Un groupe d’écologistes fondamentalistes terrorise la planète. Enlèvements, attentats, meurtres : ils ont recours aux pires méthodes afin de convaincre le grand public des dangers du réchauffement climatique. De nombreuses études les démentent pourtant, mais elles sont occultées par les puissants idéologues du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).
Heureusement, un milliardaire philanthrope et ses alliés réussissent à déjouer leur complot… La trame d’État d’urgence, best-seller de Michael Crichton paru en 2004 chez Robert Laffont, savant mélange de thriller et de pamphlet anti-écolo, contient tous les éléments représentatifs des discours climato-conspirationnistes circulant aux États-Unis : conjuration d’une élite, rejet des institutions, désinformation scientifique, mépris des écologistes.
Article de notre n°68 « Le grand complot écolo », disponible en kiosque, en librairies et sur notre boutique.

Vingt ans plus tard, la réalité a rejoint la fiction, voire l’a dépassée. Allant au-delà de la fable anti-écologiste de Crichton, les diatribes et récits conspirationnistes bénéficient aujourd’hui de l’aura de multimilliardaires désormais au pouvoir et de leurs puissants relais informationnels. Les mégafeux qui ont brûlé Los Angeles début janvier 2025 en ont encore donné l’exemple. Elon Musk a ainsi approuvé et relayé sur son compte X (213,5 millions d’abonnés) la théorie d’Alex Jones, figure du conspirationnisme américain et fondateur du site Infowars, qui proclamait que les « feux de Los Angeles font partie d’un large complot mondial visant à lancer une guerre économique et désindustrialiser les États-Unis avant de déclencher un effondrement général ».
Donald Trump a quant à lui fustigé le gouverneur californien démocrate Gavin Newsom, qui aurait soi-disant préféré sauver un « poisson essentiellement inutile » avec ses politiques environnementales, plutôt que de créer des retenues d’eau suffisantes pour enrayer les incendies.
La vague est arrivée
Si les États-uniens sont habitués à ce type de propos, la France semblait relativement épargnée jusqu’à présent. Or, ce n’est plus le cas, explique l’association Quota Climat – qui milite depuis 2022 pour renforcer le traitement de la crise écologique dans les médias – dans un rapport sur la désinformation climatique publié le 16 décembre 2024. « La vague est arrivée, précise l’étude, qui porte sur deux ans de veille. Les discours anti-science, autrefois balayés comme des anomalies, ont désormais envahi les médias français, de la presse écrite à la télévision et radio. »
Selon une étude réalisée pour la Fondation Jean-Jaurès au printemps 2023, quatre Français sur dix adhèrent à des énoncés climato-complotistes et 42 % de la population serait ainsi d’accord avec l’idée que la crise climatique est un prétexte utilisé par les gouvernements pour limiter les libertés individuelles. Et d’après le baromètre 2024 de l’Ademe, la proportion des climatosceptiques aurait doublé ces vingt dernières années. Si les chiffres des différents sondages sont à nuancer, tous indiquent une hausse inquiétante.
Les discours « dénialistes » – rejetant les principales conclusions des rapports du Giec – connaissent en effet une recrudescence notable sur les réseaux sociaux français depuis l’été 2022. En s’appuyant sur le Climatoscope, un outil développé depuis 2015 pour analyser les débats sur X (ex-Twitter) autour du climat, le chercheur David Chavalarias et ses co-auteurs ont disséqué pendant deux ans l’activité de milliers de comptes. Les chercheurs révèlent que la « communauté dénialiste sur Twitter est composée majoritairement de comptes ayant participé à de nombreuses campagnes de contestation antisystème/antivax pendant la pandémie ». Ils ajoutent que cette communauté, l’une des plus « importantes de la twittosphère politique », a été « le siège d’une radicalisation de ses membres », militant en ligne et de façon très active au sein de différentes campagnes « antisystèmes opportunistes » comme lors de la crise sociale en Guadeloupe ou le « convoi de la liberté » en 2021.
