Complotisme dans l'histoire

Johan Chapoutot « Quand on regarde l’histoire, tous les discours complotistes sont là pour servir le pouvoir »

Historien spécialiste de l’Allemagne et du nazisme, professeur à la Sorbonne, Johann Chapoutot a publié en 2021 Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps (PUF), un livre dans lequel il explore les grands récits qui donnent du sens à nos existences, collectivement et individuellement. Si, en Occident, le christianisme a longtemps rempli cette fonction d’explication du monde, relayé ensuite par les grandes idéologies du XXe siècle (communisme, stalinisme, nazisme et libéralisme), leurs échecs et leur affaiblissement laisseraient aujourd’hui un vide, rempli par le complotisme. Des récits qui, loin de leur subversion affichée, auraient surtout pour fonction de maintenir le statu quo et défendre les systèmes en place.

Certains font remonter la naissance du complotisme à la Révolution française et à la figure d’Augustin de Barruel, qui publie ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme entre 1797 et 1799. Partagez-vous ce constat ? Comment naissent les premiers récits complotistes ?

Si on remonte le cours de l’Histoire, on a toujours eu des rumeurs. On peut penser par exemple au « complot des lépreux » au moment de la Grande Peste, au XIVe siècle (qui soupçonnait les juifs et les musulmans de propager la maladie en contaminant l’eau des puits des chrétiens, NDLR). Avec la Révolution française, nous assistons à la conjonction de plusieurs phénomènes. D’une part, un traumatisme de masse pour les élites dirigeantes qui se voient violemment détrônées, et d’autre part le développement de moyens de diffusion de l’information qui ne sont plus comparables à ceux du XIVe siècle.

Entretien de notre n°68 « Le grand complot écolo », disponible en kiosque, en librairies et sur abonnement.

Ainsi, pour expliquer ce qui est à leurs yeux inexplicable, des élites patrimoniales de l’époque – noblesse et clergé – développent l’idée que le renversement de l’ordre du monde par la Révolution française est l’œuvre de Satan, lequel agit par des intermédiaires que sont les francs-maçons. Nous touchons déjà là ce qui fait l’essence du complot : le secret et le caractère ésotérique des choses. C’est précisément ce que mobilise l’Abbé Barruel. Tout au long du XIXe siècle, il y a ensuite une mutation de cette inculpation pour accuser les Juifs et parler de complot judéo-maçonnique.

Puis, avec d’autres traumatismes comme la Révolution de 1848, la Commune de Paris et enfin la Révolution bolchévique, on parle de complots judéo-communistes ou de complots communistes tout court. La Révolution française est matricielle dans la rencontre qu’elle opère entre traumatisme de masse, moyens de diffusion de masse et volonté d’expliquer ce traumatisme par des forces obscures. Le complot a toujours existé mais avec elle, il se massifie.

L’antisémitisme peut-il être considéré comme la matrice des théories du complot, depuis Le Protocole des sages de Sion jusqu’au mouvement conspirationniste QAnon1, célébré par de nombreux soutiens et proches de Donald Trump ?

Si on remonte au XIXe siècle, il est évident qu’il y a une rencontre d’ordre syncrétique entre la matrice herméneutique2 complotiste et l’antisémitisme. Pourquoi ? Parce que le XIXe siècle est le siècle de l’émancipation des Juifs. La Révolution française l’a fait dès 1790 et sous le coup de la diffusion de ses idées, il y a une émancipation des Juifs partout en Europe. Cette émancipation est une sortie du ghetto, au sens topographique, les Juifs peuvent habiter où ils le souhaitent, mais au sens social aussi, ils peuvent désormais exercer toutes les professions.

Dans le contexte d’une Europe chrétienne, les Juifs ont un avantage comparatif, d’un point de vue culturel, pour exercer certains métiers car leur religion est une religion du livre, de l’écrit, du commentaire. Cela suscite un ressentiment social de masse qui entre en synergie avec un antisémitisme millénaire en Occident qui accuse, en somme, les Juifs d’avoir tué le Christ. Enfin, la science va recoder l’antisémitisme au XIXe siècle en disant : tout cela n’est pas une histoire de confession, de culture, de langue, mais une histoire de race. Cet ensemble compose un cocktail très puissant.

Dans votre livre, Le Grand Récit, vous expliquez que les grandes idéologies du XXe siècle ont pris la suite du christianisme comme explication du monde. Quelles sont les spécificités du nazisme comme récit complotiste de l’Histoire ?

