF que de la CGT.
Ce rapport direct d’un intellectuel avec les mobilisations sur les lieux de travail, avec les organisations syndicales et militantes, n’est plus si courant aujourd’hui…
Gorz s’inscrit bien sûr dans l’héritage de Sartre, cette figure de l’intellectuel engagé, qui échange avec la « base », comme le faisait le philosophe sur son tonneau en 1970 à la sortie des usines Renault de Billancourt. À l’époque, la rédaction des Temps modernes publie d’ailleurs de nombreux textes de gauche radicale, réflexifs sur les méthodes des luttes et l’auto-organisation, des écrits de militants maoïstes et même des tracts d’usine. Gorz a de son côté beaucoup traduit les « opéraïstes » italiens, un courant marxiste hétérodoxe des années 1960-70 qui défend l’autonomie syndicale et l’autonomie des luttes.
Il est régulièrement invité par la CFDT à intervenir dans des congrès et il va aussi à des réunions de sections locales. J’ai retrouvé par exemple des notes d’une intervention à la section CFDT des Batignolles. Gorz faisait même des résumés plus « opérationnels » de ses textes pour le public syndical ! Par exemple, en 1988, à la fin de Métamorphoses du travail, il y a 70 pages de résumé à destination des syndicalistes.
Vous rappelez dans Découvrir Gorz, que dès les années 1970, il s’efforce de créer des convergences entre le mouvement ouvrier et la nébuleuse écologique, ce qui reste un enjeu d’actualité 50 ans plus tard. Comment travaillait-il concrètement à ce rapprochement ?
À l’époque, sur les affiches du PCF, on peut lire : « Remplissez vos caddies, videz l’ANPE. » La gauche communiste d’alors est dans une logique productiviste de maintien de la croissance pour le partage de la valeur économique. Tout l’argument de Gorz est de dire qu’à côté des aspirations strictement matérielles, il y a aussi des enjeux existentiels. Pour lui, il faut penser l’aliénation, la façon dont on se sent maître de ce qu’on vit, de nos besoins, des rythmes de vie contemporains. Car le « métro boulot dodo » est aliénant, il n’est pas satisfaisant pour les gens, quand bien même cela paye leurs factures.
Il essaye donc de montrer au mouvement ouvrier que certaines de ses luttes, sur la durée et les conditions du travail, sont en réalité des luttes anti-productivistes, porteuses d’une réflexion sur les besoins, sur la qualité de vie. Et il essaye en parallèle d’expliquer au milieu écolo que, face au capitalisme, ses combats doivent s’articuler aux luttes ouvrières. Parce qu’à l’époque, il y a toute une critique écolo qui est un peu « New Age » ou hippie à l’américaine, dans laquelle on sacralise la nature et on ne parle pas trop des rapports de production.
Dans son livre Stratégie ouvrière et néocapitalisme (1964), Gorz envisage un organe ouvrier capable de critiquer le modèle de consommation et de proposer d’autres priorités que les besoins définis par le capitalisme. Est-ce qu’on peut dire que le syndicat est pour lui le lieu privilégié de l’action politique, et un levier clé dans la transformation écologique de la société ?
Tout à fait. On pourrait dire que c’est de l’éco-syndicalisme. Pour lui, le syndicat est plus proche de la base, en prise avec l’expérience de production, les besoins, les finalités du travail et plus susceptible d’être autogéré qu’un parti politique. Pour Gorz (lui-même adhérent à la CFDT dans les années 1960-70, NDLR), le syndicat est l’interlocuteur principal à faire basculer pour aller vers une transformation écologique. L’espace de travail est donc un lieu politique important à ses yeux mais Gorz est aussi très conscient des transformations à l’œuvre dans le monde du travail.

Toute l’évolution de sa pensée dans les années 1980 souligne qu’avec les mutations économiques et la précarisation de l’emploi, certains travailleurs se sentent indifférents au contenu de leur emploi, et entretiennent un rapport distant au travail. On sait très bien qu’il est plus difficile de se syndiquer quand on est en intérim, en contrat court. Donc, aujourd’hui, il ne dirait sans doute pas à tout le monde « syndiquez-vous », comme si tout le monde en avait la possibilité. Mais plutôt « si vous le pouvez, faites-le ». Parce que, à partir des lieux de travail, vous pouvez transformer beaucoup de choses et exercer un pouvoir concret sur la production.
