Imaginons un avenir radicalement différent. Sobriété, rationnement, culture biorégionale et vision permaculturelle : voici venu le temps de la limite. Comme un enfant gâté auquel ses parents ne refusent aucun jouet, la civilisation métropolitaine connectée est allée au bout du processus de saturation des espaces. Mais elle a décidé de s’autolimiter. La fin des énergies fossiles a remodelé les rapports sociaux et façonné une nouvelle condition anthropologique où les habitants se relient et s’immergent dans leur milieu pour cultiver le bien-vivre. De résident, usager d’une région économique ayant perdu le lien culturel et écologique qui l’attachait à son territoire, le Francilien devient habitant coproducteur d’un néo-écosystème.
Article issu de notre hors-série de 2018 « Et si tout s'effondrait ? », disponible sur notre boutique en version numérique.
Retour en 2018. Aujourd’hui, chaque métropole occidentale requiert pour son fonctionnement une bonne partie des ressources de la planète. En Île-de-France, les produits pétroliers et les agrocarburants représentent 96 % de la consommation énergétique des transports, et ce malgré la présence d’un système ferroviaire électrique plus développé que dans le reste du pays. Ces produits pétroliers permettent de déplacer, chaque jour, la bagatelle de 16 millions de voitures et deux-roues motorisés, 250 000 passagers aériens et 400 000 tonnes de marchandises. Incroyable mais vrai, la quasi-totalité des 115 000 barils consommés quotidiennement passe par un seul tuyau : le pipeline d’Île-de-France (PLIF), qui vient directement du port du Havre .
Il nous a semblé évident qu’un scénario biorégional francilien, qui se donnerait pour objectif la disparition de la voiture et plus généralement la fin de la dépendance au pétrole – dont il faut rappeler qu’il est importé en France à hauteur de 99 % –, conduirait à une réduction sensible de la vulnérabilité des populations et à une amélioration de leur qualité de vie. Le scénario « Biorégion résiliente sans voitures à l’horizon 2050 », développé par l’institut Momentum en collaboration avec le Forum Vies Mobiles, montre comment la disparition de l’automobile entraînerait une transformation profonde de l’urbanisme et de l’organisation de l’Île-de-France, une mutation vers un modèle qui favoriserait la résilience du territoire et la soutenabilité du système socio-écologique.
Qu’est-ce qu’une biorégion ?
Une biorégion est un territoire dont les limites s’affranchissent des frontières politiques pour suivre des contours géographiques qui prennent en compte tant les communautés humaines que les écosystèmes. Le terme est défini pour la première fois par Peter Berg et Raymond Dasmann dans leur article « Reinhabiting California », publié en 1977 dans la revue The Ecologist. La première à avoir vu le jour est la biorégion de Cascadia, qui englobe les États de l’Ouest du Canada et des États-Unis, de l’Alaska au nord de San Francisco. La biorégion mobilise le processus de coévolution sur la longue durée avec le milieu ambiant dans des territoires qui sont des entités vivantes : un équilibre de coévolution entre établissement urbain et milieu ambiant, une équité territoriale entre ville et campagne. Notre civilisation est la seule à ce jour à avoir interrompu ce processus de coévolution. Le cycle d’organisation se fait désormais entre l’homme et la machine. Cette urbanisation de la Terre exerce une forme de domination globale sur les territoires.
À tel point que l’urbaniste italien Alberto Magnaghi propose, par son concept de biorégion urbaine, de faire émerger cette entité à partir de la ville . À l’échelle de la biorégion, il s’agit de retrouver les conditions locales à travers lesquelles une population peut vivre et penser l’habitat, la société, telle une association de plantes dont il faudrait favoriser l’acclimatation. Émergence non administrative, la biorégion réorganise toutes les relations : entre les vallées, les bassins versants, il s’agit de construire la complexité coévolutive des systèmes urbains, à rebours des structures centralisées et hiérarchiques.
Pour Alberto Magnaghi, la biorégion urbaine est le référent conceptuel approprié pour traiter les domaines économiques (système local territorial), politiques (autogouvernement) et environnementaux (écosystème territorial) des lieux de vie. C’est un système territorial local, comparable à l’échelle d’un district, épousant un bassin hydrographique, une région urbaine. Sa qualification identitaire et paysagère est définie par des systèmes hydro-géomorphologiques et paysagers différenciés, des relations entre plaines et systèmes de vallées collinaires, des nœuds orographiques (reliefs) et vallées fluviales.
Vers un exode urbain
Le principe de l’institution de ces biorégions repose sur une question de survie pour les habitants de l’Île-de-France. Le scénario « Biorégion résiliente sans voitures à l’horizon 2050 » part du postulat que l’Île-de-France traversera des mutations brutales entre 2020 et 2040. Le réchauffement climatique accélérera le départ des populations vers des régions plus boisées et plus fraîches. L’impossibilité d’utiliser en masse des automobiles, du fait du renchérissement des carburants et de règlements drastiques sur la pollution de l’air, l’interdiction puis la disparition des moteurs thermiques (hormis ceux fonctionnant au biogaz) combinées à la pénurie d’électricité et à l’échec de la filière des voitures électriques sont autant de facteurs qui, d’ici 2050, auront profondément remodelé la mobilité francilienne.
