Bêtes à plumes

Dans la fabrique des discours politiques

Illustrations : Mathilde Aubier

Où sont passés les allocutions lyriques, les discours vibrants, les laïus enfiévrés ? Monocorde et insipide, noyée sous les éléments de langage, la prise de parole politique semble, élection après élection, s’uniformiser. Qu’en disent les plumes, à qui les politiques confient traditionnellement la tâche d’écrire leurs discours ? Si certaines expliquent cet appauvrissement de l’art de parler par une dépolitisation croissante, d’autres voient dans cette neutralité d’apparat une stratégie visant à naturaliser la pensée néolibérale.

Ancienne plume macroniste, Hervé* a fini par se lasser d’écrire des discours politi­ques à tout-va. Était-il ­seulement convaincu ? « Disons plutôt que je me suis laissé convaincre », élude-t-il. Une fois son champion élu en mai 2017, sa collaboration ne fait pas long feu. Trois semaines seulement après la prise de fonction d’Emmanuel ­Macron, Le Monde révèle que le jeune président projette d’intégrer certains dispositifs de l’état d’urgence dans le droit commun. ­Hervé le trouve déjà « trop à droite » et tire sa révérence. Sans rancune. Il ne voulait pas, de toute façon, faire carrière en politique. Au moins s’est-il payé le luxe d’appuyer lui-même sur le bouton du siège éjectable. « Vous êtes un ­Kleenex, si vous ne convenez pas vous êtes débarqué dans l’instant, déballe ­Benjamin ­Djiane, plume de ­Manuel ­Valls de 2012 à 2017. C’est un contrat de ­cabinet, donc assez précaire et fondé sur la confiance. Si le politique estime qu’elle est brisée, il peut couper court à tout moment. » 

Article issu de notre numéro 45 “Sensure". Disponible sur notre boutique.


Quand on lui demande comment il est devenu plume de l’ancien ministre de l’Intérieur (2012-2014) et Premier ministre (2014-2016), Benjamin Djiane se marre : « Oh ! C’est une longue dégringolade ! » En reprenant son sérieux, il évoque son parcours militant chez les socialistes. Un beau jour, il tombe sur « quelqu’un qui connaît quelqu’un qui cherche quelqu’un » et candidate pour une mission relevant quasiment de la schizophrénie, « celle d’écrire à la place d’une autre personne ». Une tâche qui nécessite aussi une certaine « prétention », précise la plume. S’ensuivront cinq années à noircir des pages, à peaufiner des tournures, à raturer celles qui tombent à plat, à griffonner dans l’urgence sous les lampes de bureau de Beauvau, puis de ­Matignon. Les nuits sont courtes : il faut pouvoir rebondir sur les événements qui rythment l’actualité et qui, parfois, l’engloutissent – comme lors des attentats de 2015. Puis Manuel Valls échoue à la primaire socialiste en janvier 2017. C’est le clap de fin pour ­Benjamin ­Djiane, qui fondera, deux ans plus tard, sa propre « agence de plume », bien décidé à ­valoriser son expérience auprès de l’ancien ministre.

Inflation des discours

À l’image de leurs plumes, une grande partie des discours restent eux aussi dans l’ombre, et demeurent confidentiels : remises de décorations, inaugurations, déplacements officiels, hommages, vœux à un corps professionnel, adresses à un syndicat... On est souvent loin du décorum de l’esplanade du Louvre – là où ­Emmanuel ­Macron, le soir de sa victoire à l’élection présidentielle, avait choisi de s’adresser aux Français. D’autant que ces discours secondaires, qui ne s’adressent pas au peuple français dans sa globalité, ont tendance à se multiplier. ­Michaël ­Moreau, auteur de Les plumes du pouvoir (Plon, 2020), a passé deux ans à enquêter auprès de ceux qui fabriquent les discours politiques, et a tenu les comptes : « On est passé de 67 discours présidentiels par an sous De Gaulle, à plus de 200 aujourd’hui. » 

