Les textes sont issus de notre hors-série « Comment nous pourrions vivre » avec Corinne Morel Darleux, rédactrice en chef invitée. Disponible sur notre boutique et en kiosque jusqu'au 10 janvier.
Les lucioles de Pasolini
« La nuit dont je te parle, nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles, qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières. »
Ces mots sont ceux du jeune Pier Paolo Pasolini, dans une lettre écrite en 1941 à son ami Franco Farolfi. Les lucioles y symbolisent la liberté de s’aimer en dehors des normes sociales et forment une multitude de petits repères lumineux enviables et innombrables. Las, trente ans plus tard, les lucioles ont disparu. Les bosquets ont fait long feu et les lueurs de joie se sont éclipsées, absorbées par l’éclat violent de la société. Le 1er février 1975, l’écrivain et réalisateur italien publie « L’article des lucioles » dans le journal Corriere della Sera.
Amer et désenchanté, il évoque un « désastre économique, écologique, urbaniste, anthropologique » permis par « un peuple dégénéré, ridicule, monstrueux, criminel ». Dans les Écrits corsaires parus la même année, Pasolini constate : « La réalité nous lance un regard de victoire, intolérable : son verdict est que tout ce que nous avons aimé nous est enlevé à jamais ». Le consumérisme, le vide du pouvoir et le naufrage politique ont tout gâché. L’auteur Émilien Bernard en décline les causes : « Les criardes lumières de la télévision. Les inquisitrices lumières du pouvoir. Les factices lumières de la marchandise. Les terrifiantes lumières des projecteurs policiers. » Comme le pressentait Pasolini dès 1941, ces « yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper » se sont étendus et ne reste que la mélancolie d’un temps où il existait encore des espaces sombres où se lover, des lieux nocturnes pour abriter les amours réprimées.
Neuf mois après avoir publié son pamphlet, Pasolini est assassiné alors qu’il travaillait à un nouvel ouvrage sur les liens mafieux du pétrole avec les services secrets, le pouvoir politique et le conglomérat de la chimie Montedison. Prophétique, « L’article des lucioles » se concluait par ces mots : « De toute manière, en ce qui me concerne (si cela peut intéresserle lecteur), que ceci soit net : je donnerais toute la Montedison, encore que ce soit une multinationale, pour une luciole ». Mais ce n’est pas la fin des lucioles. En 2009, l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman publie Survivance des lucioles aux éditions de Minuit. Il y revient sur le ton fataliste de Pasolini, souhaitant donner un nouvel élan à ces lueurs perdues qui, comme les éléphants et la « marge humaine » de Romain Gary, symbolisent notre capacité à vivre humainement.
Si Didi-Huberman ne conteste pas qu’« il y a tout lieu d’être pessimiste », il refuse d’acter la disparition des lucioles, ce serait reconnaître la victoire du totalitarisme. Pour lui, « il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête des lucioles » et, comme le formule Émilien Bernard, d’ouvrir « l’espace, fut-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé, des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout ».
Les éléphants de Romain Gary
« Les gens se sentent tellement seuls et abandonnés, qu’ils ont besoin de quelque chose de costaud, qui puisse vraiment tenir le coup. Les chiens, c’est dépassé, les hommes ont besoin des éléphants. »
Les Racines du ciel de Romain Gary, publié en 1956, se déroule en Afrique équatoriale française. Morel, le protagoniste, débraillé et un peu erratique, y poursuit un but unique, obsessionnel, qui le mènera aux portes de la folie : sauver les derniers troupeaux d’éléphants sauvages. En se démenant pour un combat de toute évidence vain mais mené sans concession, Morel renvoie chaque protagoniste à ses responsabilités. Tous pourtant vont l’ignorer et passer ainsi à côté d’une possibilité de redonner un peu de grandeur d’âme à l’humanité. Pour ses détracteurs, Morel est « devenu amok par misanthropie » : s’il aime tant les éléphants, c’est donc qu’il n’aime pas les êtres humains. Il faut discréditer Morel et le gouverneur s’indigne de son combat en faveur des éléphants alors que « des hommes luttent et meurent en ce moment même, dans des camps de travail forcé et dans les prisons totalitaires… Quand ce n’est pas carrément le génocide. Il est encore permis de s’intéresser de préférence à eux ».
