Entretien avec le collectif Stop croisières

« Le monde brûle et les riches font des croisières »

Rassemblement nautique contre l’usage du gaz naturel liquéfié (GNL),  7 juin 2023.
Rassemblement nautique contre l’usage du gaz naturel liquéfié (GNL), 7 juin 2023.

Alors que le nombre de croisiéristes a doublé dans le pays en dix ans, les militants de Stop croisières multiplient les actions coup de poing, comme les blocages de paquebots, pour dénoncer l’aberration d’un tourisme de masse très polluant. Depuis le lancement d’un premier collectif à Marseille en mai 2022, le mouvement a essaimé dans plusieurs ports en France. Il mise désormais sur l’organisation à l’échelle européenne pour faire bouger les lignes. Entretien avec Julie et Lazare, deux militants pour le collectif Stop croisières à Marseille et en Bretagne.

Comment est né le collectif Stop croisières ?

Julie Il n’y a pas de collectif à l’échelle nationale. Chaque port a son collectif et son histoire. Pendant la pandémie, la pollution a baissé partout en France, sauf à Marseille où les bateaux de croisière ont continué à faire tourner leurs moteurs. Les habitants des quartiers nord, qui sont à côté du port principal, se sont mobilisés et ont organisé des manifestations. En parallèle, ce sujet était déjà présent dans la tête des militants écolos marseillais qui ont saisi cette opportunité pour créer un collectif plus large. Stop croisières a véritablement été lancé après l’abordage d’un des plus gros paquebots du monde, le Wonder of the Seas, en juin 2022.

Entretien issu de notre numéro 65 « Fric fossile ». En kiosque, en librairie et sur notre boutique.

Lazare En Bretagne, Stop croisières s’est créé à l’été 2023. Dans la ville de Douarnenez, le collectif Sémaphore s’est organisé pour surveiller les bateaux qui arrivaient au port. En mai 2023, ils ont réussi à empêcher 90 croisiéristes de débarquer. Cette action a eu un fort retentissement médiatique au niveau local et nous a donné envie de la reproduire dans d’autres ports bretons. Stop croisières BZH est né par la mise en lien de militants de différentes villes à la suite de cette action fondatrice.

Quel est l’impact de la pollution liée au tourisme de croisière ?

J Les bateaux émettent de l’oxyde de soufre et de l’oxyde d’azote. Ces particules fines et ultra fines sont très dommageables pour la santé car elles peuvent s’immiscer profondément dans les organes et se retrouver dans le sang. Selon l’observatoire de la qualité de l’air AtmoSud, 20 % des émissions d’oxydes d’azote d’origine maritime sont liées aux paquebots de croisière1. AtmoSud a aussi montré que la combustion d’un litre de fioul lourd utilisé par les navires émet jusqu’à 80 000 fois plus de particules qu’un litre de diesel pour les voitures2. Dans les quartiers touchés, les riverains ont développé de l’asthme et plus de maladies respiratoires qu’ailleurs.

« Nous avons peur de voir Marseille se développer pour ses touristes plus que pour ses habitants. »

L Un voyage de huit jours représente en moyenne par personne 2,2 tonnes d’équivalent CO₂ alors qu’on est censé viser le seuil total de 2 tonnes par personne et par an pour respecter l’accord de Paris. Le monde brûle et les riches font des croisières. Avec ses piscines à remous et ses laser games à bord, ce type de tourisme est le symbole de la décadence du capitalisme.

Le tourisme de croisière connaît-il le même essor dans vos deux régions, à Marseille et en Bretagne ?

J Les croisières explosent depuis une dizaine d’années. À Marseille, il y a entre 1 et 6 gros bateaux au port tous les jours en haute saison, de mars à octobre. Ils contiennent chacun de 1 000 à 5 000 passagers3. C’est un secteur en expansion qui bat des records tous les ans : explosion de la taille des navires, du nombre de bateaux amarrés dans les ports et de l’ouverture de nouveaux terminaux de croisière.

L En Bretagne, les bateaux de croisière qui débarquent sont plus petits – ils contiennent 300 à 2 000 personnes maximum. Ce sont des croisières de luxe qui cherchent à éviter les ports classiques comme Venise ou Marseille. Évidemment, nous ne craignons pas de voir débarquer six bateaux par jour dans une ville comme Douarnenez… mais nous ne voulons pas que ce tourisme s’installe. Il faut donc bloquer l’essor de cette industrie le plus tôt possible.

