Entretien et luttes

Riposte Alimentaire « Nous sommes la dernière génération de l’ancien monde, la première du nouveau »

La Joconde éclaboussée de soupe, des mains collées au bitume d’une autoroute, des rencontres sportives et culturelles interrompues par des militants et militantes martelant l’urgence climatique. Derrière ces actions médiatiques, qui divisent autant l’opinion que les militants écologistes, il y a Dernière Rénovation, devenue Riposte Alimentaire. Ce collectif mise sur la résistance civile et ses actions spectaculaires pour mettre en lumière les travaux des scientifiques. Entretien avec Rachel et Till, tous deux militants de Riposte Alimentaire.

En quoi consiste Riposte Alimentaire ?

Rachel Riposte Alimentaire est une campagne de résistance civile portée par un groupe de personnes avec une revendication: mettre en place la Sécurité sociale de l’alimentation durable (SSA). Quand on aura obtenu victoire, cette campagne disparaîtra pour devenir autre chose. Nous menons des actions qui enfreignent la loi pour induire un rapport de force et médiatiser une revendication.

Till On fait partie du réseau «A22» (pour «avril 2022», date à laquelle ont eu lieu les premières actions menées par le réseau, ndlr), qui compte plusieurs campagnes à l’international et tisse des liens avec, entre autres, Extinction Rebellion un peu partout dans le monde. L’idée: choisir une revendication et mettre le paquet dessus.

Entretien issu de notre numéro 64 « Peut-on échapper à l'emprise numérique ? ». En kiosque, librairie et sur notre boutique.

Pourquoi avoir opéré un changement de revendication, de la rénovation énergétique à la Sécurité sociale de l’alimentation ?

R La campagne Dernière Rénovation s’est arrêtée parce que nous avons obtenu du gouvernement une augmentation du budget pour la rénovation thermique des bâtiments de 1,6 milliard d’euros. Si cette enveloppe a été réduite d’un bon milliard par la suite – avec la coupe de 10 milliards d’euros des services publics – nos actions ont fait une différence: avec notre campagne, le sujet de la rénovation thermique a occupé quatre fois plus d’espace médiatique.

Comment fonctionne la Sécurité sociale de l’alimentation ?

R L’idée est d’élargir la Sécurité sociale au secteur de l’alimentation, en créant une carte Vitale sur laquelle toutes les personnes bénéficieraient de 150 euros par mois pour acheter des produits conventionnés, choisis démocratiquement par des assemblées citoyennes, avec un financement par cotisations et des caisses locales pour rémunérer les producteurs locaux. Ce système doit aussi permettre aux agriculteurs de ne plus mourir de leur travail. Il existe déjà plein de SSA en France. Nous aimerions que l’État favorise davantage son développement. 

« On n’est pas là pour se faire aimer, le but c’est qu’on parle du fond et pas de la forme. »

T Il y a trois piliers: l’universalité, que ce soit accessible à tous; le conventionnement démocratique, que les citoyens et citoyennes choisissent ce qu’il y a dans leur assiette; et le financement par cotisations, pour garantir l’autonomie du projet vis-à-vis des pouvoirs publics. C’est ça, la démocratie alimentaire. Avec du dialogue, nous devrions logiquement tendre vers un conventionnement de produits biologiques et durables, en faveur de l’intérêt général. 

À l’échelle nationale, est-ce une revendication réaliste ?

R Si cela peut sembler utopiste ou déconnecté de la réalité, il faut rappeler comment a commencé la Sécurité sociale: l’idée est née d’initiatives dans les usines, portées par des travailleurs et travailleuses qui s’organisaient entre eux pour cotiser, et cela a fonctionné! Maintenant, on ne s’imagine plus vivre sans en France et notre système est envié par d’autres pays.


Vos modes d’action sont spectaculaires, médiatisés, comment les choisissez-vous ?