Tout au long de son œuvre, il y a toujours en filigrane un idéal d’autogestion, d’inspiration libertaire, à distance de l’étatisme qui était dominant à gauche jusque dans les années 1980. Quelle forme concrète d’organisation sociale envisageait-il sous ce terme ?
Il n’a pas écrit de grand plan décrivant ce que serait une société idéale autogérée. Dans Adieux au prolétariat (1980) il décrit néanmoins le fonctionnement d’un État vidé de son pouvoir, réduit à des fonctions d’arbitrage et d’organisation, garant de règles de vie commune comme le code de la route. Parfois on l’assimile à Murray Bookchin3, pour son municipalisme libertaire. Et, en effet, il partage avec ce dernier l’idéal d’une réappropriation locale des besoins et de la production. Mais il n’est pas du tout partisan d’un repli localiste, ne serait-ce que parce que la production industrielle dépend aujourd’hui d’infrastructures internationales. Pour lui, l’écologie n’est pas le retour à une société villageoise.
L’autogestion peut à ses yeux se faire à différents niveaux : aussi bien dans des unités de production autogérées que des conseils de quartier, dans des « fablabs » ou des ateliers de bricolage ou encore via une coopérative de consommation gérée collectivement.
Dans la continuité de la pensée de Gorz, je vois pour ma part l’autogestion comme un idéal, un horizon régulateur qui concerne de nombreux aspects de la vie. Il a pour but de nous permettre de comparer deux situations. Une éolienne, par exemple, est plus « autogérable » qu’une centrale nucléaire. L’école primaire d’une commune de 5 000 habitants est plus « autogérable » que Polytechnique. Cela permet de comprendre sur quoi on peut exercer plus aisément et plus démocratiquement du pouvoir et les institutions trop gigantesques et inappropriables qu’il faudrait démanteler.
La réflexion sur l’autogestion permet de prendre conscience de nos dépendances, ce qui rejoint les réflexions de l’écoféminisme : de quels liens dépendons-nous et lesquels souhaitons-nous conserver ? Gorz, dans sa rationalité écosocialiste, propose un critère d’efficacité pour juger si la division sociale du travail est pertinente ou non. Par exemple : est-il pertinent que chacun fasse son pain dans son four individuel ? À ses yeux, un boulanger qui centralise cette fonction fait économiser des ressources et du temps à tout un quartier.
Selon lui, le fait qu’un professionnel se spécialise dans une tâche est donc légitime si cela fait économiser du temps et des ressources à toute la société. Il est en revanche critique de la société de service. Par exemple, si vous embauchez une femme de ménage, vous vous libérez du temps à l’échelle individuelle mais pas à l’échelle sociale. Donc c’est un privilège, un luxe pour vous, mais qui ne sert pas toute la société.
La question de l’autogestion concerne aussi les grands choix techniques.
Dans ses analyses, Gorz établit une distinction entre « technologie-verrou » et « technologie-carrefour ». Les technologies-verrou ne permettent en aucun cas un usage autonome. On n’autogère pas une centrale nucléaire. En revanche, les technologies-carrefour, comme les éoliennes, peuvent être déployées en masse par l’État ou de grandes entreprises privées, ou faire l’objet d’un usage autogéré. Il n’y a aucune technique qui garantit un effet émancipateur : les technologies-carrefour peuvent être appropriées par des institutions de domination.
En arrière-plan de cette critique de la technique et de la division du travail, on devine sa relation intellectuelle avec le penseur technocritique Ivan Illich, dont il devient proche dans les années 1970. L’un des textes que vous commentez montre que cette relation n’était pas exempte de divergences.
Gorz et Illich ont de nombreux échanges. Par exemple, leur réflexion critique sur la médecine, ils l’ont élaborée ensemble en 1973, lors d’un séminaire au Mexique, où vivait Illich. Dans Némésis médicale (1974), il remercie d’ailleurs Gorz. Mais Gorz reproche à Illich de ne pas être assez marxiste, et donc de faire une technocritique abstraite. Il lui dit : « Tu ne te situes pas dans les rapports de production, tu ne montres pas les conditions matérielles d’où émergent les institutions. » Il lui reproche aussi de ne pas suffisamment expliciter à qui il s’adresse : quels acteurs pourraient réellement renverser les institutions qu’il décrit ?
Gorz est aussi le pionnier en France de la décroissance. Dès 1972, il défend l’idée d’une réduction de la production. Comment imaginait-il la possible mise en œuvre d’une sobriété collective choisie ?
