« Angela, appelle-moi ce soir et j’démarre de la zone… » Difficile de chasser l’air du refrain entêtant du titre Angela, reprise du rappeur Hatik1, crédité de 18 millions de vues sur YouTube et certifié single de diamant en 2020. C’est en partie pour cette raison que les jeunes partisans du candidat d’extrême droite Jordan Bardella l’ont détournée sur TikTok à l’occasion de la campagne des élections européennes, où le Rassemblement national (RN) a raflé 31 % des suffrages. « Bardella je vais voter pour toi, pour que tu contrôles la zone », donne ainsi la version sécuritaire, reprise par des dizaines de jeunes en selfie, appelant à voter pour l’eurodéputé sortant par le biais du hit commercial. En quelques semaines, l’ensemble des vidéos a cumulé plus de 6 millions de vues sur le réseau chinois. Toutefois, la jeune garde du parti d’extrême droite n’a rien inventé.
Article issu de notre numéro 65 « Fric fossile ». En kiosque, en librairie et sur notre boutique.
Le retour de la goguette
Reprendre un air de chanson connue pour venir y apposer de nouvelles paroles : la méthode remonte au XVIIe siècle, quand, en France et en Belgique, on partait « en goguette », une ancienne pratique festive qui consistait à se réunir en petits groupes de moins de vingt personnes pour fabriquer des paroles sur des airs de musique déjà existants. Lieu festif plutôt masculin et politiquement neutre à l’origine, la goguette va peu à peu se transformer en fabrique de titres chargés politiquement, tantôt républicains, bonapartistes ou patriotes2.
Au XIXe siècle, à Paris, on recense pas moins de 480 sociétés chansonnières qui deviennent surtout un espace qui réunit principalement des ouvriers appelant à s’engager : « Hâte le pas, accours à la goguette / Instruis le peuple, enseigne-lui ses droits / Chante avec art, surtout sans étiquette / Et les bravos répondront à ta voix »3. C’est le goguettier, poète et révolutionnaire français Eugène Pottier qui va définitivement politiser la pratique en 1871, en créant un poème chanté, qui deviendra le chant symbole des luttes sociales à travers le monde : L’Internationale, « probablement sur l’air de La Marseillaise, qui a la même coupe, même s’il ne l’a jamais précisé », selon l’historien Robert Brécy.
Souffrant d’une image ringarde, la goguette a été remise au goût du jour par le mouvement social français à partir de 2019, notamment grâce aux Rosies, un collectif féministe issu d’Attac (Association pour la taxation des transactions financières). Manifestantes affublées d’un bleu de travail en référence à l’icône américaine Rosie la riveteuse, symbole du travail féminin dans l’industrie de l’armement. Dans les cortèges aux quatre coins de la France, elles imaginent de nouvelles paroles sur l’air de chansons populaires d’Aya Nakamura ou Soprano. Leur premier carton, À cause de Macron, sur l’air d’À cause des garçons de la chanteuse Yelle, qui dénonce l’impact genré de la réforme des retraites par points, devient la bande-son des défilés anti-réforme des retraites en décembre 2019. Depuis, elles sont de tous les cortèges et ont publié en mars dernier Le Manifeste des Rosies, qui promeut la joie et le chant comme armes de résistance.
Des airs, dans l’inconscient collectif
S’il n’existe pas une recette miracle pour une goguette réussie, la viralité tient principalement au refrain, qui doit être catchy, facile à retenir, à entonner ou à siffloter. Encore faut-il cibler une référence commune. « Le principal défi des goguettiers aujourd’hui, c’est de trouver une chanson qui traverse toutes les couches de la société et toutes les générations, moins simple de nos jours qu’au XIXe siècle », explique Nicolas, chanteur et goguettier amateur. Parfois, la magie opère, quand l’air choisi est inscrit dans l’inconscient collectif. « Quand en 1971 les militantes écrivent l’hymne du MLF4 qui est encore chanté aujourd’hui – Debout femmes esclaves / Et brisons nos entraves / Debout, debout, debout ! – elles s’approprient un air dont elles pensent ignorer l’origine. Des années plus tard, elles réalisent que les paroles sont interprétées sur l’air du Chant des marais, composé par des détenus communistes du camp de travail allemand de Börgermoor en 1933 », raconte Nicolas.
« Le propre d’un chant politique, c’est sa malléabilité. Il est réarrangé car chacun se le réapproprie constamment. »
Comment des airs qu’on pensait être tombés aux oubliettes ressurgissent au cœur de luttes sociales contemporaines ? À la différence des chansons contestataires, telles que Imagine de John Lennon, Sunday Bloody Sunday de U2, ou des classiques des chansonniers politiques Georges Brassens et Jean Ferrat, le chant politique populaire, lui, est un patrimoine collectif réinterprété en continu. « Le propre d’un chant politique, c’est sa malléabilité. Il est réarrangé car chacun se le réapproprie constamment », écrit le militant Augustin Belloc dans son article « Les chants et chansons politiques, liants structurants de l’action politique5 ».
Comme l’a prouvé la viralité de la reprise d’Angela par les partisans du RN, militer en chantant n’est pas l’apanage des mouvements sociaux de gauche. Parmi les destinataires des financements du plan Périclès orchestré par le milliardaire Pierre-Édouard Stérin, on trouve ainsi le projet Canto, une application qui s’est illustrée par son large répertoire de chansons « traditionnelles » incluant des chants militaires du IIIe Reich. En mai dernier, la vidéo d’un groupe de jeunes Allemands entonnant les paroles d’Ausländer Raus! (« Dehors les étrangers ») sur l’air de L’Amour toujours de Gigi d’Agostino a été massivement partagée sur les réseaux sociaux. Durant les sombres années de l’Occupation allemande, l’usage politique du chant était principalement le fait du gouvernement de Vichy, auquel répondaient dans la clandestinité les résistants, en fredonnant brièvement et par petits groupes. « C’est le jeu avec un chant politique : il a une forte capacité à être récupéré par les clans idéologiques adverses », confirme Nicolas, goguettier amateur.