Cette inflation entraîne quelques couacs. À l’époque du Petit Journal, Yann ­Barthès et son équipe avaient montré que ­Sarkozy s’était auto-plagié en 2009 : l’ancien président avait récité un discours à des agriculteurs qu’il avait déjà prononcé plusieurs mois plus tôt. En 2017, ­Marine ­Le ­Pen a, elle aussi, été prise en flagrant délit de copier-coller lors de l’entre-deux-tours. L’affaire est un chouia plus problématique : de larges pans de sa tirade sur les frontières françaises, écrite par l’énarque et ancien frontiste ­Paul-­Marie ­Coûteaux, se sont retrouvés quelques jours plus tôt dans la bouche de son adversaire, ­François ­Fillon, qui en était le premier bénéficiaire. Un « clin d’œil assumé », s’est défendue l’équipe de campagne de la candidate du Front national. Ou un gros coup d’œil sur la copie du voisin.

Parler sur tout (et n’importe quoi)

Sophia Chikirou, directrice de la communication de Jean-Luc ­Mélenchon à l’occasion de la dernière présidentielle, estime que les discours les plus sujets à tomber dans la facilité sont ceux prononcés devant un public « d’entre-soi ». Une situation où il est aisé de glisser de la connivence à la complaisance, jusqu’à « égrener les éléments de langage qui sont comme des codes entre gens d’accord entre eux ». À force de parler sur tout et sur n’importe quoi, le politique ne risque-t-il pas, lui-même, de dire n’importe quoi ? « Oui », tranche sans hésitation ­Gaspard ­Gantzer. Le quarantenaire connaît bien cet écueil, puisqu’il a supervisé la stratégie de communication de ­François ­Hollande de 2014 à 2017 et qu’il a vu, à de nombreuses reprises, le président de la République ruiner ses efforts.

Aujourd’hui « consultant indépendant », l’ancien conseiller de ­l’Élysée est formel : « Il y a trop de discours. Un homme politique passe sa vie à parler, de sorte qu’on ne retient souvent plus grand-chose. Les discours sont souvent trop longs et répétitifs. Les mots semblent usés. Or, les meilleurs discours sont les plus courts, les plus simples, ceux où quelques mots suffisent à retenir l’attention. » L’ancien candidat à la mairie de Paris cite, en exemple, l’incontournable « I have a dream » de ­Martin Luther King. S’il ne prend la parole que quelques minutes, le pasteur américain marque son temps en se reposant « sur une magistrale épiphore, une scansion politique unique », et prouve par la même manière que des mots peuvent changer l’histoire.

Car c’est souvent à l’aune de leurs (bons) mots que la postérité des hommes et des femmes politiques se construit. Ou à leur aide qu’ils remportent des victoires électorales. Un beau discours « peut être décisif, abonde ­Sophia ­Chikirou, le candidat monte sur scène pour être jugé. C’est un moment de mise à nu pour le candidat. On va évaluer son art oratoire, sa capacité à ­capter l’attention et à donner vie à son projet. » Lors d’une bataille électorale, il permet de se présenter aux électeurs. Et aussi de créer un personnage, capable de séduire un électorat. « Il va alimenter le storytelling [la mise en récit du candidat, ndlr]. Qui ? Où ? Quoi ? Comment ? Ce sont les questions auxquelles le discours doit répon­dre à chaque fois qu’il est prononcé », conseille la communicante qui, en plus d’avoir coordonné la campagne de Jean-Luc Mélenchon, a suivi de près celle de l’Américain Bernie Sanders, en 2016.

Punchlines

Reste à trouver la bonne « punchline », ou le bon élément de langage qui captera l’attention des médias et des citoyens. « Je n’aime pas l’expression “éléments de langage” qui renvoit à un formatage de la pensée, nuance ­Gaspard Gantzer. Je préfère parler d’angles, de relief. Le rôle du communicant est de réfléchir à la réception du message, de voir ce qui peut faire mouche dans l’opinion publique. » Ces petites piqûres rhétoriques permettent alors de donner de l’écho, de surligner un passage important du discours, lequel dure parfois plusieurs heures. À chaque politicien son discours marquant, ancré dans les mémoires par la petite phrase que tout le monde a retenu : De Gaulle et son « Je vous ai compris ! », le 4 juin 1958 à Alger ; André ­Malraux et son « Entre ici, Jean Moulin », devant le Panthéon en 1964 ; ­François ­Mitterrand et son « Je crois aux forces de l’esprit » lors de ses vœux aux Français en janvier 1995 ; dans un autre registre : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » de ­Nicolas ­Sarkozy, en 2007 à Dakar ; ou encore « Mon ennemi, c’est la finance » de ­François ­Hollande, lors de son discours du Bourget, en 2012.