R Nos actions peuvent être très spectaculaires car elles ont pour but d’être médiatiques, comme l’intervention au Louvre ou durant Roland-Garros. Mais notre mode d’action principal reste les blocages de routes, qui ont permis de nous faire connaître. Notre crédo: des actions répétées et faciles à mettre en place, qu’on peut réaliser partout et très perturbatrices.

T On est prêts à prendre des risques à la hauteur des enjeux. On n’est pas là pour se faire aimer, le but c’est qu’on parle du fond et pas de la forme.

Quelles sont vos inspirations ?

R Cette façon de penser la résistance civile à travers des actions répétées nous vient des Freedom Riders (un groupe de militants des droits civiques qui dénoncaient dans les années 1960 la ségrégation dans les transports aux États-Unis, ndlr). Au début, ils étaient treize à prendre un bus pour se rendre dans les États les plus racistes en signe de contestation, puis le double, le quadruple… et ce, malgré une répression énorme. Sur les actions médiatiques, il y a aussi les actions spectaculaires des suffragettes. On ne réinvente rien. La résistance marche, a fait ses preuves à de multiples reprises. On s’en inspire pour obtenir des victoires.

T En termes de stratégie d’action, nous puisons également dans la théorie du changement. On veut sortir les gens d’un certain fatalisme, les mettre en mouvement et les remettre au cœur du débat. Ce qu’on fait c’est de la politique concrètement. On n’a pas besoin de lire les 800 pages du rapport du Giec ou d’être expert pour se mouvoir avec notre indignation et nos émotions, et inspirer en retour un maximum de gens.

Vous définissez-vous comme un instrument médiatique au service de ces causes ?

R Depuis des décennies, les chercheurs nous alertent sur l’état du monde, proposent des solutions, mais personne ne les écoute… Alors on passe à la résistance civile. Dernière Rénovation a permis à laFondation Abbé-Pierre d’être un relais de la campagne, car son action passe par moins radicale. Act Up et Aides bossaient de la même manière.

T Les liens avec des partenaires comme la Fondation Abbé Pierre ou encore le Réseau Action Climat sont très importants. On est complémentaires : des experts travaillent dessus, puis nous, nous contribuons à médiatiser le sujet.

Vos modes d’action ne plaisent pas à tout le monde. Ne craignez-vous pas de braquer une partie de la population et qu’in fine, la forme prenne le dessus sur le fond ?

R Nous jouons, mine de rien, le jeu des médias. Quand on jette de la soupe sur la vitre de protection de La Joconde, nous sommes invités sur les plateaux, mais lorsqu’on bloque une route ou qu’on s’assoit devant l’Assemblée nationale en ne bloquant aucun usager, personne n’en parle. Alors, à qui la faute ? Qui nous incite à faire ce type d’actions ? Si les médias relaient à ce point un jet de soupe au lieu de traiter ses sujets en profondeur, c’est qu’il y a un problème. Nous en sommes conscients. Et lorsqu’on bloque des usagers, c’est embêtant pour tout le monde, notamment pour les militants qui se retrouvent ensuite en garde à vue ! Ces actions ne visent pas les personnes, mais il ne nous reste que ce moyen d’action. 

T C’est aussi parce que nous avons conscience d’être privilégiés qu’on se permet ce type d’actions. D’ailleurs, il y a énormément de personnes privilégiées qui ont les mêmes infos que nous mais ne passent pas à l’action. Ce n’est pas pour les culpabiliser mais pour leur faire prendre conscience qu’elles ont un pouvoir d’agir et de faire de la politique.


Quitte à être critiqués, envisagez-vous d’aller plus loin, avec du sabotage par exemple ?

R Ce n’est pas quelque chose qu’on envisage prochainement. On espère ne pas avoir à passer à un mode d’action supérieur en termes d’infractions.

T Pour l’instant, nous privilégions la perturbation non violente. Les Soulèvements de la Terre ou Extinction Rebellion ont développé un autre type de lutte, parfois à visage couvert. Ces moyens de lutter sont complémentaires. Si nous sommes à visage découvert, c’est pour rendre la lutte plus accessible, mais nous ne savons pas comment cela peut évoluer. C’est à nous de réfléchir à une stratégie efficace tout en respectant les personnes engagées.

