En 1974, René Dumont a été le premier écologiste à se présenter à une élection présidentielle en France, et même dans le monde. Dans son ouvrage de référence, dont le titre L’Utopie ou la mort ! a été repris comme son slogan de campagne, il en appelait à orienter l’économie des pays développés, par étapes successives, vers une « croissance zéro ». Il s’inspirait alors du rapport Meadows, paru en 1972, sur les limites de la croissance, qui avait été commandé par le club de Rome, un groupe de réflexion composé d’industriels, de scientifiques et de hauts fonctionnaires.
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Concluant au risque d’effondrement en cas de poursuite de la croissance, il promouvait la recherche d’un « état stationnaire » de l’économie. Il citait en cela l’économiste britannique John Stuart Mill qui écrivait déjà en 1857 : « Il n’est pas nécessaire de faire observer que l’état stationnaire de la population et de la richesse n’implique pas l’immobilité du progrès humain. Il resterait autant d’espace que jamais pour toutes sortes de culture intellectuelle et de progrès moraux et sociaux ; autant de place pour améliorer l’art de vivre et plus de probabilité de le voir amélioré. »
Une bifurcation manquée
Ce rapport a suscité une importante polémique en France, notamment à la suite de la divulgation de la lettre Mansholt1 par Georges Marchais, l’emblématique secrétaire général du Parti communiste. Il accusait le nouveau président de la Commission européenne de préparer une « Europe de la misère et de la régression économique ». Reprenant les conclusions du rapport Meadows, Sicco Mansholt proposait en effet d’abandonner « la recherche d’une croissance maximale » pour « sauvegarder l’équilibre écologique et […] réserver aux générations futures des sources d’énergie suffisantes ». Dans un entretien au Nouvel Observateur, il est même allé plus loin en n’évoquant plus seulement une « croissance zéro » mais bien une « croissance en dessous de zéro ».
Cela impliquait pour Mansholt de changer de boussole, donc de remplacer le produit national brut (PNB) par une « utilité nationale brute » (UNB), mais aussi de mettre en œuvre une économie planifiée pour changer de système de production. Dans ce texte, antérieur à sa prise de fonction, il proposait une série de mesures concernant l’instauration de certificats de production, une fiscalité verte, la durabilité des biens de consommation, la régulation de l’accès aux biens et services essentiels, ou la recherche en faveur d’une économie circulaire. Considérant que ce plan se traduirait par « un net recul du bien-être matériel par habitant et par une limitation de leur utilisation des biens », il proposait de le compenser par une politique redistributive favorisant l’« épanouissement intellectuel et culturel2 ».
Aujourd’hui encore, il y a un verrou chez les dirigeants politiques. Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, déclarait par exemple il y a quelques mois : « Croissance et climat sont compatibles ! Je ne crois pas à l’idéologie de la décroissance et je la combattrai. »
Faute de soutien, ce plan est cependant resté lettre morte. Si le premier Sommet de la Terre, qui a eu lieu la même année à Stockholm, a proclamé que nous n’avons qu’« une seule Terre » et été à l’origine de la création du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), il a également été marqué par les divisions entre le Nord et le Sud autour de la question du développement, mais aussi entre l’Ouest et l’Est en pleine guerre du Vietnam. En France, le ministère de l’Environnement, créé en 1971, s’est révélé être un « ministère de l’impossible » de l’aveu même de son principal occupant, Robert Poujade, tandis que René Dumont n’a recueilli que 1,31 % des voix à l’élection présidentielle trois ans plus tard.
Cette bifurcation manquée amène Dominique Méda à conclure que « nous avons bel et bien perdu cinquante ans ». Aujourd’hui encore, il y a un verrou chez les dirigeants politiques. Bruno Le Maire, alors ministre de l’Économie, déclarait par exemple il y a quelques mois : « Croissance et climat sont compatibles ! Je ne crois pas à l’idéologie de la décroissance et je la combattrai. »
Des leçons pour aujourd’hui
C’est un scénario à la Don’t Look Up qui s’est déroulé depuis cinquante ans, sauf qu’au lieu d’une comète, c’est le réchauffement climatique qui a imposé sa réalité. Mais que se serait-il passé si les lanceurs d’alerte avaient été entendus, si René Dumont avait été élu à la présidence de la République pour mettre en place son utopie écologique ?