Gainé dans des tweets de 280 caractères, le tranchant du discours politique scandé depuis un promontoire n’est-il pas en passe de s’émousser ? À l’heure de l’économie de l’attention, reste-t-il une place pour les longues palabres ? Ne vaut-il mieux pas faire court et simple, plutôt que long et compliqué ? ­Michaël ­Moreau a recueilli les confidences de François Hollande à ce sujet. Et l’ancien président n’est pas de cet avis : « “Un discours, ça reste”, m’a-t-il répondu. Les prises de parole sont encore un pouvoir détenu et usé par le président, au cours desquelles il peut déployer son sens de la formule. Sur ce point, ­François Hollande est plutôt bien doté. Et 240 caractères ne suffiront jamais à remplacer les meetings ou les discours dramatiques... »

Si les allocutions « traditionnelles » restent dans les mémoires, c’est aussi parce qu’elles demeurent des moments privilégiés pour les annonces. Particulièrement lorsque le politique est en campagne, confirme Hervé. « Le discours devient alors un moment important : celui où se cristallisent les débats internes et au cours duquel l’homme politique impose sa marque. S’il annonce une mesure, celle-ci s’inscrit immédiatement dans le programme. C’est aussi pour ça que ces annonces sont si importantes : elles viennent graver dans le marbre une volonté politique. » Revers de la médaille : les homélies non respectées peuvent se retourner contre leur locuteur. L’esprit du Bourget n’a, par exemple, pas donné lieu aux changements annoncés et a hanté François Hollande tout au long de son quinquennat.

La lutte pour l’accès au discours

Constamment sur la sellette, les plumes doivent aussi composer avec une multi­tude de seconds couteaux, en lutte permanente pour apporter leur touche à la version finale. Pendant l’élection pré­sidentielle, Hervé n’a jamais eu les coudées franches : « Ce sont des textes écrits à plusieurs mains. Une quinzaine de personnes interviennent : la femme du candidat, les conseillers en communication, le meilleur ami, les techniciens... La plume, son travail véritable, c’est de rendre ça cohérent. Il faut bien le reconnaître : c’est souvent un peu chiant, car tout le monde veut mettre son grain de sel. » Rares sont les politiciens qui écrivent leurs discours seuls. Michaël Moreau cite Jean-Luc ­Mélenchon, réputé pour sa graphomanie et pour être l’un des seuls à les élaborer à sa sauce. « Mais ce n’est pas possible pour un ­président ou un Premier ministre : ils n’ont pas le temps de tout écrire ! Pour eux, c’est parfois l’usine à discours », nuance le journaliste. 

Toutes les plumes l’assurent : elles ne sont souvent là que pour vulgariser une pensée et les fiches transmises par les conseillers techniques et sont donc cantonnées au rang de simple exécutant. La fonction a alors tout du numéro d’équilibriste : ménager les égos de chacun, ne pas dévoyer la technicité du sujet tout en le rendant digeste pour le commun des mortels. « Préparer une allocution passe par des consultations de différentes parties ­prenantes d’un sujet, donc ça peut être large », confirme ­Michaël ­Moreau. La virtuosité d’une plume se déploie alors dans sa capacité à s’approprier les mots et la gymnastique intellectuelle du politicien pour le mettre suffisamment à l’aise – jusqu’à, parfois, qu’il se détache de sa fiche, et se laisse porter par son inspiration.

Se faire oublier en somme – au risque de finir court-circuité. Durant la dernière campagne présidentielle, ­Alexandre ­Thébault était chargé de communication à Sens ­Commun, le mouvement de la droite conservatrice des Répu­blicains. Il assure ne jamais avoir fait acte de lobbying auprès de la plume de François Fillon dont il ne se souvient, d’ailleurs, même plus du nom. Pas besoin d’y aller avec ses gros sabots, selon lui : « On fournissait nos notes, nos fiches de synthèse ou nos recommandations directement auprès de François Fillon, se souvient-il. On espérait que ça infuse dans ses discours, et on peut dire que ça a été une réussite ! ». « Parfois, les think tanks proposent des textes déjà écrits aux hommes et aux femmes politiques, évoque Michaël Moreau. Le ­discours donne une direction, donc il est important de les influencer. Ces actes de lobbying viennent parfois de personnalités politiques. ­François ­Bayrou relisait les discours ­d’Emmanuel Macron sur la fin de la campagne. Cela peut avoir une incidence sur les annonces qui sont faites. »

Beaucoup de mots, peu d’idéologie ?

