Dimanche 28 mars 2021, sous un soleil radieux, des dizaines de milliers de manifestants réclament dans la rue une « vraie loi climat ». Le lendemain, le projet de loi issu des travaux de la Convention citoyenne sur le climat doit être débattu au Parlement, mais l’espoir de voir les préconisations de ces 150 citoyens tirés au sort reprises « sans filtre », comme s’y était engagé Emmanuel Macron, a fait long feu. À l’approche des élections régionales, « les députés vont vouloir assurer leurs électeurs alors qu’on leur demande du courage politique et de défendre l’intérêt général », déplore, dans le cortège, Mathieu Sanchez, l’un des 150 membres de la Convention . Après plusieurs mois d’examen à l’Assemblée, les craintes de nombreux observateurs se sont confirmées : le texte, encore en discussion, est trop peu ambitieux pour permettre au pays de respecter ses objectifs de long terme, parmi lesquels la neutralité carbone en 2050 et la limitation du réchauffement à 1,5 °C d’ici la fin du siècle… Une échéance à trois décennies, une autre séculaire… et en face, les intérêts court-termistes du jeu électoral.
Dix ans auparavant, en 2011, un observateur avisé livrait dans la revue Esprit une analyse prémonitoire. « L’action politique est ainsi écartelée entre ces deux temporalités : le temps long qui la condamne à la procrastination ou l’incantation, et le temps court qui appelle l’urgence imparfaite et insuffisante », écrit l’auteur, un certain… Emmanuel Macron. Avant d’accéder au pouvoir, il estimait ainsi que la « dimension spatiale et temporelle » de la question climatique « dépasse l’horizon politique électoral », et que sa résolution n’apporte pas à court terme de « satisfaction sociale », ni de « dividendes électoraux ». Le sort réservé aux travaux de la Convention citoyenne par Macron-président semble donner raison à Macron-théoricien.
Myopie démocratique
Des penseurs n’ont pas attendu la crise écologique pour analyser le court-termisme du régime représentatif. La critique de cette « myopie » politique est même aussi vieille que la démocratie libérale moderne. Le professeur au Collège de France Pierre Rosanvallon notait ainsi dans un discours donné le 3 mai 2010 à l’Académie des sciences morales et politiques que, dès la Révolution de 1789, le député girondin Condorcet insistait pour soustraire la gestion du Trésor public à l’influence du pouvoir exécutif, potentiellement dominé par « les errements d’une action au jour le jour ». De même, Tocqueville écrivait dans De la démocratie en Amérique que « la politique extérieure n’exige l’usage de presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie, et commande au contraire le développement de presque toutes celles qui lui manquent ». Des qualités, s’empresse d’ajouter le philosophe, qui « appartiennent plus particulièrement à un homme ou à une aristocratie ». Enfin, pour le philosophe et juriste Carl Schmitt, théoricien du « libéralisme autoritaire », la démocratie est impuissante à « trancher dans l’urgence », car freinée par la délibération collective.
La critique de la temporalité du régime représentatif ressurgit aujourd’hui chez certains écologistes. En effet, comment une démocratie aussi « myope » et lente pourrait-elle résoudre la crise écologique, qui exige d’agir vite et de voir loin ? L’ingénieur Jean-Marc Jancovici ne manque d’ailleurs pas de citer Tocqueville pour illustrer son scepticisme envers la capacité de la démocratie à gérer une nécessaire décroissance matérielle. Outre-Manche, l’environnementaliste James Lovelock, qui a théorisé l’hypothèse Gaïa, jugeait en 2010 que les humains ne sont pas « assez intelligents pour gérer une situation aussi complexe que le changement climatique », du fait de « l’inertie » qui caractérise la démocratie moderne. Le scientifique britannique en vient à se demander s’il ne faudrait pas suspendre celle-ci temporairement, comme en temps de guerre. De nombreux politologues, historiens et philosophes font au contraire valoir que les régimes autoritaires ne sont pas plus aptes, sinon moins, que les démocraties libérales à prendre un tournant écologique et réorganiser leurs modes de production. Ces régimes ne permettent pas non plus l’émergence de mouvements sociaux capables de faire pression sur les gouvernements, alors que les conséquences de la crise deviennent perceptibles.