Au XXe siècle, on a des idéologies politiques, des cultures politiques qui vont au-delà de ce qu’elles faisaient au XIXe siècle. Les doctrines politiques de l’époque parlaient de la conquête du pouvoir, de son exercice, parfois de la production économique et de la répartition des richesses. Au XXe siècle, elles vont plus loin et prennent en charge des questions qui auparavant étaient du ressort du curé, du pasteur ou du rabbin. La question du sens de la vie, de la vie après la mort, de la transcendance. Le nazisme, lui aussi, est un complotisme. Il se développe dans une Allemagne polytraumatisée : la défaite lors de la Première Guerre mondiale, la perte de l’empire colonial, l’hyperinflation…

La vision du monde nazie permet de tout expliquer et, dimension supplémentaire, offre une porte de sortie. Aux yeux des nazis, la science enseigne en effet qu’il y a des races, qu’elles sont inconciliables et en guerre, et que l’Allemagne est victime de cette guerre. Le nazisme propose d’agir « biologiquement », de mener une guerre contre ses ennemis biologiques qui conduira à la libération et au bonheur.

Quelles fonctions remplissent les récits complotistes ? Quels sont leurs dénominateurs communs ?

Les récits complotistes répondent à un besoin humain fondamental, celui de comprendre ce qui se passe et pourquoi l’on vit ce que l’on vit. L’imaginaire complotiste a cette fonction d’explication et de réassurance. Sa montée en puissance depuis la Révolution française est corrélée à l’étiolement du christianisme en Occident.

Avec l’existence de Dieu, d’une volonté supérieure qui sait ce qui est bon pour vous, on peut tout expliquer. Le complotisme garde cette structure religieuse d’explication du réel. Avec lui, il y a toujours cette transcendance, surpuissante, avec une volonté et une capacité d’agir. En somme, on évacue Dieu et on garde le diable.

Comment comprendre le pouvoir de séduction des théories du complot ?

Avec les théories du complot, comme vous avez démasqué ce qui est masqué, dévoilé ce qui est caché, vous vous sentez valorisé d’un point de vue psychologique et vous entrez dans une communauté de sachants, d’éclairés, alors que la quasi-totalité de vos contemporains n’ont rien compris et restent victimes du complot. C’est très puissant. On se rend compte que cela prend dans des secteurs de la société qui se sentent dominés et qui, grâce aux théories du complot, se réinstituent en êtres supérieurs.

Dans ces récits, il y a toujours aussi une dimension collective, collaborative. Vous lisez les textes de l’Abbé Barruel et vous commencez à les compléter, à enquêter à votre tour, à étayer ses propos. C’est en un sens une littérature dont vous êtes le héros, et cela fait partie de votre revalorisation personnelle. On trouve toujours la même injonction sur les sites complotistes d’extrême droite : « Do your own research. » Soyez actifs, contribuez. On retrouve également cela chez QAnon aujourd’hui.

On pourrait pousser l’argument et dire que les vrais « wokes », ce sont eux finalement. Ils se prétendent éclairés. Je pense à ce slogan nazi qui disait « Allemagne, réveille-toi. » L’Allemagne est en train de gésir dans les ténèbres du complot, de la domination. Il faut qu’enfin elle se réveille pour accéder à la lumière. Le défilé aux flambeaux dans la nuit, très puissant dans la symbolique du Troisième Reich, montrait que le nazisme permettait de déchirer les ténèbres.

Cela tient-il également à notre besoin d’émerveillement et de magie, comme l’affirme l’écrivain italien Roberto Bui, dans son livre Q comme Qomplot (Lux, 2022) ?

Les historiens connaissent bien ce phénomène de désenchantement du monde, de « dé-magification » du monde avec le retrait du christianisme providentialiste. Dieu n’habite plus le monde, tout n’est plus que matière, matérialité. Le complot pallie cela. Il nous dit que le monde est plus intéressant que ce que l’on peut croire.

Le côté loufoque, ouvertement burlesque, grotesque de certaines théories du complot – pensons au « pizzagate » de QAnon (rumeur selon laquelle une élite démocrate pédo-sataniste se nourrit du sang d’enfants détenus dans les sous-sols de pizzerias new-yorkaises, NDLR) – vient au fond renforcer tout cela. Plus c’est grotesque, plus c’est crédible. Et plus il y a de tentatives de nier ces complots, plus cela renforce leur pouvoir de conviction.

