Lors de son discours sur l’état de l’Union du 4 février 2020, Donald Trump annonçait que les États-Unis avaient atteint l’indépendance énergétique, en plus d’être le premier producteur mondial de pétrole. Pour la première fois depuis le milieu du XXème siècle, la production d’énergie américaine a en effet dépassé la consommation. Le locataire de la Maison Blanche ne s’est pas privé de présenter ce fait comme le résultat de ses efforts de dérégulation qui ont permis de supprimer nombre de normes mises en place après l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique en 2010. En réalité, cet évènement géopolitique est surtout la conséquence de la hausse spectaculaire de la production d’hydrocarbures “non-conventionnels”, en particulier le pétrole de schiste et le gaz de schiste.
Rappelons de quoi il retourne. Contrairement au pétrole et au gaz classique, ces matières fossiles n’ont pas atteint de réservoirs poreux et sont restés prisonniers dans des roches-mères imperméables. Pour extraire ces réserves, il est nécessaire de briser la roche grâce à la technique de la fracturation hydraulique, qui consiste à injecter un mélange d’eau pressurisée, de sable et de produits chimiques. Si cette technologie a été expérimentée dès la fin des années 1940, ces ressources naturelles n’ont suscité guère d’intérêt jusqu’aux années 1980 car leur coût d’extraction était prohibitif pour l’époque. Les chocs pétroliers ravivent alors l’intérêt du gouvernement américain pour le gaz et le pétrole de schiste, qui décide de soutenir la filière par des exemptions d’impôts, des partenariats public-privé et des subventions.
Le pétrole de moins en moins attractif
Il faut attendre le milieu des années 2000 pour voir la production décoller de façon spectaculaire : de 37 milliards de mètres cubes en 2007, elle atteint 624 milliards en 2018, soit près de 17 fois plus! Ce développement considérable s’explique par l’intérêt des entreprises pétrolières confrontées à la raréfaction de réserves conventionnelles facilement exploitables, tandis que la forte hausse des prix du pétrole rend l'exploitation rentable.
Les présidents américains successifs, de Georges W. Bush à Donald Trump en passant par Barack Obama, encouragent cette industrie pourvoyeuse de nombreux emplois bien rémunérés dans des zones délaissées comme le Dakota du Nord et y voient la possibilité de se désengager du bourbier que constitue le Moyen-Orient. En réalité, les États-Unis ne peuvent pas véritablement se passer d’importations de combustibles étrangers car les raffineries américaines ne sont pas conçues pour traiter des volumes aussi élevés d’hydrocarbures légers et pauvres en soufre, ce qui les conduit à les exporter vers l’étranger.
Une industrie très court-termiste
L’essor spectaculaire de la production pourrait toutefois être de courte durée. La productivité des forages diminue en réalité très rapidement après leur mise en service : une étude de 2019 basée sur les données de 93% des forages estime que la production d’un puit décline de 78% (pour le gaz) à 87% (pour le pétrole, plus lourd et donc plus difficile à récupérer) trois ans après leur mise en service.
Jusqu’à présent, les compagnies pétrolières ont réussi à augmenter leur productivité en jouant la carte du gigantisme : les tuyaux sont en moyenne 44% plus en plus longs en 2018 qu’en 2012, les injections d’eau par puit ont augmenté de 252% sur la même période et les additifs utilisés sont de plus en plus élaborés.
Mais l’effondrement des quantités extraites oblige à forer en permanence de nouveaux puits pour maintenir la production. En 2018, 70% des investissements dans le pétrole de schiste et 90% pour le gaz ont seulement servi à maintenir le volume de production. La multiplication des puits sur le même réservoir engendre d’ailleurs de nouvelles baisses de productivité, selon les analystes de la banque d’investissement Raymond James & Associates, qui évoquent “une chute de la production plus forte que prévue à cause de puits qui se cannibalisent les uns les autres”. Lorsque nous interrogeons Nick Cunningham, ancien analyste en sécurité énergétique et spécialiste des marchés de l’énergie, sur la longévité du boom de production, il se montre pessimiste : “la croissance de la production d'hydrocarbures de schiste n’est pas soutenable. Elle ralentissait déjà, et il est prévu qu’elle se réduise à zéro d’ici quelques années.”
Vue aérienne d'une zone de forage de schiste. Simon Fraser University
L’heure du “peak shale”?
