Article initialement publié dans notre hors-série numéro 10 : Libérer le temps, avec Geneviève Azam.
D'un côté, de riches quartiers sécurisés où l’on se prélasse sans hâte. À l’autre bout de la ville, des zones peuplées d’ouvriers pour qui chaque minute compte. Dans Time Out, le thriller dystopique d’Andrew Niccol sorti en 2011, les humains génétiquement modifiés ne vieillissent plus après 25 ans, mais le prix à payer est élevé : le temps a remplacé l’argent, et ils doivent en gagner pour rester en vie. Alors, tandis que les riches accumulent les décennies et les siècles, les pauvres des périphéries gagnent à peine de quoi survivre jusqu’à la journée suivante. Il est rare qu’une production américaine avec star hollywoodienne en tête d’affiche (ici, Justin Timberlake) soit ainsi teintée de lutte des classes. L’univers allégorique créé par Andrew Niccol ne vaut pas par sa subtilité, mais il a le mérite de mettre en scène une résistance à l’aliénation de la vitesse (celle de Justin, donc, en Robin des bois aux prises avec une société dégénérée), et de tirer des fils pas évidents entre les inégalités sociales et les temps urbains – subis, fragmentés.
Hors des studios, à défaut de braqueur blondinet de « banques du temps », des sociologues, des urbanistes, des responsables publics et associatifs appellent depuis une vingtaine d’années à agir sur le terrain, à l’échelle urbaine, pour retrouver une maîtrise de nos rythmes quotidiens. L’ambition : face à des flux urbains qui s’accélèrent, il s’agit de retrouver un temps favorable à la vie citadine… Ralentir, pour une ville plus juste ? C’est ce que défend, avec d’autres, le politologue Paul Ariès dans une tribune publiée dans Libération en juin 2020, qui appelait, lors des dernières élections municipales, à « mettre un escargot municipaliste plutôt qu’un tigre capitaliste dans le moteur des grandes villes, car toute accélération profite toujours aux plus riches et détruit la planète ».
L’escargot des Cittaslow
Ce n’est pas un hasard si le réseau Cittaslow, littéralement « la ville lente », se signale par un logo à faire pâlir tout bon start-uper : un escargot stylisé portant sur sa coquille un village coloré. Cette association lancée en Toscane en 1999 sur l’impulsion de plusieurs maires locaux est une des initiatives pionnières plaçant la quête d’un tempo plus doux à l’agenda urbain. Elle s’inscrit dans un mouvement plus large, le slow, dont la résistance à l’accélération des rythmes de vie a tout d’abord démarré… dans les assiettes ! Dès le milieu des années 1980, le mouvement Slow Food invite à manger « bon, propre et juste ». Transposée à la ville, l’ambition est de défendre une urbanisation mesurée, patiente, « durable », fondée sur le bien-vivre et sur le rejet de l’accélération sociale. Des valeurs que défendent près de 300 membres du réseau Cittaslow, disséminés dans le monde entier. « Cette critique de la vitesse est assez subjective. Elle correspond au sentiment, théorisé par le sociologue Hartmut Rosa (lire notre entretien p. 32), d’être contraint de réaliser toujours plus dans une même période de temps, ce qui engendre un sentiment de stress, de pression », analyse Sandra Mallet, chercheuse en urbanisme et directrice de l’Institut d’aménagement des territoires, d’environnement et d’urbanisme de Reims (IATEUR). Face à l’injonction pressante du chronomètre, les élus des Cittaslow préfèrent « le temps de faire, de réfléchir, d’échanger, de ne rien faire aussi… Bref le temps de vivre, dans un monde réfléchi », indique le site du réseau. Le choix de l’anglicisme peut surprendre, et même sembler à contre-emploi pour défendre les valeurs d’un localisme décontracté. Mais contrairement à son équivalent français (ou italien), le slow semble paré des vertus du dynamisme et de l’innovation. « Il y a des mots qui font peur à certains. “Lenteur”, “immobilité” font partie de ceux-là », observait lors d’une conférence l’architecte-urbaniste Philippe Madec . « S’afficher comme “slow”, plutôt que “lent”, c’est revendiquer une posture active », confirme Sandra Mallet. L’escargot ne s’assumerait-il qu’à demi ?
