Consommation de masse

Le droit à la réparation contre le productivisme et l'obsolescence

Illustration : Stefan Glerum

La consommation de masse a introduit progressivement dans notre quotidien une quantité d’objets. Si leur renouvellement systématique a été érigé en norme pour faire perdurer le productivisme, des associations luttent aujourd’hui pour faire reconnaître un véritable droit à la réparation.

Réparer plutôt que racheter, telle devrait être la maxime d’une société plus sobre. Or, le capitalisme industriel, plutôt que de favoriser la réparation, encourage le renouvellement incessant des objets qui nous entourent. En France, le droit s’est penché tardivement sur la question de la réparabilité. À partir de 2015, l’obsolescence programmée – soit « l’ensemble des techniques par lesquelles un metteur sur le marché vise à réduire délibérément la durée de vie d’un produit pour en augmenter le taux de remplacement » –, devient un délit, puni de deux ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende.

Article issu de notre numéro « Reprendre les choses en main », en librairie et sur notre boutique.

En 2021, la définition de l’obsolescence est même simplifiée. « Avant, il fallait à la fois prouver qu’il s’agissait d’une stratégie pour réduire la durée de vie d’un produit et, en plus, que cela visait à encourager le rachat d’un nouveau produit. Cette deuxième partie a été enlevée pour simplifier la preuve du délit », explique Laetitia Vasseur, fondatrice de l’association Halte à l’obsolescence programmée (HOP) qui a participé à l’émergence de cette loi. Depuis, la loi sur l’empreinte environnementale du numérique de novembre 2021 a étendu le délit à l’obsolescence logicielle, soit la diminution des possibilités d’usage d’un appareil numérique en raison de l’indisponibilité ou du dysfonctionnement d’un programme. 

Quand l’obsolescence devient un délit 

Sur le fondement de ces nouveaux délits, la bataille contre l’obsolescence programmée a désormais lieu dans les tribunaux. En 2017, Halte à l’obsolescence programmée dépose plainte contre les fabricants d’imprimantes HP, Canon, Brother et Epson pour incitation au remplacement prématuré de leurs cartouches d’encre. Puis l’association remporte une première victoire contre Apple. Accusée de pratiques commerciales trompeuses par omission, la firme est condamnée à verser 25 millions d’euros d’amende en 2020. « Aux États-Unis, les plaignants ont été plus malins : ils ont demandé une indemnisation des consommateurs lésés », précise Laetitia Vasseur. Le combat dans l’arène juridique ne s’arrête pas là car, en 2022, l’association porte à nouveau plainte contre Apple, cette fois pour « sérialisation ».

« Les fabricants ont inséré des micro-puces sur leurs pièces détachées. Cela crée un verrou logiciel et seul un réparateur agréé peut s’en charger. »

En d’autres termes : l’encodage et la certification de leurs pièces détachées, ce qui limite leur remplacement par des pièces issues d’autres fabricants. « Nous avons pu porter plainte grâce à la loi Agec de 2020, qui interdit les pratiques d’irréparabilité intentionnelle et les discriminations entre les réparateurs », souligne Laetitia Vasseur. Car en sérialisant ses pièces détachées, Apple rend l’intervention difficile voire impossible pour les réparateurs indépendants : « Les fabricants ont inséré des micro-puces sur leurs pièces détachées de telle sorte que, lorsqu’on remplace la pièce d’origine, le fabricant s’en rend compte car l’appareil est connecté à cette micro-puce. Cela crée un verrou logiciel et seul un réparateur agréé peut s’en charger. » Mais surtout, cela crée des dysfonctionnements, qui vont de la simple alerte lors du changement de la pièce à la perte de fonctionnalités : durée plus faible de la batterie, perte de reconnaissance digitale ou faciale… « Il y a même des cas où une pièce qui n’est pas d’origine ne fonctionne plus après une mise à jour Apple », témoigne Laetitia Vasseur. 

Subventionner sans rétropédaler 

Pour encourager la réparation, en plus de l’indice de réparabilité1 présent sur plusieurs produits d’électroménager depuis 2021, l’État a mis en place un « bonus réparation » pour les produits électroniques et le textile, alloué par un fonds dédié pour chaque filière depuis décembre 2022. Au départ, il ne devait pas être inférieur à 20 % du coût estimé de la réparation, mais l’État est revenu en arrière en divisant par deux cette dotation. En réaction, Zero Waste France et Les Amis de la Terre ont déposé un recours devant le Conseil d’État le 25 février 2022. « Notre argument principal porte surl’un des principes généraux du droit de l’environnement : la protection de l’environnement doit faire l’objet d’une amélioration constante. Or, nous estimons qu’en venant réduire la prise en charge de la réparation, cela accroît de facto la production de déchets », souligne Bénédicte Kjær Kahlat, responsable des affaires juridiques pour Zero Waste France.

