Et la lumière tue

Comment l'éclairage perturbe la biodiversité

© Free-Photos - Pixabay

L’éclairage public ne cesse de se répandre partout en France. Cette pollution lumineuse ne gâche pas seulement la nuit des astronomes, elle constitue aussi un véritable danger pour la biodiversité. Si l’État semble à la traîne, des initiatives concrètes se multiplient. Un article paru initialement dans le n°29, "La nuit en voie d'extinction", en juin 2018.

Le chiffre est impressionnant : dans nos campagnes, un oiseau sur trois a disparu en moins de vingt ans. Les hirondelles ne reviennent plus au printemps, l’alouette e a arrêté de chanter et les perdrix ne font plus le bonheur des chasseurs du dimanche. L’agriculture intensive est l’une des premières responsables de cette hécatombe. Elle, qui homogénéise et fragmente les paysages, détruit les habitats naturels et fait disparaître les ressources alimentaires à coups d’agrochimie. Mais à cette pression s’en ajoute une autre. Moins connue et peut-être plus sournoise encore : la pollution lumineuse.

La quantité de lumière émise a crû de 94 % depuis les années 1990 en France pour le seul éclairage public, selon l’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes (ANPCEN). Cet accroissement des éclairages artificiels a des conséquences sur l’ensemble de la biodiversité. Depuis toujours, les espèces ont appris à vivre en fonction de l’alternance entre le jour et la nuit. Ou à se déplacer grâce à la lumière des astres. C’est le cas des insectes, qui constituent la base du régime alimentaire de certaines espèces d’oiseaux. Chacun a pu le constater par lui-même : allumer une lampe sur sa terrasse suffit à attirer des dizaines de moustiques et papillons de nuit, complètement désorientés. Pris au piège, ils tournent invariablement autour des lampadaires jusqu’à l’épuisement.

« Il faut bien se rendre compte que ce sont des quantités astronomiques d’insectes qui meurent autour des lampes chaque nuit », interpelle Jean-Philippe Siblet, directeur de l’unité mixte de service Patrimoine naturel du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). « Cette baisse des ressources alimentaires s’ajoute aux autres pressions déjà existantes sur les oiseaux et produit un effet cumulatif. »

Des oiseaux migrateurs désorientés

À l’approche des villes, l’avifaune souffre encore plus directement des éclairages. En 2015, l’ANPCEN publiait une étude en partenariat avec la Caisse des dépôts sur les impacts de la pollution lumineuse en matière de biodiversité. Recensant différentes études scientifiques, le rapport indiquait que les « oiseaux migrateurs étaient particulièrement vulnérables à l’éclairage artificiel ». En cause : « les halos lumineux des villes », qui les privent de leurs repères célestes et les désorientent dans leur migration. À l’instar des insectes, certains oiseaux finissent par tournoyer autour des sources lumineuses. Il arrive également que d’autres soient simplement éblouis par des lumières trop fortes et heurtent des tours ou des monuments éclairés. Des oiseaux maritimes qui s’écrasent au pied des phares brumeux, en passant par ceux qui vacillent face aux faisceaux ultra puissants des boîtes de nuit, tout le territoire est maillé par de redoutables pièges de lumières. Au cours de la nuit du 8 au 9 octobre 2002, un millier d’oiseaux seraient ainsi morts lors de la mise en service de l’éclairage d’un nouveau pont entre la Suède et le Danemark. Enfin, de simples lampadaires suffisent aussi à bouleverser la relation entre les proies et leurs prédateurs. À l’image de ces faucons pèlerins, théoriquement actifs le jour, qui profitent de l’éclairage public pour chasser des pigeons la nuit, déséquilibrant ainsi tout l’écosystème.

Et le problème n’est pas près de s’estomper tant l’urbanisation gagne du terrain. En France, le nombre de points lumineux de l’éclairage public a augmenté de 89 % entre 1992 et 2012, et leur durée d’éclairement est passée de 2 100 à 3 500 heures par an entre 1992 et 2005. Les lampes LED, vantées pour leurs mérites écologiques, participent aussi du problème. Moins gourmandes en énergie, peu coûteuses, elles sont de plus en plus utilisées par les particuliers, mais aussi par les pouvoirs publics. Ces éclairages produisent en réalité une lumière très blanche et propagent des longueurs d’onde dans les bleus auxquelles réagissent particulièrement les insectes. En 2014, une étude néo-zélandaise indiquait que les pièges lumineux à LED capturaient 48 % d’insectes en plus que les pièges équipés de lampes à sodium classiques. Ces résultats alarmants ne freinent pourtant pas le déploiement de la technologie. Car le faible coût économique des lampes LED est à l’origine d’une utilisation massive. « Comme elles sont pratiques, on assiste à une véritable prolifération, jusqu’à l’excès... On en met vraiment partout, parfois juste pour décorer », déplore Jean-Philippe Siblet. Un exemple de ce que les économistes appellent l’« effet rebond » : les économies d’énergie que devaient permettre les LED, moins énergivores, sont annulées par une utilisation plus intensive. On consommerait in fine autant, voire plus d’énergie.