Mobilisation européenne contre le tourisme de masse, 27 septembre 2022.

Craignez-vous que ce tourisme de masse ne transforme vos villes ?

J Nous avons peur de voir Marseille se développer pour ses touristes plus que pour ses habitants. C’est déjà le cas à Barcelone, où des centaines de milliers de touristes débarquent l’été, au point de créer une pression sur le système d’approvisionnement en eau de la ville. Autre conséquence : les croisières transforment certains quartiers en Disneyland et, contrairement aux idées reçues, ne bénéficient pas toujours à l’économie locale. Ce tourisme ne favorise qu’un petit réseau de commerçants qui signent des contrats avec les compagnies de croisière.

Êtes-vous pour l’arrêt pur et simple des croisières ?

J On milite pour une diminution progressive de ce secteur. À terme, nous aimerions qu’il disparaisse. Si l’on souhaite une diminution progressive, c’est avant tout pour accompagner les salariés du secteur dans cette transition.

L Nous affichons clairement comme objectif l’arrêt des bateaux de croisière, mais il y a des étapes intermédiaires. Il faut d’abord organiser des consultations publiques dans les villes concernées pour savoir si les gens y sont favorables ou pas. Car souvent, la population subit passivement des projets imposés par une minorité, comme l’ont montré les fortes mobilisations contre l’A69 ou les mégabassines. Nous souhaitons un débat démocratique sur la question et surtout une plus grande transparence du secteur.

Vous menez des actions de blocage. À Marseille, vous tentez d’empêcher des bateaux de croisière d’entrer dans le port ; en Bretagne, vous avez empêché des croisiéristes de débarquer. Pourquoi avoir opté pour la désobéissance civile ?

J La désobéissance civile permet de montrer qu’il y a des choses légales qui ne sont pas forcément légitimes. Quand on a bloqué l’accès au port de Marseille4 avec des canoës, beaucoup d’habitants étaient hyper contents, parce qu’ils avaient l’impression de retrouver un peu de puissance et de capacité d’agir par rapport à ce qui se passait. Ils avaient essayé d’entrer dans les organismes de concertation mais ont essuyé beaucoup de mépris de la part des acteurs du port. Bloquer des navires de croisière avec des canoës nous a aussi permis de gagner en visibilité médiatique. C’est grâce à ce type d’actions qu’on a rencontré d’autres collectifs.

Mobilisation européenne contre le tourisme de masse, 27 septembre 2022.

L En Bretagne, les croisiéristes s’attendent à une expérience de luxe dans une ville pittoresque. Notre but était de perturber cette lune de miel pour que cette mauvaise expérience décrédibilise les compagnies de croisière. On peut dire que ça a fonctionné car cette année, des bateaux qui avaient prévu de passer à Douarnenez ont finalement décidé de changer de port pour éviter un nouveau blocage. La désobéissance civile permet de faire pression directement sur les entreprises du secteur. 

À Marseille, vous avez aussi choisi l’arme juridique en déposant une plainte au pénal contre X pour mise en danger d’autrui, du fait de la pollution de l’air, et préjudice écologique. 

J Le but de cette plainte est de déclencher des enquêtes sur l’impact des croisières sur la qualité de l’air et sur la santé des habitants. Cette action cherche à faire reconnaître les responsables de la pollution locale. On fait aussi du lobbying auprès des politiques, que ce soit à la mairie ou auprès des députés français et européens. On a organisé des formations et des tables rondes pour les élus car nous voulons que nos revendications se concrétisent sous forme de lois.

Un amendement à la loi de finances a d’abord été déposé en octobre 2022 par les députés LFI pour instituer le paiement de la redevance séjour pour les bateaux de croisière, mais il a été retoqué par le 49.3. En juillet 2023, après avoir eu plus de temps pour creuser ce qui peut être fait à l’échelle nationale, le député Hendrik Davi (LFI) a déposé une proposition de loi plus complète, visant notamment à supprimer les avantages fiscaux sur le carburant et les taxes de séjour, mettre en place des contrôles et des mesures pour supprimer la publicité des croisières.