Les limites planétaires n’auraient probablement pas été dépassées. Nous aurions eu le temps de développer une culture de la sobriété qui sache différencier l’essentiel du superflu. Nous aurions changé d’indicateurs et redirigé nos entreprises et nos politiques publiques vers de nouveaux objectifs. Une grande partie de nos énergies fossiles seraient restées dans le sol et nous aurions focalisé toute notre force d’innovation pour circulariser notre usage des matériaux tout en protégeant notre biodiversité. Nous aurions appris à prospérer sans croissance comme dans la fiction Écotopia d’Ernest Callenbach (1975).
Mais nous ne l’avons pas fait. Commençons donc par tirer les enseignements de l’histoire, si nous ne voulons pas perdre cinquante ans de plus. Deux leçons nous paraissent essentielles. Force est de constater d’abord que la critique du plan Mansholt portait sur ses effets sociaux. Certes, Sicco Mansholt, comme René Dumont après lui, était soucieux des problèmes de justice sociale, tant entre les classes sociales qu’entre les pays du Sud et ceux du Nord. Mais il était difficile de faire entendre l’idée d’une prospérité sans croissance alors que le discours dominant la mesurait à l’époque, et toujours aujourd’hui, en points de PIB.
Pour y parvenir, nous devons penser l’économie autrement. Mais nous n’avons pas à tout réinventer, car il existe déjà une alternative à l’économie capitaliste de croissance.
Dans un rapport qui vient de paraître, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter lire notre entretien, souligne qu’« il faut abandonner le croissancisme, mirage qui nous empêche de renoncer à des modes de fonctionnement économiques qui, outre qu’ils sont inefficaces et trop gourmands en ressources, ne répondent pas aux besoins essentiels des personnes pauvres ». Il remarque ainsi que la loi d’Okun, selon laquelle il existe une relation entre le taux de croissance du PIB et la variation du taux de chômage, est de plus en plus battue en brèche. En outre, la croissance économique peut s’accompagner à la fois d’une croissance des inégalités sociales et de la marchandisation des services (santé, éducation, etc.), ce qui a pour conséquence de produire de l’exclusion sociale3.
La critique du plan Mansholt soulevait également un problème démocratique. Le plan était conçu et devait être porté par une instance supranationale alors que le Parlement européen n’était pas encore élu au suffrage universel direct. Il apparaissait alors comme l’instrument d’une perte de souveraineté des peuples.
Aujourd’hui encore, cette question démocratique reste centrale s’agissant des politiques de transition écologique. C’est ce qu’a parfaitement illustré le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019, à la suite de l’augmentation de la taxe carbone sur les carburants. L’anticipation de ses effets, socialement différenciés, a suscité un large mouvement de protestation, dont le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) a constitué la principale revendication.
Le président de la République y a réagi par l’organisation d’un grand débat national, suivi d’une convention citoyenne pour le climat. Mais, revenant sur sa promesse d’une reprise « sans filtre » des propositions issues de la Convention citoyenne dans la loi climat et résilience, il a accentué plutôt qu’atténué les tensions entre écologie et démocratie. Plus récemment, c’est aussi une augmentation des taxes sur les carburants, cette fois le gazole non routier, qui a provoqué la colère des agriculteurs et agricultrices, et les a amenés à critiquer les normes environnementales exigées par l’Union européenne.
L’économie sociale et solidaire : un contre-mouvement
Nous concevons la décroissance comme une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. La décroissance n’est pas le projet, mais le trajet vers la post-croissance : une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble, et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance4.
Pour y parvenir, nous devons penser l’économie autrement. Mais nous n’avons pas à tout réinventer, car il existe déjà une alternative à l’économie capitaliste de croissance. Dans un ouvrage devenu classique, l’économiste austro-hongrois Karl Polanyi décrivait en 1944 un « double mouvement » qui traverse nos sociétés5 : un mouvement libéral pro-capitaliste en faveur de la marchandisation et un contre-mouvement social et politique visant à protéger certains secteurs des logiques de marché. Le premier mouvement veut placer l’organisation du social sous l’égide de l’économique, alors que le second lutte pour l’exact contraire : une régulation démocratique des marchés pour le bien commun. De ce rapport de forces résulte la place des marchés dans l’économie, qui se retrouvent plus ou moins « encastrés » dans des normes juridiques ou sociales.
L’économie sociale et solidaire (ESS) est un contre-mouvement économique, une sorte d’économie du futur réellement existante.
L’économie sociale et solidaire (ESS) est un contre-mouvement économique, une sorte d’économie du futur réellement existante. On pourrait la qualifier d’« utopie réelle » selon les mots du sociologue américain marxiste Erik Olin Wright, c’est-à-dire un ensemble d’idéaux, d’objectifs et de dispositifs institutionnels favorisant le changement social. Il en appelait à une stratégie d’« érosion du capitalisme » reposant sur une association « des stratégies par le bas, issues de la société civile, de résistance et de fuite, à des stratégies par le haut, mises en œuvre par l’État, de domestication et de démantèlement6 ».