À en croire Hervé, les plumes ne portent aucune responsabilité dans la disparition des grands marqueurs idéo­logiques dans les discours politiques : « Elles s’adaptent à l’époque et à la désidéologisation des débats », se défend-il. Aujourd’hui, on ne trouve guère plus que Nathalie Arthaud (Lutte ouvrière) ou Philippe Poutou (NPA) pour assumer de parler de « bourgeoisie », de « lutte des classes » et de « capitalisme ». Malgré le fait d’avoir officié auprès ­d’Emmanuel ­Macron, ­Hervé regrette que le vocabulaire socialiste soit passé de mode et que s’y soit substitué une vulgate techno­cratique, parlant de « croissance », de « compétitivité » et d’« innovation ». Benjamin Djiane confirme la faiblesse idéologique des discours politiques du xxie siècle, même s’il nuance, en évoquant le fossé qui, en la matière, sépare un Jean-Luc ­Mélenchon d’un Jean ­Castex. 

Nicolas Framont, sociologue, rédacteur en chef du magazine Frustration et co-auteur, avec ­Selim ­Derkaoui, de La Guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie (Le Passager clandestin, 2020), met en garde sur cette décrue idéologique en trompe-l’œil : « C’est tout le contraire, les discours sont davantage idéologiques aujourd’hui qu’ils ne l’étaient par le passé. Au sens premier, l’idéologie c’est une pensée politique qui ne se dévoile pas comme telle. » Et les mots de la Macronie, ­Nicolas ­Framont les connaît bien. Pour la France insoumise, il a été chargé de rédiger des fiches sur les interventions du président de la République. L’exercice se révèle plus ardu que prévu : les propos du candidat d’En Marche confinent bien souvent à un encéphalogramme plat. « Après cette expérience, j’ai travaillé pour des syndicats d’entreprise, ajoute-t-il. Et le langage du patronat était le même que celui du macronisme : des termes managériaux qui sonnent creux et qui visent à effacer la conflictualité. »

Mais derrière ce vide apparent se cache un risque encore plus grand : la croyance dans la neutralité du voca­bulaire libéral, qui tente de s’imposer comme la norme. Raphaël Llorca, doctorant en philosophie du langage à l’EHESS, a planché sur ce sujet et en a tiré le livre La marque Macron. Désillusions du Neutre (aux éditions de L’Aube), à paraître le 8 avril. Il rappelle que le discours est une porte d’entrée vers la compréhension d’une pensée politique, « la pointe émergée de l’iceberg », selon ses propres mots. Quels termes ressortent du discours macroniste ? « “Renouvellement”, trans­for­­mation” et projet”, des termes dépolitisés, sans grandes charges politiques. À ­l’inverse, nation et peuple sont sous-utilisés. » En délaissant les mots traditionnellement employés par le personnel politique, ­Emmanuel ­Macron cherche à prouver qu’il dépasse le clivage gauche/droite avec sa rhétorique du « Nouveau Monde », par opposition à un « Ancien Monde », forcément ringard et caduc.

Une façon de s’imposer comme une évidence pour Raphaël Llorca, qui cite Bourdieu, selon lequel la neutralité « travaille à annuler la politique dans un discours politique dépolitisé ». Le piège : naturaliser le discours libéral et le faire passer comme allant de soi. ­Hervé en arrive à la même conclusion : « Les discours d’Emmanuel Macron ne sont pas vraiment désidéologisés. Il se prétend sans idéologie, alors qu’il ne l’est pas du tout. Il emprunte ses mots à la société civile, au champ économique, bref en dehors du champ politique traditionnel. Sous couvert de pragmatisme, il disperse un discours libéral. » Faire passer le libéralisme pour naturel et allant de soi, c’est aussi ça son projet.

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