Quelles sont les limites de la résistance civile aujourd’hui selon vous ?

R La limite la plus dangereuse, c’est la répression, qu’elle passe par les violences policières ou par des condamnations et des amendes. Pour faire avancer la jurisprudence sur l’état de nécessité et sur la liberté d’expression, nous avons une stratégie juridique, mais est-ce qu’on aura des avancées sur cet aspect avant qu’on soit tous fauchés ou en prison ? Ça, c’est une autre affaire. 

T On s’inscrit dans un écosystème de luttes. Le mouvement pour les retraites, les émeutes à la suite de la mort de Nahel, les révoltes agricoles… Le soulèvement populaire massif se fera aussi en fonction de cet écosystème.

Cet hiver, les agriculteurs ont eux aussi bloqué les routes, sous l’œil bien plus tolérant du gouvernement et de la population. Comment réagissez-vous à ce deux poids deux mesures ?

T Diviser pour mieux régner est une stratégie du gouvernement. Le soutien aux agriculteurs n’est pas étonnant : ils nous nourrissent ! De manière générale, les écologistes ne sont pas soutenus par la population et je pense que les agriculteurs font plus peur que nous. Le rapport de force n’est pas le même. Pourtant, nous sommes dans le même camp. On veut recréer le lien rompu entre producteurs et consommateurs, à cause de l’agro-industrie et de la grande distribution. D’ailleurs, nous ne sommes pas seuls. Des agriculteurs nous soutiennent et soutiennent la SSA.

R Nous sommes des alliés naturels. On ne veut pas tomber dans une confrontation qui n’a pas lieu d’être. On soutient cette lutte et on la comprend.

En France, vous comptez 35 procès passés ou à venir et plus de 700 heures de garde à vue. Votre mode d’action, en plus d’être spectaculaire, est risqué, dangereux, voire traumatisant. Comment gérez-vous ces risques ?

R Nous avons mis en place plusieurs formations pour s’y préparer : apprendre à faire le poids mort1, parler de ses craintes, se connecter avec d’autres personnes qui vivent la même chose… Dans le cas des actions les plus violentes, nous avons recours à des soins et nous accompagnons ensuite les militants et militantes victimes de violences, notamment policières, pour porter plainte ou saisir la défenseure des droits.

T Il y a un côté sacrificiel. En général, les personnes qui s’engagent ont fait un cheminement et sont prêtes à le faire. Ces actions peuvent être traumatisantes mais ce qui nous attend l’est d’autant plus. Dans quelques années, on dira : « Tu as fait de la prison parce que tu as jeté de la soupe sur une vitre », et on rira sûrement jaune. 

La clé de votre action s’appuie sur le discours très alarmiste et le ressort de l’angoisse d’un futur un peu apocalyptique… 

R On dit que nous sommes la dernière génération de l’ancien monde, mais aussi, la première du nouveau ! Notre discours est quand même optimiste. Je ne serais pas ici, à Paris, à faire de la résistance civile si je ne l’étais pas. 

T On propose quelque chose : on est pour la rénovation, pour la SSA. Le problème, c’est que tout est fait dans notre quotidien pour qu’on ne pense pas aux changements climatiques. Ce qui est dangereux, c’est de ne pas être alarmiste ! Dans leur ton, les rapports du Giec essaient de ne pas être trop alarmistes, mais ils parlent de plus en plus de décroissance. La frilosité des décideurs sur ce sujet est mensongère, voire criminelle. La catastrophe est déjà là. Il faut avoir l’humilité de le reconnaître, et se mettre en action. 

1. Technique de résistance non violente utilisée lors d’actions militantes qui consiste à rester immobile et complètement détendu lorsque les forces de l’ordre tentent de vous déplacer ou de vous arrêter. 

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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