C’est donc au sein du contre-mouvement de la société, à partir de l’articulation de l’action de l’État et de la société civile, notamment de l’économie sociale et solidaire, qu’une économie post-croissance et post-capitaliste peut émerger. En inscrivant au cœur de son modèle la réponse à des besoins sociaux plutôt que la recherche de profit, elle contribue à ancrer la production dans les territoires et à la démocratiser. L’économie est alors régie par un mode de coordination fondé sur le principe de la coopération7, plutôt que de la concurrence. Aujourd’hui, l’économie sociale et solidaire se retrouve ainsi au cœur des grands chantiers de la transition, que ce soient les énergies renouvelables, les mobilités alternatives, l’alimentation durable, le réemploi solidaire, etc.8
Mais l’économie sociale et solidaire n’est pas dépourvue d’ambivalences. Après-guerre, elle est devenue un « moteur auxiliaire de la croissance fordiste9 ». Elle a par exemple favorisé l’accès à la consommation de masse et au crédit, le productivisme agricole, l’industrialisation, l’urbanisation, etc., en traitant en même temps l’intégration au marché et la prise en charge du social. L’économie peut être réencastrée dans la société sans l’être dans la nature. Aujourd’hui, l’économie sociale et solidaire est confrontée à un phénomène de banalisation, qui conduit certaines de ses franges à perdre leurs spécificités.
Cela se retrouve particulièrement dans le secteur financier, dans les mutuelles comme dans les banques coopératives, chez les coopératives de commerçants ou les coopératives agricoles où les modèles productivistes persistent. Mais on l’observe même dans le monde associatif (action sociale, éducation populaire, etc.), qui est de plus en plus instrumentalisé pour produire des services à la population au détriment de ses dynamiques citoyennes. Malgré ces pressions du capitalisme, l’ESS reste aujourd’hui notre meilleur plan B, à la fois pour organiser la transition et pour assurer le fonctionnement à long terme d’une économie qui ne serait plus régie par les diktats du grand capital et par ses pulsions de croissance.
La force de l’ESS réside dans sa capacité d’expérimentation qui, au fil des années, a produit plusieurs initiatives visionnaires. Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) constituent un exemple d’entreprises à la gouvernance participative, émancipées des impératifs à la lucrativité, qui définissent leur raison d’agir et leurs conditions de travail de manière démocratique. Les monnaies locales permettent, elles, de relocaliser la production et la consommation tout en les rendant plus responsables, à l’exemple de l’Eusko dans le Pays basque qui est la plus importante monnaie locale d’Europe.
Les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) donnent un cadre territorial pour limiter l’usage des ressources naturelles tout en s’assurant qu’elles soient équitablement partagées. Les entreprises solidaires d’utilité sociale (ESUS) plafonnent les salaires à sept fois le smic pour éviter le creusement des inégalités. Ces initiatives ont en commun de préférer la capacité à satisfaire des besoins réels dans les territoires à la croissance des profits.
Propositions pour éroder le capitalisme
Décroître, d’accord, mais comment ? Dans une revue systématique de la littérature, un groupe de chercheurs a identifié les dix leviers d’action les plus fréquemment cités comme instruments de décroissance10. On y retrouve le revenu de base, la réduction du temps de travail, la garantie de l’emploi, le plafonnement des revenus, les quotas d’extraction de ressources naturelles, les coopératives, les forums délibératifs (conventions citoyennes, etc.), les communs ou les écovillages. L’économie sociale et solidaire n’a pas réponse à tout, mais force est de constater qu’elle est pionnière dans beaucoup de ces domaines. Et si notre meilleure stratégie de décroissance consistait à d’abord faire des initiatives de l’ESS la norme ?
La force de l’ESS réside dans sa capacité d’expérimentation qui, au fil des années, a produit plusieurs initiatives visionnaires.
Cette stratégie de conversion de l’économie à l’ESS doit s’appuyer sur un ensemble de mesures stratégiques qui permette de renverser la situation actuelle pour faire de l’ESS le principal système économique en France. Nous en proposons cinq ici, qui concernent les profits des entreprises, les décisions d’investissement, la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, le travail et l’usage raisonné des ressources naturelles.