C’est un contresens absolu qu’il commet là. Car pour Morel comme pour Gary, « les éléphants font partie de ce combat-là. Les hommes meurent pour conserver une certaine beauté de la vie. Une certaine beauté naturelle ». Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’amour de Morel pour les éléphants date de son internement dans un camp nazi. Lorsque Robert, un compagnon de block, revient « assez rétréci, le nez plutôt aplati, quelques ongles manquants, la gueule couleur de pierre… mais sans trace de défaite dans les yeux » après un mois à l’isolement, dans une cellule exiguë, voici ce qu’il leur dit : « Quand vous n’en pouvez plus, faites comme moi : pensez à des troupeaux d’éléphants en liberté en train de courir à travers l’Afrique, des centaines et des centaines de bêtes magnifiques auxquelles rien ne résiste, pas un mur, pas un barbelé, qui foncent à travers les grands espaces ouverts et qui cassent tout sur leur passage, qui renversent tout, tant qu’ils sont vivants, rien ne peut les arrêter – la liberté, quoi ! »
Mais le gouverneur conclut, acerbe : « Vous devriez écrire des poèmes, je suis sûr que ça vous soulagerait. » Dénigrer la poésie, l’associer à un romantisme ridicule et vaguement honteux, est un artifice régulièrement utilisé pour faire le tri entre les gens sérieux et les doux rêveurs. On rencontre le même procédé assassin dès qu’on ose parler d’utopie. Il faut pourtant prendre garde à ne pas balayer trop rapidement la poésie, ni les éléphants. Car c’est peut-être bien là que réside ce qui nous maintient humains, la « marge humaine » qu’évoque Romain Gary dans son tout dernier entretien : « Les éléphants étaient aussi pour moi les droits de l’homme : maladroits, gênants, encombrants, dont on ne savait trop que faire [...]. J’en ai fait indirectement une valeur symbolique et allégorique des droits de l’homme. » Hélas, « ils ne pouvaient donc imaginer à quel point la défense d’une marge humaine assez grande et généreuse pour contenir même les géants pachydermes pouvait être la seule cause digne d’une civilisation »…
Le ranch de Jack London
« Que signifiait sa fortune, après tout ? Dede l’avait bien dit : l’argent non seulement ne pouvait le faire dormir dans plus d’un lit à la fois mais encore le ravalait au rang du plus abject des esclaves. »
Curieusement mésestimé, Radieuse Aurore (1910) est probablement le roman le plus personnel de Jack London, celui d’un double fantasmé. C’est aussi un roman de la décroissance et du refus de parvenir, l’archétype du rise and fall : l’ascension dans les sphères de la finance, l’appât du jeu, l’alcool qui avachit les traits – Jack London lui-même ne fut pas épargné –, la fortune et les combines ; avant la révélation amoureuse, le choc esthétique et sensoriel d’un territoire et de ses paysages qui conduisent au renoncement, au dépouillement et à la simplicité retrouvée d’une vie harmonieuse. Comme souvent chez l’écrivain, le roman débute chez les chercheurs d’or du Klondike, au début du XXe siècle. « Radieuse Aurore », de son vrai nom Elam Harnish, est têtu et n’a peur de rien ; il est malin, visionnaire, et les défis l’attirent. Rapidement, il va faire fortune dans la finance et connaître un pouvoir grandissant, se moquant de l’immoralité du système : « Aucun appel à la compassion financièrene trouvait écho en lui. Il menait seul sa barque, et en matière d’argent ne connaissait aucune amitié, aucune alliance »
Mais l’amour d’une femme va tout faire basculer. Dede fait découvrir à Elam, au cours de longues promenades à cheval, la beauté de la vallée de la Lune : « Un champ de coquelicots, un vallon couvert de fougères, des peupliers rangés le long d’un chemin, la couleur marron foncé d’un coteau, le soleil éclairant un pic au loin, la joie explosait à chacun de ces spectacles. » Mais elle ne veut pas l’épouser : « Vous ne seriez pas libre pour moi. C’est votre argent qui vous possède, vous prend votre temps, vos pensées, votre énergie, tout. » Elam renoncera finalement à sa carrière et prendra in fine la seule décision qui vaille : cesser de courir après la réussite matérielle, renoncer à ses possessions et partir vivre au ranch avec Dede, libre, fier et heureux.
C’est dans le comté de Sonoma, en Californie, que Jack London a situé la fin de Radieuse Aurore. C’est là aussi qu’il avait construit, à Glenn Ellen, son « Beauty Ranch » et son manoir, la « Wolf House » qui, durant l’été 1913, brûla en une nuit. Dans sa biographie, Jennifer Lesieur rapporte ce courrier de Jack London à une lectrice : « Quand je vous dirai que Dede est ma femme, que beaucoup de scènes d’amour dans le livre furent les nôtres et que le ranch où ils sont allés vivre est celui où nous vivons, vous comprendrez à quel point nous sommes heureux puisque vous vous réjouissez du bonheur de Dede et d’Elam. » London était malade. Le ranch était un rêve pour lui, son utopie. Il espérait y trouver une vie plus saine, au contact de la nature. Il ambitionnait de créer une ferme modèle où seraient testées des méthodes nouvelles. Avec son domaine forestier de 50 hectares, ses 280 hectares de vignes, le maïs, les vergers et l’élevage bovin, de chevaux et de cochons, le ranch fut le réceptacle de sa démesure, et sa dernière demeure : il y mourut, le 22 novembre 1916.
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