Recherche nouveau contrat social
Mais de fait, sans entrer dans une logique comparative, la crise écologique percute de plein fouet notre organisation politique moderne, qui doit maintenant faire face au temps long. Mais il ne s’agit pas, pour le philosophe Dominique Bourg, de renouer avec le temps long des sociétés traditionnelles – celui de la préparation des guerres ou de la planification à l’échelle de quelques décennies, voire de quelques siècles. Le temps long de la crise écologique est celui des sciences du vivant et du système Terre, autrement plus étendu et complexe, nécessitant de prendre en compte des évolutions imprévisibles du climat aussi bien que la réponse des écosystèmes et des espèces. La crise de la biodiversité, parent pauvre de la prise de conscience du dérèglement climatique, implique des échelles temporelles de plusieurs millions d’années.
Dès lors, « comment penser à cette échelle avec un bulletin de vote ? », s’interroge le philosophe. Le politologue Yves Sintomer soulève une difficulté supplémentaire : la crise écologique fait diverger intérêts de court terme et de long terme. « Prenons l’exemple de la construction des chemins de fer en Europe au XIXe siècle : elle répondait à un objectif de long terme, mais c’était aussi une occasion de faire des profits », explique le chercheur. Long terme et court terme pouvaient donc s’allier. « Aujourd’hui, la question écologique clive les deux en nous contraignant à une conversion des modes de production et de consommation, à l’opposé des intérêts de court terme de nombreux secteurs économiques. »
Pour corriger sa myopie, la démocratie peut-elle chausser de nouvelles lunettes ? Plusieurs propositions visant à inscrire l’action politique dans le temps long ont déjà émergé. La première d’entre elles consiste à représenter les générations futures au sein des institutions. Dès le XIXe siècle, des débats ont émergé sur l’opportunité de créer une deuxième chambre parlementaire qui représenterait un « intérêt social appréhendé dans la durée », remarque Pierre Rosanvallon. L’historien rappelle par exemple l’idée du philosophe Alfred Fouillée de créer un Sénat incarnant une « volonté nationale comprise de façon élargie, comme étant composée “d’encore plus d’hommes à naître que d’hommes déjà nés” ». Mais c’est le philosophe Hans Jonas qui, dans son célèbre Principe Responsabilité (1979), a théorisé la responsabilité des générations actuelles envers les générations futures, menacées par les conséquences néfastes des technologies modernes. Le penseur allemand y voyait là une « fiction » permettant d’assurer la permanence de la vie humaine. « Les citoyens de 2021 n’ont pas, si j’ose dire, le monopole du “peuple” : au nom de quel droit moral liquideraient-ils les possibilités de vie décente des futurs membres de la communauté civique ? », s’interroge aujourd’hui le philosophe Serge Audier.
Générations futures ou « démos » élargi ?
Les expériences concrètes visant à représenter les « générations futures » restent cependant peu nombreuses et peu abouties. La ville de Paris a par exemple créé en 2016 un « Conseil des générations futures », composé de représentants syndicaux, associatifs ou politiques, et de citoyens tirés au sort. Mais l’instance n’est que consultative. D’autres pays ont mis en place un ombudsman pour les générations futures, terme suédois signifiant « médiateur » ou « protecteur », et désignant une institution indépendante du gouvernement, chargée de défendre les citoyens, à l’image du Défenseur des droits en France. Cet ombudsman des générations futures peut prendre la forme d’un comité parlementaire, comme en Finlande depuis 1993, ou en Israël entre 2001 et 2006. Il peut aussi s’agir d’une personnalité nommée par l’exécutif ou par le Parlement, comme en Hongrie depuis 2008.