Les narratifs antisystèmes qui ont émergé à ces occasions-là ont été réactivés autour de la crise climatique. Les recherches d’Eisha Maharasingam-Shah et de Pierre Vaux montrent par exemple comment, dans le contexte anglo-saxon, après le confinement sanitaire imposé durant la pandémie, la rumeur d’un « confinement climatique » à venir a été lancée sur les réseaux sociaux par des figures climatosceptiques telles que Steve Milloy, directeur du think tank dénialiste Heartland Institute. Et ensuite relayée par les médias d’extrême droite du groupe Breitbart News et les animateurs vedettes de Fox News.
« La vague est arrivée. Les discours anti-science, autrefois balayés comme des anomalies, ont désormais envahi les médias français, de la presse écrite à la télévision et radio. »
Les auteurs de l’étude de la Fondation Jean-Jaurès soulignent quant à eux « l’importation dans la conversation climatique » du concept de « great reset » ou « grande réinitialisation ». Il s’agissait à l’origine du titre d’un rapport publié lors du Forum économique de Davos en 2020. Mais la notion a été largement détournée par des leaders d’opinion anti-vaccins à l’échelle mondiale pour dénoncer un « complot des élites » visant à asservir les masses.
Ces idées trouvent désormais une caisse de résonance considérable en France grâce aux influenceurs proches des sphères conspirationnistes ou d’extrême droite. En témoignent les centaines de milliers de vues des vidéos de personnalités antivax et anti-climat telles qu’Idriss Aberkane ou encore le « Raptor ». Ce youtubeur phare de la fachosphère française avait consacré une émission spéciale à « l’arnaque du réchauffement climatique » le 16 septembre 2024. Dans l’Hexagone, la portée de ces messages demeure encore tempérée par un fort niveau de confiance en la science. Mais la dernière étude sur la relation qu’entretiennent les Français à cette dernière souligne aujourd’hui une ambivalence.
Pour la première fois, note le sociologue Michel Dubois, co-auteur de la recherche, six Français sur dix considèrent que la science, dans son application, apporte « autant de bien que de mal », soit une « inversion des positionnements majoritaires au milieu des années 1980 » et un record mondial selon le chercheur du CNRS qui évoque une « forme de désillusion collective, fruit de l’accumulation de crises sanitaires et environnementales successives et parfois de promesses non tenues ». D’autant qu’il est difficile de rassurer dès lors que l’accélération des événements climatiques prend même les meilleurs modèles et projections par surprise.
Le complotisme, compensation symbolique et politique
« Le logos complotiste offre a minima une forme de compensation symbolique et une clef de lecture valorisante pour ceux qui se trouvent en bas de l’échelle sociale », écrit le sondeur et politiste Jean-Yves Dormagen qui a piloté l’étude de la Fondation Jean-Jaurès. Faut-il mettre au ban tous les porteurs de discours complotistes ? Pour le politiste Julien Giry, « pathologiser » ces personnes est contre-productif. Ces récits, explique-t-il, montrent « une forme de politisation alternative qui dénonce des maux réels » mais auxquels personne n’apporte de solutions concrètes. Des « rancoeurs qui se déplacent de l’espace laissé vacant par la gauche vers l’extrême droite », ajoute le chercheur, à même d’être attrapées au vol par des leaders démagogues. Car, comme le rappelle Umberto Eco, les récits ont une fonction rassurante : « La narrativité nous donne des univers ancrés, qui flottent moins que les univers réels, même si d’habitude on pense le contraire. »1
« Les influenceurs conspirationnistes font ce que j’ai fini par appeler du dédoublement de journalisme d’investigation, imitant nombre des conventions discursives propres à la profession tout en sautant par-dessus ses garde-fous déontologiques », écrit l’essayiste Naomi Klein dans Le Double (Actes Sud, 2024), produisant « un état réflexe d’incrédulité permanente (...) une sorte de pensée à l’envers ». Alors que les catastrophes climatiques s’amplifient et se généralisent, les récits éco-conspirationnistes puisent ainsi leurs idées dans de véritables tentatives de manipuler le climat, notamment par la géo-ingénierie. Et la domination des réseaux par les techno-trumpistes offre un terrain propice à la démultiplication de ces narrations alternatives, sans que celles-ci trouvent d’opposition structurée dans l’espace numérique.