La tâche théorique dans laquelle Gorz se lance, à partir des années 1980, c’est de déconstruire l’idéologie du travail, pour rendre envisageable la réduction de la production et de la place du travail dans nos vies. Pour lui, c’est un enjeu idéologique : il faut que la gauche se défasse de son productivisme mental et de la gloire associée à l’idée de travail. Ensuite, il réfléchit à une réorganisation sociale qui passe très concrètement par une réduction drastique du temps de travail.
L’objectif est de produire beaucoup moins, donc d’avoir moins d’impacts écologiques et de libérer du temps pour se réapproprier nos besoins et prendre en charge nous-mêmes certaines tâches. Aujourd’hui, toute une partie de notre consommation de services – garde d’enfant, livraisons de repas à domicile – est en effet liée au fait qu’on n’a pas le temps de faire certaines tâches nous-mêmes.

Sa réflexion va de pair avec une critique de la protection sociale, jusque-là fondée sur l’emploi à vie et à plein temps. Et c’est pour ça qu’il va progressivement s’intéresser au revenu universel, qu’il contribue à populariser, en le déconditionnant finalement le plus possible. Jusqu’à ce qu’il n’y ait même plus à se justifier de l’utilité sociale de l’activité.
Chez Gorz, il y a une aspiration à se défaire de l’utilité. En cela, il est proche d’Hannah Arendt. Il distingue des activités dites « autotéliques » (de télos, « fin » : qui n’ont d’autres fins qu’elles-mêmes, NLDR) qui valent intrinsèquement – les activités politiques, les activités intellectuelles, culturelles, les loisirs – des activités instrumentales qui ont pour but matériel de satisfaire les besoins. Et lui est favorable à une auto-limitation des activités instrumentales.
Cet aspect de la pensée de Gorz, qui vise à libérer autant que possible l’être humain du travail, a pu être critiqué par certaines voix de l’écoféminisme comme Geneviève Pruvost et de l’écologie libertaire comme Aurélien Berlan, qui au contraire valorisent les activités de subsistance et mettent en avant l’autonomie matérielle. Pouvez-vous expliciter ce qui les oppose ?
En réalité, Gorz a de nombreux points de convergence avec les écoféministes. Pour commencer, il faut dire que Gorz avait un énorme verger où il avait planté plein d’arbres. Il avait aussi un potager, il cultivait ses patates, ses choux. André Gorz aurait été d’accord avec Aurélien Berlan pour dire qu’il y a de l’autonomie dans les tâches de subsistance. Mais par contre, dans sa conception, l’autonomie ne s’y réduit pas. Car, pour l’existentialisme, la liberté est par-delà le corps. Je pense que le clivage avec Aurélien Berlan et l’écoféminisme se trouve là. Pour Gorz, quand vous êtes dans la satisfaction des besoins du corps, vous êtes dans la reproduction de la vie, comme les animaux et les végétaux. Et le propre de l’humain, c’est de faire des choses qui ne visent pas seulement la reproduction de la vie.
« La sobriété ne doit pas être que “punitive”, il ne s’agit pas juste d’arrêter de manger de la viande et de couper le chauffage. L’idée de sobriété du travail, par la réduction du temps contraint, est potentiellement libératrice pour tout le monde et mobilisatrice pour les classes populaires. »
Mais il y a une autre question qui reste à trancher, concernant la division sociale du travail. Reprendre du pouvoir sur sa subsistance alimentaire par exemple, cela semble dans les faits plus atteignable que sur les tâches industrielles, dont on utilise pourtant les produits quotidiennement. Or Gorz pense qu’il y a une efficacité à la mise en commun de certaines tâches. Si on a besoin d’acier et de fonderies, par exemple, on a besoin de structures qui ont une expertise et une capacité de production. Là, on pose vraiment une question très concrète : de quelle industrie a-t-on besoin pour une société écologique et décroissante ?
Gorz envisageait une industrie à une échelle nationale qui puisse fournir une offre de base d’outils et de biens à tout le monde. Par exemple, des modèles de chaussures « type ». Ensuite, si vous voulez customiser vos propres chaussures, les rendre un peu originales, vous le faites sur votre temps libre si ça vous amuse. Mais l’idée est de fournir à tout le monde une production de base de qualité.
Qu’est-ce qui vous semble finalement le plus fécond, le plus nécessaire aux combats d’aujourd’hui, dans la pensée de Gorz ?