L’ombudsman hongrois a certes quelques petites victoires à son actif, comme d’avoir empêché l’installation d’une centrale électrique sur un site classé au patrimoine mondial, ou d’avoir préservé une banque génétique de plantes menacée par des coupes budgétaires. Mais, comme le Défenseur des droits français, ces « défenseurs des générations futures » disposent de pouvoirs peu étendus – ils peuvent émettre des recommandations ou diligenter des enquêtes – et d’une légitimité politique limitée. Plus généralement, l’idée de représenter les générations futures à travers une institution nouvelle se heurte à de nombreux obstacles théoriques et pratiques : qui pour les représenter ? Avec quelle légitimité ? Comment s’assurer que ces représentants sont fidèles à leur mandat ? Surtout, pour de nombreux observateurs, la focalisation politique sur les générations futures risque de s’effectuer au détriment des générations présentes les plus mal loties qui, sans être responsables de la crise écologique, en subissent déjà les conséquences. Dominique Bourg considère ainsi que désormais, « les menaces concernent les générations présentes et les suivantes, et non plus les générations futures ».
Une autre innovation institutionnelle est apparue plus récemment pour donner une place au temps long : représenter le reste du vivant, ou les « non-humains ». Au lieu de se projeter dans le temps et d’inclure les humains de demain dans la communauté politique pour faire valoir le « temps long », il s’agit cette fois d’élargir cette communauté aux autres « voix » de la Terre – espèces animales, végétales, écosystèmes – dont les « intérêts » se pensent à beaucoup plus long terme. À travers cet élargissement du « démos » (la communauté civique sur laquelle se fonde la démocratie), les grands équilibres écologiques seraient maintenus et l’habitabilité de la Terre préservée. Explorée par Bruno Latour à travers son « Parlement des choses », l’idée a été mise en pratique par un collectif d’artistes et de scientifiques qui ont imaginé un « Parlement de Loire » , où seraient représentés les intérêts des différentes composantes de l’écosystème de la Loire : poissons, algues, mais aussi masses d’eau et bancs de sable… Achevée en 2021, cette expérimentation n’est cependant qu’un exercice théorique, qui a soulevé pléthore d’interrogations sur la manière de représenter une aussi grande diversité de formes de vie (et de non-vie)…
Démocratie délibérative et tirage au sort
Malgré ces multiples difficultés pratiques, Yves Sintomer n’est pas effrayé par l’idée d’une représentation des générations futures ou du vivant, sans pour autant les intégrer à un démos élargi. « On accepte aujourd’hui que les intérêts des enfants soient représentés par leurs parents, ou qu’un proche représente une personne handicapée qui a perdu sa capacité de jugement », argue-t-il, en ajoutant que, « dans le cas des générations futures ou des non-humains, cette représentation ne peut être que pluraliste, les intérêts défendus n’étant pas homogènes ». Le politologue imagine ainsi une formule institutionnelle originale : plusieurs milliers de personnes seraient tirées au sort puis, pour chaque question à résoudre, une partie d’entre elles serait une nouvelle fois tirée au sort afin de discuter en assemblée de ces enjeux de long terme. Dominique Bourg a, pour sa part, théorisé dès 2011 dans son livre Pour une 6e République écologique une « Assemblée du long terme » – ou « Chambre du futur » – qui viendrait remplacer l’actuel Conseil économique, social et environnemental (CESE). Cette troisième chambre serait composée de personnalités qualifiées et de citoyens tirés au sort, qui pourraient proposer des textes de loi et disposeraient d’un droit de veto afin de rejeter les textes législatifs contraires aux intérêts de long terme.
Surtout, l’instance imaginée par le philosophe bénéficierait en permanence de l’éclairage scientifique d’un « Collège du long terme », composé d’experts reconnus. « Un fonctionnement proche de celui de la Convention citoyenne sur le climat, qui a permis d’instaurer un dialogue entre le peuple et le savoir », observe Dominique Bourg. Pour Mathilde Imer, membre du comité de gouvernance de la Convention chargé d’organiser son travail et de veiller à son indépendance, cette formation scientifique est essentielle pour appréhender le temps long. « Quand, lors de notre première session, la climatologue Valérie Masson-Delmotte a présenté aux 150 citoyens les données scientifiques sur le réchauffement, les trois quarts d’entre eux ont dit avoir pris une claque. Leur connaissance du sujet était représentative de celle de la société française – certains étaient même climatosceptiques – mais cet apprentissage a changé la donne », raconte-t-elle.