Alternative à la métropolisation ?
Le label « Cittaslow » n’est pas à portée de tout clocher : pour le porter à ses armoiries, la ville doit avoir moins de 50 000 habitants et remplir une série de critères portant sur l’énergie, l’environnement, les infrastructures, ou encore la qualité urbaine. Dans l’Hexagone, la greffe a pris faiblement – et tardivement. Parmi la petite dizaine de membres français du réseau, Valmondois et ses 1 250 habitants, son moulin, son château et son église, au cœur du Val-d’Oise. « La labellisation a relevé de l’évidence, car la ville défend une démarche éco-responsable depuis longtemps », explique Anne Saglier, adjointe au maire. Pour cette native du village, une ville slow répond à un objectif de « durabilité ». « C’est la recherche et la préservation d’une qualité de vie pour tous. C’est la chance de pouvoir dire “stop” à un moment », défend l’élue. Concrètement, Valmondois a mis en place plusieurs actions visant à « ralentir », y compris au sens premier : la circulation dans les rues du village est limitée à 30 km/h, les mobilités douces sont favorisées grâce à des itinéraires piétons et à un inventaire des sentiers de randonnée environnants. La quête d’autres rythmes urbains passe aussi par la recherche de modes alternatifs de production et de consommation : la petite cité du Val-d’Oise prend le temps de retrouver le rythme des saisons, avec un jardin potager communautaire et un verger communal, et projette de proposer à la cantine scolaire ces denrées produites localement. « Nous refusons les grandes villes dont l’échelle est sans mesure avec les capacités humaines de perception, de dialogue et de déplacement », déclarent les membres de Cittaslow. Si l’étalement urbain et la nécessité corollaire de parcourir le plus vite possible de grandes distances participent de l’accélération sociale, un tempo plus en phase avec les aspirations des habitants ne peut-il naître qu’au cœur de formes urbaines réduites ? Hors des villages, point de salut ? « Cittaslow est un mouvement qui se positionne pour la ruralité et tente de trouver des alternatives à la métropolisation avec, en filigrane, l’idée qu’il est possible et même souhaitable de vivre en dehors des grandes villes », explique l’urbaniste Sandra Mallet. Difficile de ne pas voir là une limite du label, de fait condamné à la marginalité, face à l’essor de villes rassemblant des millions d’habitants et à la forte progression de la part d’urbains dans le monde entier. D’autant que pour préserver la proximité entre élus et population, l’adhésion n’est pas ouverte aux intercommunalités, qui détiennent pourtant de nombreuses compétences essentielles à la temporalité urbaine (la gestion des transports, de la voirie, etc.). À force de restrictions, le label ne risque-t-il pas de réserver le slow à quelques rares privilégiés ?
Bureaux des temps, nouveaux rythmes urbains
Si les cittaslow partent du constat que « l’urbanisation a peu à peu engendré une détérioration de la qualité de vie », d’autres initiatives émergent à l’échelle des métropoles pour agir sur les inégalités et la désynchronisation temporelles. À partir de la fin des années 1990, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Finlande, en Espagne ou encore en France, des « bureaux des temps » apparaissent dans plusieurs municipalités, avec des mesures concrètes. En fonction des créneaux de la journée, de la semaine, des mois de l’année, un bâtiment et un espace public peuvent changer de fonction : une école peut accueillir des activités associatives le soir, des bureaux inoccupés peuvent servir d’hébergement, un couloir de bus peut se transformer en parking la nuit… En ouvrant une demi-heure de plus une piscine, une Poste ou une médiathèque, on peut augmenter le cercle d’usagers et éviter « la course » quotidienne. À Rennes, le bureau des temps a instauré avec l’université de la ville un décalage d’un quart d’heure pour les horaires de certains cours. Anecdotique ? Ces poignées de minutes ont en fait drastiquement réduit l’encombrement du métro aux heures de pointe ; un écrêtage du trafic précieux pour les usagers, qui a aussi permis une économie substantielle en évitant l’achat de nouvelles rames. Au-delà de cette mesure emblématique, la ville a également expérimenté avec succès le passage des agents d’entretien à des horaires diurnes, pour des rythmes de vie plus synchrones. Autre ville, autre levier de décélération activé : le bureau des temps lyonnais incite les salariés de zones d’activités à réduire l’utilisation de la voiture en proposant des locations de vélo en longue durée et avec gardiennage, pour effectuer le dernier kilomètre vers l’entreprise.