Il est crucial d’articuler les luttes écolos et les luttes sociales. La façon dont l’écologie s’est professionnalisée et politisée est en fait une question de classe. Aujourd’hui, il nous faut un projet révolutionnaire écologiste qui rassemble les classes populaires, parce que ce sont celles qui souffrent le plus dans les rapports de production et qui souffrent le plus de la crise écologique. Et Gorz permet de penser ça dans un projet de décroissance.
Un concept sur lequel je travaille, qui s’inscrit dans la continuité de la pensée de Gorz, me semble important pour forger cette alliance : c’est l’idée de sobriété du travail. La sobriété ne doit pas être que « punitive », il ne s’agit pas juste d’arrêter de manger de la viande et de couper le chauffage. L’idée de sobriété du travail, par la réduction du temps contraint, est potentiellement libératrice pour tout le monde et mobilisatrice pour les classes populaires. C’est à la fois une façon d’améliorer nos conditions de vie, de réduire la pression, le coût écologique de notre production, et de sortir la tête des rythmes du capitalisme. Et on revient par là au conflit de classe, car si on parle de sobriété du travail, on sait très bien à qui cela va déplaire : aux gens qui essaient de maximiser l’exploitation, d’intensifier le travail.
Il s’agit d’abord d’un enjeu culturel. Désintensifier notre travail, c’est aussi consommer moins du travail des autres, moins solliciter nos collègues, en demander moins dans nos propres tâches, accepter moins de projets. Il faut retrouver de l’humilité par rapport à la portée de nos actes : tout le monde ne travaille pas aux urgences. Et il y a des outils législatifs. Par exemple, arrêter d’ouvrir les commerces le dimanche, arrêter avec la disponibilité permanente de la consommation.
Là-dessus, on a beaucoup reculé avec la vente en ligne et la livraison à domicile. Mais en fait on est capable d’arrêter la machine plus souvent. Pendant le Covid, certaines personnes ont retrouvé le goût du temps libre et n’ont pas oublié. Quand vous regagnez de la liberté en dehors du travail, vous ne voulez pas retourner dans le système. Il y a un déclic qui se fait chez les gens, et les dominations cèdent.
Céline Marty
Agrégée de philosophie, chercheuse en écologie politique, Céline Marty questionne depuis des années la place du travail dans la société. Après Travailler moins pour vivre mieux (Dunod, 2021), elle a consacré son travail de thèse à l’écologie libertaire d’André Gorz (à paraître en avril aux PUF). En parallèle, elle publie aux Éditions Sociales un recueil de textes commentés (Découvrir Gorz, janvier 2025) destiné au grand public. Elle fait partie du comité de rédaction de la revue Bifurcation/s, née en 2024, aux côtés notamment des philosophes Serge Audier et Fabrice Flipo.
André Gorz
Philosophe, journaliste, proche du syndicalisme autogestionnaire et militant antinucléaire, André Gorz (1923-2007) a été l’une des grandes voix de l’écologie naissante à partir des années 1960. Né en Autriche, d’origine juive par son père, il quitte en 1939 le pays annexé par l’Allemagne nazie pour la Suisse. Il se forme en autodidacte à la philosophie, découvre l’existentialisme et rencontre Sartre en 1946. Installé à Paris en 1949, il devient traducteur puis journaliste. Défenseur d’un marxisme critique, antistalinien, il rejoint la revue Les Temps modernes de Sartre et participe à fonder Le Nouvel Observateur en 1964. Il organise en 1972 le colloque pionnier « Écologie et révolution » et défend très tôt l’idée d’une décroissance de la production. Il se lie avec les penseurs Herbert Marcuse et Ivan Illich. Dans les années 1980, il promeut une réduction drastique du temps de travail puis s’intéresse dans la décennie qui suit au potentiel émancipateur de l’informatique. En 2007, il choisit de mettre fin à ses jours avec sa compagne, Dorine. Son vaste héritage intellectuel continue aujourd’hui de nourrir les débats des penseurs et militants de l’écosocialisme.
Sources
1. « Ouvrier spécialisé », terme utilisé pendant les Trente Glorieuses pour désigner les salariés d’usine très peu qualifiés.
2. PSU (1960-1989) : parti formé par des dissidents de la SFIO (ancêtre du PS), notamment anticolonialistes. Traversé par une diversité de courants, il porte dans l’après-68 une ligne contestataire et autogestionnaire.
3. Murray Bookchin (1921-2006) est un philosophe, militant et essayiste écologiste libertaire américain, défenseur du « municipalisme ».
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