Vous expliquez que le complotisme était « passé de mode et de saison » dans les années 1990 et 2000, pourquoi et comment expliquer son grand retour ?

Je voulais dire que les théories du complot ne passaient pas le mur du son car la scène herméneutique était encore occupée par de grands récits puissants, structurés au sein de cultures politiques vivaces. Leur désaffection a produit un appel d’air, de la même manière que la fin du providentialisme avait laissé un vide. Aujourd’hui, nous avons besoin de réassurance et de confort psychique face à de nombreux traumatismes de masse. Les différentes crises financières, dont 2008 n’a été qu’un épisode, la perplexité vis-à-vis d’un monde néolibéral face auquel nous manquons parfois d’armes critiques.

« Les récits complotistes répondent à un besoin humain fondamental, celui de comprendre ce qui se passe et pourquoi l’on vit ce que l’on vit. L’imaginaire complotiste a cette fonction d’explication et de réassurance.»

Depuis des années, on nous dit que l’expérience communiste n’a pas marché et donc que le matérialisme historique est invalidé. Or les ressources critiques du matérialisme historique nous permettent de comprendre ce qui se passe aujourd’hui, de comprendre quels groupes sociaux installent leur domination, défendent leurs intérêts, et nous permettent de lire la folie du monde. Lorsque vous n’avez pas ces clés de lecture, vous êtes en pleine folie.
Le complotisme permet d’apaiser cette folie en vous en proposant une autre mais qui est une folie explicative.

Un manifestant avec une pancarte relayant une théorie conspirationniste de la mouvance QAnon « (((Epstein))) n’a pas agit seul ! Enquêtez sur le #pizzagate !!! » aux État-Unis, 15 août 2019.

Que dire de QAnon ? Sommes-nous encore dans le complotisme ou plutôt dans le « bullshitisme », comme vous le formulez dans votre livre, ce moment où la vérité n’importe même plus ?

Quand on regarde la communauté QAnon, ses réseaux, on peut affirmer qu’il y a à l’origine un véritable acte de foi. Pour les gens qui y contribuent, c’est une nécessité psychique vitale d’avoir une explication du monde, fût-elle délirante. Le « bullshitisme » vise plutôt des locuteurs qui sont en position de pouvoir, politique, médiatique ou économique, et qui ont un rapport totalement cynique au langage et au réel. Car précisément s’ils disaient le réel tel qu’il est, ils iraient contre leurs intérêts.

Typiquement, c’est le « Drill baby drill » de Donald Trump. Vous êtes dans un contexte où le capital a un rendement décroissant, où la croissance maximale ne peut plus être de 8 % mais de 0,1 % ou 0,2 %. Donc, dans ces conditions-là il faut pousser l’extractivisme jusqu’à son terme. Cet extractivisme détruit l’environnement et la vie mais il est la condition pour le maintien de notre niveau de richesse et de confort. Il ne faut pas minorer le fait qu’à un certain degré de mensonges, un mécanisme psychologique s’enclenche. Des personnages comme Donald Trump finissent par croire à leurs propres discours et ne se rendent même plus compte qu’ils mentent.

Quel regard portez-vous sur l’« éco-complotisme », qui répand l’idée d’un « complot écologiste des élites » visant à réduire nos libertés ?

Je comprends l’éco-complotisme comme une volonté de dénoncer un discours écologiste qui aurait vocation à nous asservir. Ce type de récit complotiste est encouragé par des intérêts puissants pour perpétuer un statu quo, continuer à forer, à extraire, à dévaster et à tuer. Il vient de gens qui savent très bien ce qu’ils font, comme ont pu le montrer les chercheurs Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta à propos de Total et du réchauffement climatique.3

« La critique rationnelle n’est pas impuissante mais elle fait face à quelque chose de proprement monstrueux : des intérêts privés totalement décomplexés, servis par des médias et des réseaux sociaux possédés par des milliardaires. »

Et, une nouvelle fois, pour ceux qui relaient ces discours, il s’agit de se valoriser en montrant qu’ils ne sont pas des moutons. S’il y a un consensus social qui se crée sur le fait qu’il y a un problème climatique et qu’il a des causes humaines, vous allez nier le problème climatique et si vous ne le pouvez plus, vous nierez la causalité humaine.

Les théories du complot, en désignant les mauvaises cibles, en détournant notre attention, contribuent-elles in fine à défendre le système ? À maintenir le statu quo ? À détourner des énergies qui pourraient être investies ailleurs, dans le militantisme par exemple ?