Pour réduire son empreinte carbone, le Grand Port maritime de Marseille investit plus de 50 millions d’euros pour électrifier les ports et les navires à quai d’ici 2025. Une zone à faibles émissions d’oxyde de soufre doit aussi être mise en place à cette date en mer Méditerranée. Ces mesures ne pourraient-elles pas rendre durable le tourisme de croisière ?

J L’électrification des quais est bénéfique pour réduire la pollution de l’air et cela doit devenir une priorité pour le fret et pour les ferries. Pour les navires de croisière, c’est une autre histoire. Certains de ces énormes bateaux nécessitent 10 MW d’électricité. Or, dans un monde où la sobriété doit primer, il n’y aura pas d’énergie renouvelable pour tout le monde, et surtout pas pour ces activités superflues. De même, les objectifs fixés pour baisser les émissions de soufre sont une bonne nouvelle, mais il y a de nombreux contournements possibles, notamment avec les « scrubbers », ces pompes qui permettent aux bateaux de rejeter le soufre des fumées non plus dans l’air mais directement dans l’eau, ce qui est toxique pour la biodiversité marine.

Les 9 et 10 mars derniers, vous avez réuni 18 collectifs venus de toute l’Europe à Marseille. Pourquoi est-ce important de s’organiser à l’échelle européenne ?

J On fait partie du réseau anti-croisières européen European cruise activist network (ECAN), initié à Venise il y a deux ans. Ces rencontres nous permettent d’échanger sur nos argumentaires, nos mobilisations mais aussi d’initier des actions communes. Par exemple, nous avons lancé « l’anti-cruise day » le 1er juin, avec des mobilisations simultanées dans plusieurs ports européens. On veut aussi montrer que des régulations doivent être prises à l’échelle européenne. Par exemple, taxer le fioul dans un seul pays n’a pas de sens, car il suffit au bateau d’aller faire le plein dans le port suivant. Il faudrait donc taxer le fioul au niveau européen.

Comment s’organisent les collectifs anti-croisières dans d’autres villes d’Europe ? Est-ce que certaines de leurs actions vous inspirent ?

J À ma connaissance, les collectifs les plus anciens sont à Venise, Valence, Dubrovnik et Athènes… À Athènes, par exemple, ils utilisent des capteurs de pollution de l’air pour récupérer des données et les analyser.

L Le collectif de Venise nous a pas mal inspirés. Leur mobilisation anti-croisières a démarré assez tôt et ils ont réussi à faire interdire les bateaux de croisière dans un certain périmètre autour de la ville. C’est un modèle de réussite pour nous.

J J’ai personnellement beaucoup appris de l’expérience du collectif à Valence, en Espagne. C’est un port où il y a une mobilisation depuis une dizaine d’années et les militants sont assez ancrés dans les milieux artistiques. Il y a des expositions et des tags en ville sur les croisières. On va essayer de développer ça à Marseille avec un collectif d’artistes qui nous a proposé de collaborer.

Est-ce que depuis que vous militez, il y a eu des évolutions légales ?

J Juste après notre action de blocage en 2022, le maire de Marseille a lancé une pétition pour interdire l’accès aux bateaux pendant les pics de pollution. Près de 50 000 personnes ont signé en deux jours, ce qui montre que ce sujet touche les Marseillaises et les Marseillais. Mais pour l’instant, aucune mesure n’a été prise. Nous allons continuer à nous battre pour faire avancer ces idées petit à petit. C’est un sujet au long cours, Venise n’a réussi à obtenir une limitation qu’au bout de dix ans. 

1. « La chronologie de la controverse », Chicane le mag, le petit observatoire des controverses, n°16.

2. « Nouvelles connaissances scientifiques sur la qualité de l’air et l’activité maritime », Atmosud, 2023.

3. Marseille demeure le premier port français dans ce domaine, avec 1,8 million de croisiéristes en 2019.

4. En juin 2022, une vingtaine de militants du collectif Stop croisières ont bloqué pendant plusieurs heures l’entrée dans le port de Marseille du navire de croisière Wonder of the Seas.

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NUMÉRO 65 : AOÛT-SEPTEMBRE 2024:
Fric fossile : Qui finance la fin du monde ?
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