Dans l’arrière-pays des Alpes-de-Haute-Provence, une colline trace des chemins hors du temps. Ici, pas de salaire, pas de lois écrites ni de propriété privée. Nous sommes à Longo Maï, 290 hectares de champs et de pâturages sertis d’une roche dorée par le soleil, où s’activent une centaine d’utopistes qui partagent tous leurs repas et un idéal entretenu depuis bientôt cinquante ans. Aux accents qui s’entremêlent, on devine des Allemands, des Autrichiens, des Suisses, des Italiens, des Anglais sous les cheveux grisonnants… Anarchistes pour la plupart, ils ont, dès les années 1970, tourné le dos aux mouvements sociaux citadins pour vivre leur révolution champêtre.
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Ainsi émerge Longo Maï. C’est probablement ce que se sont dit ces quelques jeunes en investissant les terres laissées en friche aux abords de Limans et que leur avait dégotées Pierre Pellegrin, le berger de Jean Giono, achetées pour 450 000 francs de l’époque. L’an prochain, ils célébreront le demi-siècle d’existence de cette communauté coopérative, qui réunit désormais plus de 250 Longo-Maïens répartis sur une dizaine de sites, en France, Allemagne, Suisse, Autriche, mais aussi en Ukraine et au Costa Rica.
Des vignes de la Cabrery aux moutons et brebis de Limans en passant par la Filature de Chantemerle, les différentes coopératives de Longo Maï produisent une part conséquente de ce qu’ils consomment. Outre cette économie de subsistance, la vente sur les marchés contribue au financement des travaux et voyages.
Au commencement, en juillet 1973, ils n’étaient qu’une vingtaine, des jeunes citadins, majoritairement issus de familles plutôt aisées et de deux groupuscules gauchistes : Spartakus, des marxistes-révolutionnaires autrichiens, et Hydra, des anarcho-syndicalistes suisses, poussés par le vent de Mai 68. « Nous avons commencé à lire les utopistes du XIXe siècle, entre autres Charles Fourier et, lors d’une discussion, l’idée de Longo Maï est née. Le chômage pointait à l’horizon, il y avait de moins en moins de perspectives. Au lieu de monter sur des barricades, nous voulions réaliser nous-mêmes une forme d’utopie sociale », témoignait Albert, l’un des pionniers, dans un ouvrage qui retrace leurs premiers pas.
« De nombreux jeunes ne voyaient que deux possibilités pour exprimer leur refus de la société : la consommation de drogues ou une sympathie plus ou moins active avec le terrorisme. Ces formes d’autodestruction permettaient, dans le discours officiel, de criminaliser tous les jeunes révoltés. Les médias ont tenté de dire qu’il y avait des liens entre Hydra et Baader-Meinhof. Nous, nous voulions de l’espace pour développer notre révolte », raconte Sissel, aussi parmi les pionnières et aujourd’hui apicultrice à Longo Maï. Une fois cet espace tout trouvé dans un arrière-pays provençal alors quasi désertique, les fondateurs visent plusieurs objectifs : « mettre en pratique leur idée d’une vie juste ; ne pas établir de coupure, au quotidien, entre travail professionnel, vie privée et engagement politique ; lier théorie et pratique ; refuser le salariat ; atteindre l’autosubsistance, non pour se couper du monde mais pour se donner les moyens d’agir sur lui »…
Des patrons en papier
Les débuts sont très durs. « Il n’y avait rien ici, seulement trois fermes en ruine, abandonnées depuis 1934, que nous avons reconstruites à l’identique », raconte Jacques, accoudé aux murs massifs du moulin sur lequel il veille depuis plus de quarante ans. Difficile d’imaginer l’étendue désertique des débuts lorsque, partout où nos yeux se posent, s’active un Longo-Maïen. En cette journée de printemps, Julia est chargée du binage. Pas de labour ni de tracteur, mais des chevaux ardennais attelés qui posent minutieusement leurs sabots entre les rangs des cultures pour aérer les couches supérieures de la terre afin que l’eau y pénètre mieux. Quelques centaines de mètres plus loin, Bertrand (lire notre portrait p.112) fabrique des chaises dans une menuiserie aux outils sans âge, qu’il occupe depuis une dizaine d’années. Les escaliers de la salle commune de la ferme principale, Grange Neuve, ont aussi été bâtis entre ces murs.
Sur les 50 hectares de culture maraîchère et céréalière de Longo Maï, l’usage de machines lourdes et tracteurs est très limité. Le binage, qui permet une économie d’arrosage en cassant la croûte supérieure de la terre, s’effectue ici avec l'aide de chevaux ardennais.