Ne plus seulement penser la ville en termes de distance et d’espace mais aussi à travers ses temps d’accès et ses rythmes : c’est ce changement radical que tentent de mettre en œuvre les bureaux des temps. Plutôt que de modeler l’espace pour gagner du temps, il s’agit désormais de s’atteler au temps pour aménager l’espace. Il y a urgence : le foncier sature, les rythmes urbains s’affolent. En 2017, les élus rennais intègrent cette dimension temporelle, trop longtemps négligée, au nouveau plan local d’urbanisme (PLU). Cinq minutes à pied maximum doivent permettre d’accéder aux commerces ou à un parc, dix minutes pour les transports en commun, quinze pour les équipements culturels… La démarche évoque « la ville du quart d’heure », ce concept développé par Carlos Moreno, directeur de la chaire « Entrepreneuriat, Territoire, Innovation » (ETI) à l’université Paris-I, qui a rencontré un large écho. Il prône une ville où l’essentiel est accessible à moins de quinze minutes de son domicile à pied ou à vélo. En bref, il s’agit de travailler, s’instruire, consommer, se divertir et se soigner près de chez soi. La maire de Paris, Anne Hidalgo, parmi d’autres responsables locaux, a placé ce nouveau rapport au temps et à l’espace au cœur de son programme. Pour l’heure, l’exigence se traduit par une unique mesure : l’expérimentation de l’ouverture de quelques cours d’école le samedi au tout public, afin d’offrir aux habitants de nouveaux espaces de jeu et de verdure, en bas de chez eux ou presque. La démarche – qui n’a rien d’inédit –, fait appel au bon sens : alors que la ville manque de place, pourquoi ne pas utiliser certains espaces et bâtiments publics laissés vides ?
La lenteur, ce nouveau « luxe »
Mais cette quête de la proximité à tous crins fait débat. Favoriser les mobilités douces pour retrouver une proximité et des rythmes de vie apaisés est bien sûr séduisant. Mais pour l’architecte-urbaniste Aniss M. Mezoued, cette revendication de la lenteur au sein de l’espace urbain n’est pas sans risque. « Telle qu’elle est mise en œuvre aujourd’hui, elle tend à la création d’oasis de décélération, essentiellement dédiées à la consommation », observe le chercheur à l’université Saint-Louis - Bruxelles. L’aménagement d’espaces visant à « ralentir » la ville peut générer des plus-values foncières excluant les franges de la population les moins favorisées. À Bruxelles, la piétonisation du boulevard Anspach, où s’établissaient beaucoup de commerces de proximité, a transformé l’artère en une zone commerciale plus luxueuse et donc peu adaptée à la diversité des urbains qui la traversent. Un phénomène similaire s’observe dans de nombreux centres-villes, autour des gares et des commerces. Aniss M. Mezoued redoute une décélération « cosmétique » qui bénéficie à quelques-uns, sans remettre en cause le rythme de croisière de l’ensemble. « D’une résistance face à l’accélération, la lenteur peut devenir une composante essentielle des processus de marchandisation urbaine, voire de ségrégation. Nous nous orientons vers une ville à multiples vitesses. » Pour quelques hectares d’un temps retrouvé, à quelle vitesse doit battre le reste de la ville ?
La lenteur ne fait pas exception à d’autres qualités urbaines : elle est distribuée de façon inégale dans la ville et parmi ses habitants. « C’est la classe moyenne supérieure qui prône ce ralentissement et qui peut le mettre en œuvre », observe l’architecte-urbaniste. Poser son mercredi après-midi, déménager plus près de son lieu de travail, privilégier le commerce de proximité à la grande surface, s’installer tranquillement en terrasse… Tout cela a un prix trop élevé pour beaucoup. Dans la tension que révèle la fabrique urbaine entre la volonté d’une décélération pour tous et l’impératif d’attractivité territoriale, l’arbitrage appelle, comme toujours, des choix politiques.
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