Chants d’usines et de ronds-points
Qu’elle reprenne un air existant ou qu’elle soit inventée de toutes pièces, la chanson politique provient quasiment toujours de la base militante. En témoigne la trajectoire du chant On est là !, qui rythme toutes les manifestations françaises depuis le mouvement des Gilets jaunes, au point de parvenir à percer les murs de l’Assemblée nationale, puisqu’il fut entonné par les députés de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) en juin 2022. D’abord chanté par les supporters du mythique stade Bollaert de Lens, cet hymne connaît sa première mue politique au cours de la lutte des cheminots lyonnais qui, en juin 2018, protestent contre la loi pour un nouveau pacte ferroviaire. C’est précisément Clément Dagorne, cheminot en poste à la gare de la Part-Dieu, qui chantera en premier « Pour l’honneur des cheminots et l’avenir de nos marmots, nous on est là ! ».
Déjà utilisée par les anarchistes de la Belle Époque, la propagande chansonnière, écrite et chantée par le peuple, pour le peuple, est un vecteur de politisation important, pouvant atteindre, par sa simplicité de façade, le cœur et l’esprit des couches les plus défavorisées de la population. « La chanson, contrairement à d’autres types de productions culturelles diffusées à destination du peuple (pièces de théâtre, journaux, almanachs), au XIXe siècle, présente l’avantage indiscutable de demeurer un moyen d’expression direct par lequel les milieux populaires pouvaient chercher à se faire entendre », écrit Gaetano Manfredonia, historien italien spécialiste du mouvement ouvrier et libertaire en Italie et en France6.
Chanter en chœur, c’est aussi provoquer une énergie qui galvanise et renforce les troupes. À l’hiver 1924, les voix des ouvrières des conserveries de sardines résonnent dans les rues de Douarnenez, dans le Finistère. Les sardinières, qui réclament de meilleures conditions de travail, se mettent alors à chanter en boucle Saluez, riches heureux7, qui deviendra l’hymne de leur lutte, et qui coûtera quelques licenciements. « La pratique du chant a certainement aidé les ouvrières à survivre à l’enfer des conserveries. C’était une nécessité », écrit la biographe Marie-Aline Lagadic, dans son ouvrage Le Chant des sardinières, publié aux éditions Coop Breizh.
Faire de sa voix une arme
« Au-delà de la puissance physique et des endorphines que le chant peut générer, intégrer une chorale m’a donné l’envie d’aller manifester. Je me sentais enfin légitime de participer aux rassemblements, faire corps et chœur », raconte Coline Chapelet, membre du chœur féministe militant Nos Lèvres Révoltées depuis 2023, qui s’estimait « très peu politisée avant de commencer à chanter ». « À nos débuts, on s’est demandé si chanter était une manière suffisante de militer, explique Amance Pélissier, également membre du chœur. Mais aujourd’hui, c’est une évidence, en plus de nous apporter de la joie et du soin ! »
Faire de sa voix une arme est parfois la dernière méthode à déployer quand le droit à manifester est entravé. À Alger, en 2019, alors que les activistes sont massivement arrêtés pour des appels à manifester publiés sur Facebook, les militants du Hirak8, plus particulièrement les jeunes issus des classes populaires, actualisent des répertoires musicaux anciens, locaux ou régionaux, comme les chants de la guerre de libération contre la colonisation française, pour en faire des chants de manifestation.
D’abord fredonnés dans les voitures et les stades, ils se répandent dans l’espace public algérien. Chanter en chœur dans la rue apparaît alors comme un moyen de provoquer les policiers et l’État en toute légalité, en évitant la répression. « Entonner des chansons dans la rue, sans devoir nécessairement les écrire quelque part, est un moyen d’échapper à la censure d’État », confirme Nicolas. Ce qui n’empêchera pas l’arrestation de la chanteuse algérienne Djamila Bentouis le 2 avril 2024 en raison d’une musique composée pour le Hirak.
Que deviennent ces milliers de chansons militantes, goguettes écrites sur des feuilles volantes ou refrains improvisés dans une manifestation ? « Les plus vieilles d’entre elles n’ont pas fait l’objet d’un dépôt à la Bibliothèque nationale, beaucoup de chants disparaissent de l’Histoire. C’est un genre de continent musical invisible », termine Nicolas.
1. Le titre est une reprise du single Angela de Saïan Supa Crew, sorti en 1999.
2. Romain Benini, Filles du peuple ?Pour une stylistique de la chanson au XIXe siècle, ENS Éditions, 2021.
3. « La Chanson du peuple », dans Poésies diverses par Alexandre Guérin, extrait de ses différentes publications et de son répertoire inédit.
4. Mouvement de libération des femmes.
5. « Les chants et chansons politiques, liants structurants de l’action politique », Augustin Bellos, Le Temps des ruptures, 2021.
6. « La chanson anarchiste dans la France de la Belle Époque », Revue d’histoire des idées politiques, 2007.
7. « Saluez riches heureux, ces pauvres en haillons / Saluez ce sont eux qui gagnent vos millions. »
8. Série de manifestations pour protester dans un premier temps contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat.
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