Absolument, c’est le cas des récits complotistes contre l’écologie. Il s’agit même d’un exemple paradigmatique : diffuser le mensonge, permettre le maintien d’un système meurtrier à large échelle. Et le plus frappant réside sans doute dans le fait que celles et ceux qui relaient ces discours en sont souvent les premières victimes.

Quand on regarde l’histoire, tous les discours complotistes sont là pour servir le pouvoir. C’est une gigantesque escroquerie pour ceux qui les diffusent et qui se croient plus intelligents, plus éclairés que les autres. Le complot des francs-maçons sert le pouvoir du roi, de la Restauration, de la noblesse traditionnelle. Le complot judéo-maçonnique sert des intérêts menacés par l’émancipation des Juifs. Le complot judéo-bolchévique sert les élites traditionnelles menacées par les révolutions socialistes et communistes. C’est toujours un discours ancillaire, un discours d’esclaves, de gens qui se font les relais d’un pouvoir qui les domine.

Il y a d’une certaine manière des récits complotistes qui viennent d’en bas et d’autres qui viennent d’en haut. Dans votre livre, vous évoquez notamment l’« illimitisme » des entrepreneurs de la tech ou le « déclinisme », peut-on les considérer comme des théories du complot ?

Ils sont en tout cas toujours reliés à la théorie du complot à un moment ou un autre. L’« illimitisme », je l’évoquais à propos d’Elon Musk, est cette idée selon laquelle on peut ignorer les limites planétaires et jouir sans entraves. Dans le fascisme contemporain, il y a cette idée de jouissance terrible, une jouissance bien sûr limitée aux hommes blancs, privilégiés, à l’exclusion de tous les autres qui vont être exploités, et voir leurs lieux de vie dévastés. Donald Trump ou Elon Musk proposent la jouissance illimitée et c’est en cela qu’ils sont séduisants.

Dans un contexte où la raison prône la limitation et la sobriété, eux offrent la jouissance. On va faire ce qu’on veut. On va se faire plaisir. On va construire d’énormes bagnoles. On va humilier, dévaster, donner dans le gigantisme. Le Cybertruck d’Elon Musk en est un symbole. Cet illimitisme est lié à une explication complotiste du monde puisque vous avez d’affreux dominants supposés – les Juifs, George Soros, les écologistes, la gauche, les wokes… – qui veulent vous contraindre, vous pourrir la vie, vous priver de tout.

Moi, Musk, je vais vous proposer quelque chose d’illimité, comme un forfait illimité. On va forer, on va détruire, on va dévaster. Mais, comme je suis un génie, j’ai un plan pour la suite, on va pouvoir partir sur Mars. Bien sûr, ce ne sera que pour une élite mais ces discours offrent du rêve à bon compte.

La « critique rationnelle et scientifique » est-elle impuissante face aux discours complotistes ?

Je crois qu’elle marche en réalité. Il y a des gens en attente de rationalité et qui sont sans doute plus nombreux qu’on ne le croit. Vous avez un système de médias totalement frelaté, possédé par des intérêts privés qui œuvrent à faire croire que tout le monde partage les mêmes idées extractivistes, racistes, anti-solidaires… Or on s’aperçoit, comme l’expose très bien le sociologue Vincent Tiberj (La Droitisation française, mythe et réalités, PUF, 2024), que c’est un mythe. Quand on regarde les enquêtes qualitatives, les gens aspirent à la solidarité, à l’entraide, au partage, au soin.

La critique rationnelle n’est pas impuissante mais elle fait face à quelque chose de proprement monstrueux : des intérêts privés, capitalistes, de domination, totalement décomplexés, servis par des instruments très puissants de conformation de l’espace public, en l’espèce des médias et des réseaux sociaux possédés par des milliardaires. Par la force des algorithmes, on peut croire qu’il n’y a rien à faire face à la vague complotiste, mais il y a bien un autre monde et d’autres attentes. 


Sources :

1. QAnon est une mouvance conspirationniste d’extrême droite née aux États-Unis en 2017, diffusant l’idée d’une guerre secrète entre Donald Trump et des élites « pédo-satanistes » présentes dans l’État profond (deep state), les milieux financiers et les médias.

2. L’herméneutique concerne l’interprétation des textes (religieux ou philosophiques) et plus largement des signes, des symboles.

3. « Early warnings and emerging accountability: Total's responses to global warming, 1971–2021 », Global Environmental Change, 2021.


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