Il y a quelques mois, le prix Goncourt 2011, Alexis Jenni, signait une biographie littéraire du pionnier de l’écologie John Muir (1), quand Jean Rouaud (Goncourt 1990) s’en prenait à l’emprise dévastatrice des multinationales (2). Manifestement, l’écologie inspire de plus en plus d’écrivains, et le phénomène ne semble pas prêt de se tarir puisque sur les quelque 500 romans de la rentrée, nombreux sont ceux qui abordent le sujet – comme Pierre Ducrozet (Le Grand Vertige, Actes Sud), Philippe Djian (2030, Flammarion) ou Serge Joncour (Nature humaine, Flammarion) –, alors qu’un Prix du roman d’écologie a été créé en 2018. Anaïs Massola, libraire parisienne depuis une quinzaine d’années, observe « une explosion de la demande depuis trois ou quatre ans du côté des lecteurs » qui, avant de porter sur la fiction, s’est traduite par une intense production d’essais depuis une petite décennie. Mais si le livre parle de plus en plus d’écologie, est-il lui-même un produit écologique ? « Le livre est abordé comme un objet uniquement vertueux par le milieu, donc il y a une omerta du côté des institutions sur le sujet », regrette la cogérante du Rideau Rouge, membre du directoire du Syndicat de la librairie française (SLF). Elle a justement créé en juin 2019 l’Association pour l’écologie du livre, qui a publié en début d’année un ouvrage-manifeste (3). Comptant aujourd’hui 70 membres, la structure veut créer un espace d’échange entre les divers acteurs de la chaîne du livre, mais aussi documenter son empreinte écologique.
Une surproduction aux ramifications internationales
Pour Anaïs Massola, l’enjeu est de « s’emparer du sujet avant que le public nous demande des comptes ». Car la préoccupation monte et, surtout, l’impact de la chaîne du livre a été étayée par des rapports parus entre 2017 et 2019 qui ont « pour la première fois posé la question de l’écoresponsabilité à l’échelle de la filière », souligne-t-elle. La première étude est celle du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (BASIC) (4), qui jette une lumière peu reluisante sur le monde du livre. Le rapport pointe directement l’irruption d’une logique néolibérale et son modèle de rentabilité à court terme comme le principal facteur d’un grand gaspillage : un quart des livres sont mis au pilon sans avoir été lus, soit quelque 142 millions d’ouvrages en 2015 ! Le BASIC met ainsi en lumière un paradoxe : une crise du livre liée à l’érosion structurelle des ventes en même temps qu’une surproduction. Entre 1990 et 2016, le nombre de nouveaux titres publiés chaque année a presque triplé, passant de 39 000 à 103 000. Selon cette analyse, la responsabilité revient en particulier à la logique, observée depuis deux décennies, de concentration et de financiarisation d’un secteur actuellement dominé par trois mastodontes : la filiale de Lagardère, Hachette Livre (Larousse, Livre de Poche, Grasset, Stock, Calmann-Lévy…), celle de Vivendi, Editis (Plon, Perrin, Pocket, La Découverte, Belfond…) et la maison mère de Gallimard, Madrigall (Flammarion, Denoël, P.O.L., Casterman…).
De son côté, le Fonds mondial pour la nature (WWF) s’est d’abord penché en 2018 sur le livre jeunesse puis, en 2019, sur la chaîne du livre en général. L’ONG met elle aussi le doigt sur la logique économique, épinglant une « politique commerciale des éditeurs » qui « favorise de plus en plus un renouvellement fréquent de leur offre, afin de stimuler le client acheteur et de créer des ventes grâce à la mise en marché de nouveaux produits sans cesse renouvelés ». Cette surproduction n’est pas anodine : le papier est avant tout une forêt. Alors que l’industrie papetière française est l’une des plus en souffrance, avec un tiers des emplois détruits en vingt ans, les éditeurs doivent composer avec un marché mondialisé. Environ 52 % du papier utilisé pour les romans et essais est importé, quand le reste, certes fabriqué en France, l’est avec de la pâte à papier produite « majoritairement à l’étranger », souligne le BASIC. Il résume ainsi l’ampleur du problème : « Au Brésil, d’où provient la majorité de la pâte à papier nécessaire au papier de nos romans, des conglomérats de taille mondiale exploitent d’immenses plantations d’eucalyptus clonés au détriment de la biodiversité, des paysans locaux et de la ressource en eau. »
“Entre 1990 et 2016, le nombre de nouveaux titres publiés chaque année a presque triplé, passant de 39 000 à 103 000."