Des limites à la lucrativité des entreprises
L’entreprise à but lucratif est un moteur de croissance. Pour pouvoir prospérer sans croissance, il faut pouvoir planifier la production, donc rompre avec la course aux profits. La loi Pacte permet déjà aux entreprises de se transformer en société à mission, c’est-à-dire de se doter d’une « raison d’être ». Pour aller au-delà des déclarations d’intentions, l’étape suivante consisterait à changer le statut légal des entreprises ainsi que leur comptabilité pour faire en sorte que les performances financières ne puissent jamais se faire au détriment des objectifs sociaux et environnementaux.
Un point de bascule serait franchi si des statuts aujourd’hui minoritaires comme les sociétés coopératives et participatives (Scop) et les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) devenaient majoritaires en France. Il faudrait en priorité faire sortir de la logique des profits les secteurs essentiels de l’énergie, l’éducation, la santé, la petite enfance, le grand âge – songeons au scandale Orpea dans les Ehpad –, le logement, etc. L’État pourrait encourager la transformation des entreprises en coopératives à travers des incitations fiscales et des fonds de conversion, et y prendre des parts de capital pour inventer une nouvelle forme d’action publique coopérative dans laquelle les citoyens et citoyennes trouvent leur place.
Une autogestion citoyenne de l’investissement
« Produire moins, partager plus, décider ensemble11 », écrit Yves-Marie Abraham pour résumer son programme de décroissance. Pour permettre une sobriété radicale, nous avons besoin d’une démocratie économique qui sache faire la différence entre l’essentiel et le superflu, non seulement dans la manière dont nous consommons (la simplicité volontaire) mais aussi concernant nos investissements. Nous ne pouvons pas construire une économie du bien commun si les décisions d’investissements ne sont prises par les actionnaires.
On pourrait s’inspirer du plan Meidner proposé par le syndicat social-démocrate en Suède dans les années 1970. Il consistait alors à obliger les entreprises à transférer une part de leurs bénéfices sous forme d’actions à un fonds national détenu par les travailleurs, ce qui aurait permis à ceux-ci de prendre progressivement le contrôle de leurs entreprises. Nous pourrions aussi mettre en place un mécanisme de « sécurité économique et sociale », comme le propose Benoît Borrits12. La mutualisation d’une partie des revenus de production permettrait un accès plus équitable à l’investissement.
L’État pourrait encourager la transformation des entreprises en coopératives à travers des incitations fiscales et des fonds de conversion, et y prendre des parts de capital pour inventer une nouvelle forme d’action publique coopérative.
Plus radicalement, il faudrait aussi changer la façon dont la monnaie vient à être créée dans l’économie. Au lieu d’octroyer le privilège de création monétaire, et donc le pouvoir de fléchage de l’investissement, à des banques commerciales, l’État pourrait, comme le propose l’économiste et haut fonctionnaire Nicolas Dufrêne, restaurer un service publique du crédit et de la monnaie en donnant la capacité à la banque centrale de créer une certaine quantité de monnaie libre de dette qui serait mise à disposition d’un fonds national dédié à la transition écologique et sociale13.
Un pouvoir de vivre minimum
À cette transformation des structures collectives doit s’ajouter une garantie d’autonomie. Celle-ci reposerait d’abord sur un revenu minimum garanti visant à sécuriser les ressources des plus pauvres14, auquel pourrait être associé l’accès à des services de base, comme l’alimentation, à travers des versements en monnaie locale. Ce serait ainsi un outil à la fois de lutte contre la pauvreté et d’émancipation vis-à-vis des sphères marchandisées de l’existence. Ces « dotations inconditionnelles d’autonomie15 », comme les appelle Vincent Liegey, sont une condition essentielle pour pouvoir entreprendre de grandes transformations économiques tout en protégeant les plus vulnérables, en garantissant le maintien d’un certain pouvoir de vivre.
Démarchandiser le travail, c’est laisser une société décider de manière autonome de comment utiliser son temps et faire naître une nouvelle culture du post-travail.
D’autres biens ou services essentiels devraient être fournis. Pour assurer l’accès à tous à un logement décent, il faudrait encadrer les loyers et le prix du foncier, mais aussi développer les logements sociaux et les baux réels solidaires qui permettent à des ménages modestes d’accéder à la propriété du bâti, qui est distingué du foncier. Pour permettre aux usagers d’abandonner leurs voitures, il faudrait généraliser la gratuité sociale des transports locaux16, un mécanisme déjà en place dans une quarantaine de territoires en France, et développer les mobilités alternatives (vélo, autopartage, covoiturage, etc.).