La Convention citoyenne sur le climat a, en outre, démontré les bénéfices du tirage au sort, estime Mathilde Imer : « Les 150 citoyens n’étaient pas tenus par un impératif de réélection ou par une discipline de parti, ils ont donc pu changer d’avis. » Pour Yves Sintomer, le fait que les propositions de la Convention soient « beaucoup plus ambitieuses que tout ce qui avait été proposé auparavant » a confirmé « l’intérêt de cantonner la démocratie électorale, sans l’abandonner ». Surtout, l’exercice démontre selon lui la nécessité de pérenniser ces innovations institutionnelles fondées sur le tirage au sort et sur le principe de démocratie délibérative, qui consiste à organiser une discussion argumentée entre citoyens avant toute prise de décision.
Autolimitation démocratique
Cette combinaison de démocratie délibérative et de tirage au sort est vue par ses promoteurs comme le complément idéal à la représentation traditionnelle et à la démocratie directe, à condition qu’elle soit constitutionnalisée, pour ne pas être soumise à l’arbitraire présidentiel, comme la Convention citoyenne sur le climat. Mathilde Imer préconise ainsi de pérenniser une chambre du long terme semblable à celle proposée par Dominique Bourg, et complétée par des conventions citoyennes ponctuelles, « par exemple pour prendre une décision sur la 5G ». Le tout encadré par de nouveaux principes constitutionnels, tels que ceux préconisés par le philosophe, comme le principe de finitude des ressources de la biosphère ou le principe de non-régression du droit de l’environnement (la protection de l’environnement ne peut faire l’objet que d’une « amélioration »).
Pour certains élus ou observateurs, notamment dans le camp conservateur, donner de tels pouvoirs à des citoyens tirés au sort ou constitutionnaliser des principes écologiques apparaît comme une limite inacceptable à la souveraineté du Parlement. Comment une assemblée non élue pourrait-elle opposer son veto aux représentants élus du peuple ? Cette défiance, qui s’est manifestée contre la Convention citoyenne pour le climat, illustre l’opposition entre deux visions de la démocratie. Comme le rappelle Yves Sintomer dans Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours (La Découverte, 2011), une première conception, moderne, est basée sur l’élection de représentants, qui détiennent ensuite un monopole de la représentation. Une seconde conception défend l’idée que la représentation ne se résume pas à l’élection, et rappelle que le tirage au sort était central dans la démocratie athénienne, et l’est longtemps resté dans la tradition républicaine.
En outre, rappelle Dominique Bourg, « la démocratie s’est toujours autolimitée » et a toujours opposé au pouvoir des représentants élus des contre-pouvoirs, issus eux aussi de la légitimité démocratique. Avant lui, le philosophe Cornelius Castoriadis avait pensé cette « autolimitation » comme constitutive de la démocratie. L’idée du théoricien franco-grec est la suivante : si la démocratie s’institue elle-même, qu’elle est autonome, alors les limitations qu’elle s’impose ne sont que les manifestations de sa propre liberté, jamais la contrainte d’un pouvoir supérieur dit « hétéronome » (Dieu, la tradition, le Marché…). Ainsi, recourir à des formes institutionnelles originales et non fondées sur l’élection (ici le tirage au sort pour incarner le temps long) est un « pouvoir d’empêcher » issu de la démocratie elle-même, aussi légitime que le pouvoir législatif élu ou exécutif (dont les ministres ne sont d’ailleurs ni élus, ni nécessairement choisis au sein du personnel de l’hémicycle). « Il faut abandonner cette idée, héritée de la monarchie de droit divin, d’une figure unique incarnant la volonté générale, prêche Yves Sintomer, et organiser la conflictualité entre différentes légitimités démocratiques, qu’elles soient institutionnelles ou judiciaires, qu’elles incarnent le présent, le futur, les humains ou le reste du vivant. »
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