Vers le développement des "trames sombres"

La pollution lumineuse est loin d’être une problématique nouvelle. Dès les années 1970, des astronomes amateurs et professionnels se sont plaints de ne plus pouvoir observer les astres. Des solutions ont donc été envisagées progressivement : le concept de réserve internationale de ciel étoilé (RICE) a fait son apparition. Il fait référence à des régions où des mesures d’aménagement du territoire ont été prises pour minimiser la pollution lumineuse. Depuis 2006, l’International Dark-Sky Association (IDA), une organisation américaine, attribue un label de certification à ces réserves de ciel étoilé. En Europe, une première RICE a été labellisée en 2009 : elle se trouve autour du pic du Midi, dans les Pyrénées françaises. Sébastien Vauclair, astrophysicien engagé dans la lutte contre la pollution lumineuse, a participé directement aux efforts déployés pour faire valider cette réserve. Depuis, il a fondé Dark Sky Lab, un bureau d’étude, pour conseiller les collectivités locales et les entreprises. Les enjeux de biodiversité font désormais partie intégrante de ses réflexions, « Au début, nous avions simplement une vision d’astronome, mais la recherche a beaucoup avancé et on sait désormais que la préservation de la biodiversité est aussi au cœur des objectifs », précise-t-il.

Ces progrès scientifiques sont à l’origine de l’idée de « trame sombre ». Calquée sur le principe de la trame verte et bleue (TVB) issue du Grenelle de l’environnement de 2007, elle est censée permettre aux différentes espèces d’évoluer dans des espaces homogènes, préservés de toute agression lumineuse. Pour cela, il s’agit d’identifier et de protéger des zones riches en espèces dites « réservoirs de biodiversité » reliés par des « corridors », c’est-à-dire des passages plongés dans l’obscurité qui permettent le déplacement des animaux sans que ceux-ci ne soient perturbés ou bloqués par des lumières artificielles. « Grâce aux outils de mesure et de cartographie que nous avons développés, on est capable de déterminer la qualité du ciel dans une zone et d’identifier les trames », explique Sébastien Vauclair.

Ce travail permet ensuite de prendre des dispositions pour limiter la pollution lumineuse. Privilégier des lampadaires avec une intensité lumineuse faible est une première étape. On peut également jouer sur les longueurs d’onde et installer des lampes dites « ambrées », qui tirent vers le rouge-orangé, plutôt que le blanc. L’orientation de l’éclairage est aussi primordiale : il arrive qu’un lampadaire mal conçu diffuse de la lumière dans toutes les directions, ce qui décuple les nuisances. Il suffit alors de diriger le faisceau de lumière exclusivement vers la zone que l’on veut éclairer. À terme, on peut également jouer sur la nature même des revêtements qui sont éclairés et choisir des matériaux peu réfléchissants pour éviter la propagation des rayons lumineux.

Un projet de trame sombre incluant ces différents paramètres est actuellement à l’étude par Dark Sky Lab dans le parc national des Cévennes. « Nous avons établi un guide qui régit l’éclairage sur toute la zone, avec des règles très strictes », indique Sébastien Vauclair. « Ça va du pourcentage de lumière bleue produite par les lampes à l’intensité de la lumière émise. Avec également des mesures sur les horaires d’allumage. » Ce projet devrait aboutir l’été prochain et recevoir dans la foulée le label RICE.

Des initiatives qui se multiplient

Le bureau d’étude assure plancher sur une dizaine de projets similaires partout en France. «On sent qu’il se passe quelque chose. La pollution lumineuse est vraiment en train de devenir un sujet de préoccupation qui ne concerne plus seulement les spécialistes, mais aussi les collectivités locales », se félicite son fondateur.

Cette effervescence touche aussi les villes. Depuis 2014, Biotope, un autre bureau d’étude, travaille en partenariat avec les pouvoirs publics sur un projet de trame sombre dans la métropole lilloise. Si les objectifs sont les mêmes, les approches sont différentes. « Ces projets sont complémentaires », s’enthousiasme Sébastien Vauclair. « D’un côté, des perspectives assez classiques de conservation d’une zone naturelle protégée et, de l’autre, des centres urbains avec cette notion de nature en ville. »

À Lille, on utilise des « lampadaires intelligents », une innovation permise par la technologie LED. Car si elle est critiquée par les spécialistes pour l’usage qui en est fait aujourd’hui, elle pourrait bien être une partie de la solution. Avec les LED, il est possible de contrôler très finement le niveau d’éclairage des lampes et de le moduler progressivement. On peut alors concevoir des systèmes intelligents qui s’activent à pleine puissance seulement lors du passage d’un piéton ou d’un véhicule. En l’absence de circulation, le niveau de lumière se fixe à 10 % de la puissance, plongeant les rues dans une semi-obscurité. Plusieurs autres villes en France testent ce genre de dispositifs. Comme Illkirch, en Alsace, ou Toulouse, qui a déjà installé environ 500 lampadaires de ce type et pourrait, à terme, équiper ainsi 30 % de son parc.