Une garantie de l’emploi utile
Depuis des décennies, le discours capitaliste joue la carte du chantage à l’emploi pour ralentir les efforts de transition. Impossible de produire moins car cela viendrait générer du chômage. Cette inquiétude disparaîtrait avec la mise en place d’une garantie locale de l’emploi, comme celle actuellement expérimentée dans les 75 territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD). Chaque territoire se verrait doté d’une coopérative d’emploi, qui viendrait identifier les besoins de la communauté et recenser les compétences des personnes privées d’emploi avec l’objectif de créer des activités utiles et porteuses d’emplois décents.
Le capitalisme et son « marché » du travail hiérarchisent les activités en fonction de leur retour sur investissement, laissant de côté une diversité de métiers essentiels pour le bien-être et le vivre-ensemble. Démarchandiser le travail17, c’est laisser une société décider de manière autonome de comment utiliser son temps et faire naître une nouvelle culture du post-travail18. Cela commence par une large réduction du temps alloué à l’emploi salarié. Le temps libéré pourrait ainsi être réparti entre des loisirs, eux aussi démarchandisés grâce aux associations et aux coopératives, et les nombreuses tâches nécessaires à la reproduction sociale : organisation politique, éducation, aide et soin, etc.
Des mécanismes de rationnement convivial
Le capitalisme alloue les ressources naturelles par les prix. C’est un mécanisme qui non seulement ne limite pas l’usage des ressources, mais tend à rendre leur distribution inégalitaire. On ne pourra pas faire décroître une économie équitablement sans des protocoles de partage plus justes et démocratiques.
Fortes d’une longue expérience, les initiatives de l’ESS sont aujourd’hui notre meilleur laboratoire pour inventer l’économie du futur.
Le politologue Paul Ariès parle de la « gratuité de l’usage et [du] renchérissement du mésusage19 ». Il s’agit de faciliter l’accès à l’eau pour boire, se laver, cuisiner et autres usages indispensables, et limiter les activités moins essentielles comme le remplissage de piscines, le lavage de voitures et l’arrosage de gazon. C’est déjà le cas dans plusieurs villes, dont Dunkerque depuis 2012 : la grille tarifaire de l’eau est divisée en trois tranches selon les volumes de consommation. On pourrait appliquer le même système aux vols en avion avec l’introduction d’un « frequent flyer levy » (« numéro de grand voyageur »), une taxe progressive sur les billets en fonction de la quantité de déplacements.
Limites à la lucrativité, autogestion de l’investissement, pouvoir de vivre, garantie de l’emploi, rationnement convivial… Visant à remplacer l’économie des profits par une économie des besoins, l’économie sociale et solidaire porte en elle les graines d’une économie post-capitaliste et post-croissance. Fortes d’une longue expérience, les initiatives de l’ESS sont aujourd’hui notre meilleur laboratoire pour inventer l’économie du futur. Il va maintenant falloir la muscler afin qu’elle puisse pleinement jouer son rôle d’alternative.
Sources
1. Le travailliste néerlandais Sicco Mansholt a été commissaire européen chargé de l’Agriculture (1958-1972) puis président de la Commission européenne (1972-1973).
2. Sicco Mansholt, préface de Dominique Méda, La Lettre Mansholt, 1972, Les Petits Matins, 2023.
3. Olivier De Schutter, Éliminer la pauvreté en regardant au-delà de la croissance, rapport du rapporteur spécial sur les droits humains et l’extrême pauvreté, Assemblée générale des Nations Unies, 18 juin-12 juillet 2024.
4. Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Seuil, 2022.
5. Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 2009.
6. Erik Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, La Découverte, 2020.
7. Éloi Laurent, Coopérer et se faire confiance, Rue de l’Échiquier, 2024.
8. Timothée Duverger, L’Économie sociale et solidaire, La Découverte, 2023.
9. Danièle Demoustier, L’Économie sociale et solidaire, La Découverte, 2003.
10. Nick Fitzpatrick et al., « Exploring degrowth policy proposals », Journal of Cleaner Production, 10 septembre 2022.
11. Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini, Écosociété, 2020.
12. Benoît Borrits, Au-delà de la propriété, La Découverte, 2018.
13. Nicolas Dufrêne, La Dette au XXIe siècle, Odile Jacob, 2023.
14. Marc Wolf, Pour une garantie de revenu réellement universelle. Une approche pragmatique, rapport publié avec la Fondation Jean-Jaurès, avril 2024.
15. Vincent Liegey et al., Un projet de décroissance, Utopia, 2013.
16. Observatoire des villes du transport gratuit, La Gratuité des transports, Le Bord de l’eau, 2022.
17. Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Dominique Méda, Le Manifeste travail, Seuil, 2020.
18. Céline Marty, Travailler moins pour vivre mieux, Dunod, 2021.
19. Paul Ariès, Gratuité vs capitalisme, Larousse, 2018.
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