La procédure suit toujours son cours. En aval, le montant des bonus alloués pour chaque appareil reste encore trop bas aux yeux de la juriste : « L’Ademe recommande que le coût de la réparation soit inférieur à un tiers du prix du neuf. Pour un lave-linge d’une valeur de 350 euros, le coût de la réparation ne devrait pas dépasser 115 euros. Or, le prix moyen actuel de la réparation est de 185 euros, et le bonus s’élève à 25 euros. » Si le bonus vient tout juste d’être renforcé pour certains appareils, celui-ci ne permet toujours pas de dépasser ce seuil psychologique : « Si l’on prend en compte les appareils dont le bonus a doublé comme le lave-linge et l’aspirateur, le montant de l'aide reste toujours en deçà du seuil psychologique », rappelle la juriste.

Une gouvernance qui profite aux industries

Pour bien comprendre comment le droit à la réparation s’exerce, il faut s’intéresser au système de gestion des déchets – principalement menée par les fabricants en France. Il y a une séparation en plusieurs filières REP (pour responsabilité élargie des producteurs), qui vont du textile aux objets électriques et électroniques. Pour chaque filière, le ministère de la Transition a le pouvoir d’agréer un ou plusieurs éco-organismes pour une durée de six ans. Ecologic, Ecosystem et Soren sont chargés par exemple des vieux lave-vaisselles ou des voitures qui partent à la casse, quant à Refashion, des tonnes de vêtements qui finissent dans les bennes. Pour inciter les entreprises à améliorer la durée de vie de leurs produits et leur réparabilité, ces organismes utilisent un système de « primes et pénalités ». Censé être « l’alpha et l’oméga » de l’incitation des entreprises à être plus responsables, ce système est loin de faire l’unanimité : « Il est insuffisamment incitatif pour les bonus et désincitatif pour les malus. La preuve : depuis qu’il est en place, il n’a pas permis de réduire les déchets ni de rendre active la réparation », affirme Bénédicte Kjær Kahlat de Zero Waste France.

 Par ailleurs, depuis la loi Agec de 2020, les éco-organismes ont aussi désormais la charge d’encourager la réparation. Or, leur gouvernance reste très inégalitaire : « La voix des associations n’est pas assez représentée. Dans la filière des équipements électriques et électroniques, par exemple, nous sommes trois associations face à des industriels qui ont plutôt intérêt à ce qu’il y ait le moins de réparation possible, déplore Juliette Franquet, directrice de Zero Waste France. Nous sommes très minoritaires à porter la voix des citoyens, et notre voix est plus faible en termes de nombre et de pouvoir sur la décision. »

Vers une « réparation programmée » 

Si les mesures prises en France restent imparfaites, Laetitia Vasseur espère néanmoins les voir appliquer au niveau européen. Mais les associations restent vigilantes sur le niveau d’exigence des réglementations à venir. Et pour cause : « L’Europe cherche à mettre en place un indice de réparabilité, mais en excluant la composante du coût des pièces détachées, ce qui signifie qu'un produit pourrait avoir une excellente note, tout en ayant des pièces détachées excessivement chères », explique Laetitia Vasseur. Depuis, la Commission européenne s’est exprimée contre l'existence de deux indices, et le Parlement européen a voté le 24 novembre des mesures en faveur de la réparation. « Il y a des choses positives, comme l’obligation de réparation pour des catégories de produits – dont les machines à laver, les réfrigérateurs et les écrans électroniques – mais les places de marchés en ligne ne sont pas soumises aux mêmes obligations de réparabilité et à l'extension de la garantie légale, c’est-à-dire à l’alignement de la garantie actuelle sur la durée de vie attendue de l’objet », regrette le député européen David Cormand. En somme : dans le cas d’un achat en ligne d’un produit non européen, la place de marché n’a aucune obligation, ce qui privilégie les entreprises extra-européennes qui n’ont pas à se conformer au droit européen, comme Amazon. 

Pour aller plus loin, Zero Waste France a proposé avec la coalition du Pacte du pouvoir de vivre (qui regroupe le syndicat CFDT, des associations et des acteurs de l'économie sociale et solidaire) la réduction de la TVA plutôt qu’un bonus, « plus immédiat[e] et qui a l’avantage de couvrir instantanément l’ensemble du territoire ». Sans succès pour l’instant auprès du gouvernement. Plus ambitieux encore, elle vise aussi le secteur du textile en promouvant « des quotas de mise sur le marché, avec une limite du renouvellement de collection à deux saisons ». Autant d’initiatives qui tentent d'enrayer la surproduction d’objets avant d’envisager leur maintenance. Or « tout ce qui est envisagé, et progressivement implémenté dans la loi, c’est la possibilité de faire durer des objets un peu plus longtemps que ce qu’ils durent aujourd’hui », analysent Jérome Denis et David Pontille dans Le Soin des choses. Politiques de la maintenance (La Découverte, 2023). En attendant mieux, l’association Halte à l’obsolescence programmée organise elle-même une campagne d’affichage publicitaire pour faire connaître le bonus réparation. « Car lorsque des mesures incitatives se mettent en place, que deviennent-elles si personne ne s’en saisit ? », conclut Bénédicte Kjær Kahlat.


1. L’indice de réparabilité a été introduit par la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec) de février 2020 et s’applique depuis le 1er janvier 2021.

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