En contrebas, Eva tisse et coud des pulls, écharpes et bonnets avec la laine des moutons qui pâturent un peu plus loin. « On a quand même des patrons en papier, les seuls patrons qu’on aime », ironise-t-elle en exposant les différents modèles qui servent à tracer le contour des vêtements. En effet, ici, pas de hiérarchie, pas de salaire, pas non plus de minimas sociaux. « On ne veut pas de travail salarié, mais on travaille. Ce refus du RSA vient aussi d’un certain esprit d’indépendance. » Une indépendance toute relative, puisque le budget des fermes est alimenté par trois sources : les recettes provenant de la vente (pain et vin distribués sur les marchés locaux par la coopérative de la Cabrery, dans le Luberon, moutons de Limans, vêtements en laine à la filature de Chantemerle…), quelques subventions (notamment pour Radio Zinzine) et, enfin et surtout, les dons.
Dès les origines, c’est une quête en Suisse qui permit aux pionniers d’acquérir leurs premiers lopins de terre. Encore aujourd’hui, les donations régulières permettent la construction de bâtiments, l’achat de matériaux et le soutien politique à d’autres initiatives. « Je crois qu’on est toujours dépendants d’une manière ou d’une autre. En Suisse, les dons individuels sont beaucoup plus normalisés, et cela n’a pas du tout la même implication pour nous que des subventions d’État. Les donateurs viennent voir ce qu’on fait, deviennent des amis », justifie Nick.
Pour autant, aller vers un système économique de subsistance, aussi autonome que possible, reste à l’ordre du jour. Les besoins pécuniaires individuels sont quant à eux modiques, puisque chaque Longo-Maïen dispose de 70 euros d’argent de poche mensuel, complétés à la demande en cas de dépenses particulières, lors de réunions dédiées. « Notre fonctionnement fait qu’on a rarement besoin d’argent. Le plus gros foyer de dépenses individuelles reste les voyages. Mais globalement, le besoin d’ailleurs s’exprime autrement, on va voir des initiatives qui nous intéressent ou participer à des bourses aux semences », explique Martina.
Agriculture locale et pensée internationaliste
En fin d’après-midi, Julie, installée à Longo Maï depuis quelques mois, arrose soigneusement les jeunes pousses alignées sous la serre. « Comme on n’est pas une entreprise, on peut prendre le temps d’observer, d’expérimenter… Chacun fait les choses à sa manière, on s’échange des conseils, le but n’est pas d’aller au plus rentable », se réjouit la jeune femme. En serpentant d’un secteur d’activité à l’autre entre les trois corps de ferme de la coopérative de Limans, on découvre des dizaines d’habitations, dont aucune n’est pareille à l’autre.
Pierre de taille, brique de terre, paille, tasseaux de bois, certaines comme neuves et d’autres pour le moins branlantes… « On a eu pas mal de visites d’architectes venus d’un peu partout, qui nous ont transmis leurs savoirs, ce qui donne ce joyeux mélange entre constructions traditionnelles et toutes ces expérimentations. Malgré ça, il y a encore des gens qui vivent dans des structures vétustes, dans des caravanes… On a du travail, surtout que nous sommes plus de 30 à approcher les 70 ans, certains vont perdre en mobilité », commente Nick, caressant chaque construction d’un regard de connaisseur. Son passe-temps : construire des murs en pierre sèche, c’est-à-dire non taillée, qui« seront encore là bien après nous et laisseront un héritage dans le paysage ». Tandis que le soleil poursuit sa descente entre les amandiers du verger, les champs se vident de leurs travailleurs qui rejoignent la salle commune, d’où s’échappe déjà le fumet d’énormes marmites de viandes, légumes et céréales.
Lors de l’installation des pionniers en 1973 sur cette colline aux abords de Forcalquier, il n’y restait que des ruines. Aujourd’hui, trois fermes et des dizaines d’habitations en tasseaux de bois, briques de terre, paille, pierre de taille servent à loger les 150 Longo-Maïens.
Dans le brouhaha de la ferme centrale nommée Grange Neuve, Max remplit les assiettes de deux fillettes qui gambadent entre les tables en bois massif. Sa compagne est partie pour quelques jours rejoindre un autre collectif, celui de l’espace autogéré des Tanneries, à Dijon, afin d’y suivre une formation de premiers secours. « Pour la cuisine, on s’inscrit sur un tableau. La plupart des activités se sont sectorisées au fil du temps, en fonction des préférences et compétences de chacun, sauf le ménage et la nourriture », explique t-il.Après le dîner, ceux qui le souhaitent seront invités à participer à une discussion autour du second tour de l’élection présidentielle, bien que nombre d’entre eux ne disposent pas du droit de vote. « On est beaucoup ici à n’avoir jamais eu de travail salarié, de voiture, ni même loué un appartement… Les enjeux des débats peuvent nous sembler très lointains », témoigne Nick.