“Les ensembles urbains en 2050 seront des bourgs et des quartiers autosuffisants sur le plan énergétique.”
À cela s’ajoute l’impératif de verdir les villes et de les « débitumer » en partie, afin de maintenir l’agglomération parisienne sous le seuil des températures extrêmes – et létales – qui commenceront à devenir récurrentes dès les années 2020. Par ailleurs, la pénurie énergétique limitera la possibilité de recourir aux incinérateurs et, de manière générale, à des installations industrielles de grande puissance. Le choix des collectivités se portera donc sur le maintien des usages vitaux, à commencer par les infrastructures de santé publique et de production d’eau potable ainsi que l’assainissement. Le reste des secteurs économiques sera progressivement – ou brutalement – entravé par la pénurie énergétique, et donc contraint de se redimensionner. Une grande partie de la population fera appel à la requalification professionnelle en faveur de métiers susceptibles d’être exercés près de chez eux, de préférence dans des zones rurales.
Carte du relief et du mode d’occupation du sol dominant les Grandes Unités
Des centaines de kilomètres de haies
Les radiales [voies de circulation importantes, ndlr] des grandes vallées (déterminées par la Seine et les principales rivières) et les couronnes forestières dessineront les principales délimitations des biorégions, qui seront fixées par les écologues. Partout le soin apporté à la « renaturalisation » des berges, à l’introduction de centaines de kilomètres de haies, au déploiement de transports doux et de voies ferroviaires lentes et franchissables seront les clés de l’économie des biorégions.
Plusieurs axes verts transperceront la capitale et ouvriront des surfaces débitumées, vitales pour le rafraîchissement lors des périodes de forte chaleur en été. Le réseau écologique régional reliera les biorégions entre elles, traversera Paris le long de la Seine et du sud au nord selon un axe vert de continuité qui structurera désormais les établissements humains. Des réseaux écologiques connexes et périphériques seront également implantés, comme les deux périphériques forestiers (Petite Ceinture et ancien périphérique routier), formant des anneaux végétaux, des radiales végétales et des coulées vertes sur le tracé d’avenues dont l’espace public aura été libéré de la voiture.
La mobilité francilienne remodelée par la pénurie énergétique
En 2050, dans notre scénario, le trafic automobile en Île-de-France aura été divisé par 55. Paris ressemblera à une ville aux circulations à la fois plus douces et plus chaotiques, où se mêleront cyclistes, cavaliers, voitures à cheval, vélomobiles (tricycles carénés), véhicules motorisés au biogaz, taxis-rickshaws. Aucun mode de transport ne prédominera, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui. Les ensembles urbains en 2050 seront des bourgs et des quartiers autosuffisants sur le plan énergétique. La ville connectée n’aura pas tenu ses promesses : elle s’effacera au profit d’un concept de villes « off the grid », c’est-à-dire autoproductrices d’énergie ou s’approvisionnant grâce à des méthaniseurs locaux ou encore des parcs éoliens de régions limitrophes, où un « smart grid » de proximité – non numérique – pourra jouer pleinement son rôle.
Les biorégions fonctionneront aussi grâce à des Transiliens qui auront pu être maintenus, mais selon un service plus intermittent et à moindre vitesse, et réadaptés au nombre décroissant des usagers. Les gares deviendront plus rurales, et les services de mobilité seront développés dans les campagnes. C’est pourquoi les stations de vélomobiles seront surtout installées près des gares. L’assistance électrique permettra de se déplacer sur des routes comportant des côtes, tandis que l’habitacle fermé protégera de la pluie.
Des modèles familiaux seront également disponibles. Enfin, une flotte de « vélos-cargos » complétera cet éventail. Et les automobiles au biogaz ainsi que les utilitaires resteront réservés à des usages précis, comme le transport de personnes fragiles ou âgées, l’acheminement de marchandises locales, les livraisons ou encore le ramassage scolaire, quand les déplacements ne pourront pas s’effectuer à pied ou en « pédibus » (autobus pédestre) (5).
Le temps ne sera plus vécu de manière linéaire, mais comme un élément récursif. Le rapprochement des sources de production des lieux de consommation au sein de petites échelles territoriales donnera aux communautés humaines la mesure de leur action dans les systèmes qui les abriteront et dont elles dépendront. Ces sociétés biorégionales seront ainsi nourries par la pensée permaculturelle qui enseigne aux individus et aux collectivités d’habiter et de coévoluer sur un territoire de manière cyclique et interdépendante – ce qui contribue à la résilience du système biorégional. Cette préoccupation primera désormais sur toute autre.
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