Les labels qui cachent la forêt
Les auteurs des rapports ne cachent pas que les éditeurs et le Syndicat national de l’édition (SNE), par ailleurs opposés à la responsabilité élargie des producteurs (REP) et à l’écocontribution au motif que le livre n’est pas un produit jetable, sont restés fermés à leurs sollicitations. « Le monde de l’édition est assez conservateur en général », pointe Daniel Vallauri, chargé du programme « Protection des forêts » au WWF France et coauteur du rapport. Ce que conteste le président de la commission Environnement et fabrication du SNE, Pascal Lenoir, également directeur de la production chez Gallimard. « Les gros acteurs du marché ont impulsé un tournant vert dès le début des années 2000. Aujourd’hui, 93 % du papier provient de forêts certifiées durables : on plante plus d’arbres que l’on en consomme ! »
Deux écolabels sont au cœur de la stratégie environnementale des éditeurs : PEFC (Program for the Endorsement of Forest Certification), plutôt basé sur un engagement d’amélioration de la gestion des forêts, et FSC (Forest Stewardship Council, cocréé par le WWF), qui repose sur un standard minimal pour être décerné. Parmi les trois grands acteurs, seul Editis est engagé sur un papier 100 % certifié FSC, label qui est « beaucoup plus rigoureux », juge Daniel Vallauri. Or, selon lui, sur les 93 % de certifications avancées par le SNE, il n’en constituerait qu’une dizaine de pourcents… Pascal Lenoir relativise les critiques adressées à PEFC, soulignant que FSC a aussi pu être mis en défaut. « Ces labels sont des axes de progrès, on ne peut pas en un claquement de doigts faire changer des pratiques mondiales sur des marchés aussi complexes », assure le dirigeant, qui affirme que le SNE a plusieurs fois alerté lui-même sur des carences de certifications de certaines forêts.
Érosion de la "biodiversité"
Pascal Lenoir énumère aussi d’autres améliorations du secteur, comme les mutualisations de livraisons aux libraires pour réduire le trafic ou un recyclage croissant des livres mis au pilon et auparavant incinérés… Reste toutefois la question de l’excès de production. Si le dirigeant de Gallimard assure que le stockage et la difficulté à prévoir le marché sont d’abord des coûts pour les éditeurs, Anaïs Massola pointe, elle, l’« économie de flux » imposée par les gros acteurs et qui surcharge toute la chaîne, en particulier les librairies. Plutôt que de « surproduction », la libraire préfère d’ailleurs parler d’un « problème de reproduction », mettant en cause les incalculables parutions sans valeur ajoutée mais destinées à profiter de l’engouement autour d’un sujet à la mode.
Pour cette raison, elle défend la notion de « bibliodiversité », calquée sur le modèle de biodiversité. « L’objectif est de défendre un modèle qui ne soit pas aspiré par quelques sorties chroniquées par tous les médias en promouvant la variété, en particulier les petits éditeurs, grâce à un effort visant à ce que le bon lecteur trouve le bon livre », explique Anaïs Massola. Ainsi, la bibliodiversité viserait autant à défricher de nouveaux auteurs qu’à ouvrir le marché français aux éditeurs francophones, notamment algériens et québécois, qui s’en trouvent quasiment exclus. « Il faut mettre fin à l’ethnocentrisme de la chaîne du livre », soutient Anaïs Massola… qui compte bien que ce débat sur l’écologie du livre ne se résume pas au seul impact environnemental.
(1) Alexis Jenni, J’aurais pu devenir millionnaire, j’ai choisi d’être vagabond, Paulsen, 2020.
(2) Jean Rouaud, L’Avenir des simples, Grasset, 2020.
(3) L’Association pour l’écologie du livre, Le Livre est-il écologique ? Artisans, matières, fictions, Wildproject, 2020.
(4) BASIC, Un livre français. Évolutions et impacts de l’édition en France, 2017.
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