L’État attaqué par des associations

Si des solutions techniques existent déjà, certaines associations déplorent l’absence de volonté des pouvoirs publics pour les accompagner. En 2009, la loi Grenelle a intégré un chapitre sur la « prévention des nuisances lumineuses ». Mais hormis un arrêté de 2013 sur l’éclairage nocturne des bâtiments non résidentiels, la loi n’a pas été suivie de décrets d’application. Le 28 mars 2018, le Conseil d’État a donc condamné le gouvernement. Les juges ont exigé que celui-ci promulgue les arrêtés nécessaires à l’application de la loi concernant la pollution lumineuse. La juridiction a donné neuf mois au ministère de la Transition écologique et solidaire pour corriger le tir, sous astreinte de 500 euros par jour de retard. L’ANPCEN, qui avait porté l’affaire devant le Conseil d’État avec deux autres organisations, s’est félicitée de cette condamnation. Mais Anne-Marie Ducroux, présidente de l’association, regrette que les avancées auprès des parlementaires soient mises à mal par l’inaction des gouvernements successifs. « C’est quand même regrettable qu’il faille que les associations fassent un contentieux devant la plus haute juridiction pour obtenir la prise en compte des enjeux pluriels de la pollution lumineuse », déplore-t-elle. « Depuis des années on effectue un travail auprès de l’État, qui comprend notre argumentation et reconnaît les enjeux, mais il ne se passe rien derrière... » Aujourd’hui, l’association en appelle à un plan d’actions public avec un objectif quantifié de réduction de la lumière émise la nuit, des mesures et un suivi des résultats. « Quand on choisit quel type de lampadaires on installe, c’est pour vingt à trente ans. Donc ce sont des décisions qui engagent sur le long terme et qu’on ne peut pas se permettre de négliger », conclut Anne-Marie Ducroux.

Un problème culturel

Si l’avancée de la législation est aussi laborieuse, c’est peut-être parce que les éclairages sont profondément ancrés dans notre culture. Ne sommes-nous pas devenus une civilisation du lampadaire ? « Malgré les efforts, on se rend compte que nous éclairons toujours de plus en plus », se désole Jean-Philippe Siblet. « C’est extrêmement difficile à endiguer, du fait de l’urbanisation croissante, mais aussi parce que nous associons naturellement la lumière à la sécurité, voire à la beauté. »

Des questions aussi évidentes que pertinentes semblent encore étrangères à nos plans d’urbanisation : est-il vraiment utile d’illuminer toute la nuit les rues de nos villages ? Une fois les magasins fermés, les parkings déserts des zones commerciales doivent-ils rester allumés? Faut-il systématiquement éclairer l’asphalte le long de nos routes ? « Finalement, une autoroute avec des lampadaires la nuit est plus dangereuse car les conducteurs se sentent moins vulnérables et ont plus facilement des conduites à risque », analyse Jean-Philippe Siblet. Quant au sentiment de sécurité que procure la lumière, « tout ça n’est même pas prouvé... Aucun lien n’est établi entre obscurité et insécurité », assure-t-il. Après avoir conquis les ténèbres, maîtrisé le feu et répandu l’électricité sur la planète, faudra-t-il que l’espèce humaine réapprenne à vivre sous des ciels étoilés ?


Que dit la loi ?

La loi Grenelle I de 2009 prévoit que les lumières artificielles susceptibles de troubler les écosystèmes feront « l’objet de mesures de prévention, de suppression ou de limitation ». Un premier arrêté pris en application de cette réglementation a été signé en 2013. Il concerne les bâtiments non résidentiels (commerces, bureaux...). Une règle générale est fixée : les bureaux doivent être éteints une heure après la fin de leur occupation ; les façades des bâtiments et les vitrines des magasins ne peuvent plus être éclairées après une heure du matin.

Aucun arrêté d’application supplémentaire n’a été pris – ce qui a valu une condamnation récente du gouvernement par le Conseil d’État –, tandis que les premières mesures de 2013 sont encore mal appliquées. L’ANPCEN, qui effectue un suivi régulier, révélait en 2017 qu’environ 70 % des sites observés étaient toujours non conformes à Bordeaux, Grenoble et Marseille, 30 % à Strasbourg et Nantes, et 17 % à Toulouse. 


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