Contrairement à l’industrie pétrolière classique, qui a des rendements stables sur de longues périodes et peut largement s’autofinancer, l’exploitation des hydrocarbures de schiste nécessite continuellement d’énormes apports de capitaux, même pour seulement maintenir son niveau de production. En 2018, seules 7 entreprises sur les 29 qui exploitent les schistes aux États-Unis ont eu des revenus supérieurs aux dépenses engendrées par l’exploitation et les dividendes versés aux actionnaires.
Autre bombe à retardement : l’endettement. Durant la dernière décennie, ce sont près de 200 milliards de dollars qui ont été dépensés dans le secteur des hydrocarbures de schiste. Les taux d’intérêt ayant été particulièrement bas ces dernières années, les entreprises ont accumulé des montagnes de dettes. Jusqu’à présent, les investisseurs se sont montrés plutôt conciliants car ils y voyaient une industrie d’avenir, mais il semble que leur patience arrive à son terme et ils exigent désormais le versement de leurs dividendes.
Pour que l’exploitation des pétroles et gaz de schiste soit rentable, il faut que le baril de pétrole soit suffisamment cher, au minimum au-dessus des 40 dollars. Or, l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) et la Russie se livrent actuellement une guerre des prix en refusant de réduire leur production afin de maintenir leurs parts de marché. Cette situation s’est déjà produite de 2014 à 2016, quand le baril coûtait en moyenne environ 45 dollars (contre le double les années précédentes), et avait fragilisé les producteurs d’hydrocarbures de schiste. Vient aujourd'hui s’ajouter la pandémie de coronavirus qui stoppe des pans entiers de l'économie mondiale. Le lundi 9 mars 2020, le prix du baril a dévissé de 26%, la plus forte baisse en une journée depuis près de 30 ans. En un mois seulement, les prix ont été divisés par deux, alors qu’ils avoisinnaient les 50 dollars fin février.
Avec des prix du baril à peine au-dessus de 20 dollars (24,3 dollars le 24 mars), Nick Cunningham prévoit des faillites en séries : “Depuis 2015, il y a déjà eu plus de 200 banqueroutes de producteurs de schiste en Amérique du Nord. Une vague de dettes contractées durant la dernière période de faible prix du baril (2014-2016) arrive d’ailleurs à échéance cette année. Des faillites allaient de toute façon avoir lieu, mais elles seront encore plus nombreuses avec le coronavirus et la guerre des prix.” L’administration Trump semble d’ores et déjà se préparer à venir en aide à ce secteur stratégique afin d’éviter des licenciements massifs en année électorale.
Et maintenant ?
“Le boom des schistes aux États-Unis aura finalement été un phénomène assez temporaire, rendu possible par le faible coût du crédit et des montagnes de capitaux investis depuis la crise financière de 2009. Dans l’ensemble, l’industrie du gaz de schiste n’a jamais réellement été rentable. Avec le crash des cours, il devient clair que ses heures de gloire sont derrière elle”, estime Nick Cunningham. Certes, la production ne va pas nécessairement décroître immédiatement, mais son essor semble terminé et le déclin proche.
Les conséquences seront lourdes : ce sont 2,1 millions d’emplois sur les 9,8 millions de l’industrie pétrolière américaine qui sont potentiellement menacés, tandis que le renchérissement du prix de l’énergie aura également des incidences sur le budget des ménages américains au mode de vie ultra-énergivore.
Qu’adviendra-t-il des zones qui auront été forées ? Dans quelques années, il est probable que les petites communes isolées ayant connu un boom soudain et spectaculaire retombent dans l’oubli : sans les salariés du pétrole aux gros salaires, motels, supermarchés et services en tous genres mettront la clé sous la porte.
Côté environnemental, la multiplication des puits, souvent proches les uns des autres, aura créé des paysages de derricks à perte de vue, reliés par des chemins de terre qui défigurent totalement les milieux naturels, comme en attestent des images satellites. Les nappes phréatiques risquent par ailleurs d’avoir été totalement vidées pour alimenter l’insatiable appétit de la fracturation hydraulique, ou bien polluées par cette industrie et impropres à tout usage. La terre, craquelée sous sa surface, risque également de remuer et causer des séismes. “Lorsque le dernier arbre aura été coupé, le dernier poisson pêché et la dernière rivière polluée, quand respirer l’air sera écoeurant, vous vous rendrez compte, trop tard, que vous ne pouvez pas manger de l’argent”, disait un célèbre proverbe amérindien...
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