Détourné de la politique, Longo Maï ? Loin de là ! « C’est plutôt une histoire d’échelle, la nôtre est à la fois locale et internationale. L’internationalisme fait partie de nos valeurs fondatrices, on est tous venus de différents pays d’Europe, à un moment de l’histoire où ce n’était pas du tout une évidence. Dans les années 1970, on a soutenu les dockers anglais, les mineurs belges, les Chiliens qui fuyaient Pinochet, accueilli des Kurdes… Maintenant, il y a même une fromagerie Longo Maï en Ukraine et une coopérative au Costa Rica », égrène-t-il.
« Ça prend un temps fou, de vivre ensemble »
C’est aussi dans la Grange Neuve qu’ont lieu les réunions du dimanche, pilier de l’horizontalité longo-maïenne. De toute leur histoire collective, il n’y a jamais eu ni de vote ni de règle écrite. Leur botte secrète : « ne pas compter le temps, se réunir encore et toujours, pendant des heures, par secteur d’activité, par maisonnée, aussi souvent et aussi longtemps que nécessaire », explique Martina, tantôt collectionneuse de semences venues du monde entier, tantôt derrière les platines de Radio Zinzine.
S’il y a de quoi saluer cette organisation non hiérarchique réunissant plusieurs centaines de personnes, ce n’est pas non plus tous les jours la parfaite idylle. « Il y a des problématiques qui reviennent régulièrement et auxquelles on ne trouve pas de solution. Par exemple, l’accueil : est-ce qu’on veut être plus ouverts ? Pour certains, c’est le cœur du projet, de faire découvrir, de former. Et une nécessité pour pallier le vieillissement qui nous guette… Pour d’autres, c’est beaucoup plus important de développer les activités. Et ce n’est pas toujours compatible. Le compromis, pour l’instant, c’est d’éviter d’avoir des gens qui passent pour trois ou quatre jours, c’est plutôt minimum trois semaines. Mais ça exclut certains et on en connaît qui sont venus pour deux jours et vivent ici depuis quarante ans », nuance Martina.
Malgré la grande patience et la capacité collective au compromis, elle ne cache pas les difficultés qu’implique cette forme d’autogestion, les disputes inévitables et claquements de porte, parfois définitifs. Pourtant, contrairement aux autres utopies d’une vie en commun qui ont émergé à la même époque, Longo Maï dure encore. « On a la grande chance d’avoir une dizaine de lieux. En cas de conflit interpersonnel, on peut s’éloigner d’une des coopératives sans pour autant quitter l’aventure », complète Nick.
L’enjeu parfois conflictuel du juste milieu entre le développement des activités de subsistance et la participation à la vie politique extérieure, par l’accueil comme par le lien entretenu avec d’autres luttes, demeure un permanent débat. « Nos enfants nous ont reproché de ne pas assez nous engager, auprès de Notre-Dame-des-Landes entre autres, se souvient Nick. Il peut y avoir une forme d’inertie, ça prend un temps fou de vivre ensemble. » Ces enfants de Longo Maï qu’il évoque – 250 à être nés sur place, soit assez pour permettre la réouverture de l’école de Limans, où ils ont tous été scolarisés – suivent des chemins assez hétéroclites.
Si certains, eux-mêmes engagés dans des luttes plus radicales (à Tarnac notamment), bousculent leurs géniteurs, d’autres ont à l’inverse choisi des voies bien plus citadines et traditionnelles, à rebours de leurs parents. Plusieurs d’entre eux, dans la lignée des pionniers, essaiment l’esprit Longo Maï au sein d’initiatives voisines. C’est le cas d’Arthur, membre de la Caillasse, réseau de maraîchage et de distribution alimentaire allant de Marseille à Briançon, qui bénéficie des conseils, appuis matériels et financiers des Longo-Maïens. « Au fond, je crois que c’est ce que l’on souhaite le plus : transmettre à d’autres l’envie de prendre des chemins de traverse, en leur montrant par notre existence que c’est possible, et leur donnerun coup de pouce matériel grâce à ce qu’on a déjà bâti », analyse Martina.
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