À qui profite le complot ?
Ces antiennes se sont bruyamment diffusées grâce à un vaste arsenal sémantique. Les dénialistes, auto-proclamés « climato-réalistes », dénoncent les « réchauffistes » (personnes en accord avec le consensus du Giec) et autres « climato-hystériques » voulant imposer leur fameux « great reset ». Dans certains pays, les récits éco-complotistes ont dépassé l’espace numérique pour trouver un écho parfois jusqu’au plus haut niveau de l’État, comme au Brésil. Sous le mandat de Jair Bolsonaro, cette rhétorique a servi les intérêts des élites terriennes (ruralistas) néo-conservatrices, farouchement opposées à toute limite de leurs entreprises prédatrices.
Elles n’ont eu de cesse de dénoncer le « climatisme » comme un « néo-colonialisme vert » qui manipulerait les mouvements autochtones, en Amazonie notamment, pour empêcher l’exploitation des ressources du pays. Ces théories, au fondement de la politique « environnementale » de Bolsonaro, se sont concrétisées par la destruction de près de 40 000 kilomètres carrés de forêt tropicale en quatre ans.
En Europe, la viralité de ces narrations s’inscrit dans le contexte plus large d’un « green backlash », un retour de bâton anti-écolo qui, selon l’étude de Quota Climat, pourrait enrayer les processus de décarbonation de l’économie engagés au niveau européen. Aux Pays-Bas par exemple, les importantes manifestations du Mouvement agriculteur-citoyen (BBB) de 2022 contre le « plan azote » du gouvernement – pour réduire drastiquement les cheptels et diminuer les émissions d’azote – ont donné lieu à une forte instrumentalisation par l’extrême droite globale, notamment par le biais de récits complotistes. Le média NBC News rapportait ainsi des propos tenus sur Telegram ou par certains politiciens, comme le conspirationniste Thierry Baudet (parti Forum pour la démocratie) soutenant que les « fermes néerlandaises seraient fermées pour faire de la place aux demandeurs d’asile ».
Les récits climato-conspirationnistes aboutissent à deux résultats très visibles : renforcer l’inaction climatique et déplacer l’attention politique. Ces processus de désinformation servent particulièrement le milieu des industries extractivistes. Une récente étude a ainsi démontré comment de grandes entreprises américaines des secteurs de la pétrochimie, du plastique et de l’énergie fossile coordonnent leurs communications sur X, a priori sans rapport entre elles, pour produire des « discours d’obstruction ou d’inaction climatique ».
Politiquement, les théories complotistes anti-écologistes alimentent aussi l’idéologie libertarienne dont Elon Musk est le plus puissant représentant. Les libertariens se posent comme les défenseurs absolus des libertés individuelles et du marché libre, et rejettent tout ce qui pourrait venir le réguler, à commencer par l’État. En s’alliant avec l’extrême droite, les libertariens comme Musk peuvent désormais peser sur les États-nations récalcitrants, voire les organismes supra-étatiques.
Technosolutionniste, eugéniste, cornucopien, le nouvel ordre mondial de Musk propose un great reset bien réel. Son projet, exprimé dans les colonnes du Wall Street Journal, pourrait se résumer à ces mots : « We’ll cut costs » (nous réduirons les coûts). Mais à quel prix ? Le monde qu’il envisage est fondamentalement inégalitaire, et promeut le monopole de quelques happy few, à l’image de l’enclave-colonie privée de Prospera, au Honduras, où toutes les règles sont abolies, sauf celle du marché, pour le grand bonheur de ses résidents, anarcho-capitalistes et libertariens d’extrême droite. Reste à imaginer des contre-récits désirables pour faire face à leur bruit et à leur fureur.
1. Umberto Eco, entretien avec Michel Arseneault, dans Lire, n°243, mars 1996.
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