Vous avez occupé la chaire d'agriculture comparée et de développement agricole d’AgroParisTech. À quoi s'intéresse cette discipline agronomique ?
L’idée est de comparer le présent avec le passé. Cette discipline regarde pourquoi le développement agricole a historiquement adopté des formes très différentes d'une région à une autre. Elle étudie ainsi les différentes agricultures à l’échelle mondiale et compare leur évolution, depuis le Néolithique jusqu'à nos jours. Elle s’interroge : quelles conditions écologiques et socioéconomiques ont pu permettre leur essor ? Elle analyse aussi leur impact à travers le prisme de la mondialisation des échanges. Car les diverses manières de pratiquer l’agriculture se retrouvent de plus en plus en concurrence sur un même marché mondial. Ces réflexions peuvent être une excellente source d'inspiration pour proposer du neuf.
Dans vos ouvrages, vous évoquez souvent René Dumont, figure initiatrice de l’écologie politique française. Que retenez-vous de son itinéraire scientifique et idéologique ?
René Dumont fut mon professeur puis mon directeur de thèse. Lorsque j’étais étudiant, à la fin des années 1960, je partageais son ambition de « mettre fin à la faim ». Il était un agronome tiers-mondiste, très préoccupé par la faim qui régnait alors dans un grand nombre de pays du Sud. À l’époque, des famines venaient d’avoir lieu en Inde, et il voulait à tout prix en éviter de nouvelles. Son idée était de dire : ces peuples ne pourraient-ils pas se nourrir par eux-mêmes et faire face à l’accroissement démographique ? L'agronome plaidait alors pour une agriculture intensive à l'unité de surface. Il plaidait aussi pour un planning familial, afin que la quantité de nourriture disponible progresse plus vite que le nombre de bouches à nourrir. Il était question de résoudre la faim sans que ces pays aient à dépendre d'une quelconque aide alimentaire.
Je suis ensuite parti au Venezuela, dans le cadre de ma thèse. À mon retour en France, peu avant l’élection présidentielle de 1974, il relisait mes travaux et nous discutions. J’avais en face de moi un directeur de thèse qui était toujours un agronome défendant une agriculture intensive mais non extensive. Pas celle qui a besoin de s’étendre toujours plus aux dépens des forêts amazonienne ou congolaise. Mais il était effectivement devenu « écolo ». Entre-temps, s’était tenue la Conférence de Stockholm, la première à alerter sur les possibilités de dérèglement climatique et de perte de biodiversité. Dans son livre L’Utopie ou la mort, paru en 1973, l’agronome écologue se déclarait très clairement écologiste militant.
En 2012, dans Famines au sud, malbouffe au nord, vous dépeigniez une humanité partagée entre sous-nutrition et malnutrition. Ces disparités Nord-Sud se sont-elles aggravées ?
Les disparités, globalement, se sont aggravées. Néanmoins, il faut souligner qu’à travers ce que certains ont appelé la « révolution verte » [1] – le mot vert n’était sans doute pas le plus approprié – la faim a été réduite. Mais pas à n'importe quel prix. L'agriculture hautement productive est aussi hautement destructive. Le recours aux tracteurs, engrais et pesticides engendre de nombreuses détériorations de l’environnement et participe au réchauffement climatique. Aujourd'hui, dans un pays comme la France, on découvre que le « pas cher » nous coûte en réalité très cher. On paye désormais des impôts pour retirer les algues vertes des côtes bretonnes qui prolifèrent en raison d’excès de nitrates rejetés par l’élevage intensif, ou bien l’atrazine (un herbicide hautement toxique et interdit dans l’UE depuis 2003) de l’eau du robinet.
Or, soyons clairs, cela devient vrai aussi pour un grand nombre de pays du Sud qui ont adhéré à la révolution verte. Au Brésil, les gens qui désherbaient ont été remplacés par du désherbant, et se retrouvent aujourd'hui entassés et sans-emplois dans des bidonvilles. Et voilà que des brésiliens qui autrefois mangeaient du maïs et du soja produit localement n'ont plus accès à cette nourriture parce que le soja est exporté vers des usines d'aliments destiné au bétail. But de la manoeuvre : nourrir nos cochons européens, à l’autre bout du globe.
Dans L’agroécologie peut nous sauver (2019), vous indiquez que l’agroécologie ne doit pas adopter un dogme anti-robotisation, tant que la technologie aide à consommer moins d’énergie fossile. Mais la promesse technologique ne sert-elle pas parfois d’alibi pour maintenir un cap productiviste basé sur la technique et le « Progrès » ?
L'agroécologie, de mon point de vue, n'est ni une promesse ni un dogme, c'est une source d'inspiration. Certains vont y voir une éthique, comme Pierre Rabhi. D’autres vont y voir le moyen de réconcilier performances économique et environnementale, à l’instar de Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’Agriculture. Me concernant, l’agroécologie représente une source d'inspiration pour de nouvelles pratiques agricoles vertueuses. C’est une agriculture qui utilise intensivement les ressources naturelles renouvelables, comme l’énergie solaire ou l’azote contenu dans l’air. Elle est, en quelque sorte, une discipline scientifique qui rend intelligible le fonctionnement des écosystèmes aménagés par les agriculteurs.
L'agroécologie comme discipline scientifique me permet d'être tantôt dénonciateur, tantôt indulgent. Il m’arrive même parfois d’applaudir. Récemment, j’ai rencontré un viticulteur qui a décidé de maintenir des bandes enherbées entre ses rangées de vignes. Pour éviter l’usage d’herbicides sur ses terres, un petit robot muni de panneaux solaires fauche l’herbe avant qu’elle n’égraine. Or, le fauchage est un travail pénible d’un point de vue humain. Il ne s’agit donc pas d’indulgence, mais plutôt d’efficacité. Selon moi, la précision, l’artisanal ou le soigné, est parfaitement conforme à une agriculture inspirée de l'agroécologie scientifique. Mais je ne me laisse pas leurrer par des gens qui essayent de réemployer les termes d’agroécologie ou d’agriculture de précision à d'autres fins. Il m'arrive même de me fâcher avec ces gens-là.
Après un retrait des néonicotinoïdes en 2018, une dérogation temporaire a été accordée cette année aux betteraviers. Les intérêts économiques finissent-ils toujours par l'emporter sur l'intérêt général ?
On assiste effectivement à une véritable fuite en avant sur les pesticides. Certains ne comprennent toujours pas que l'agriculture de demain doit être radicalement différente. Une véritable révolution est pourtant nécessaire. Une métamorphose même, pour emprunter le vocabulaire cher au philosophe Edgar Morin. Tant qu'on ne crée pas les conditions pour que les agriculteurs adhèrent à un changement radical, et tant qu'on ne garantit pas qu'ils seront correctement rémunérés pour cela, on sera contraint de passer à nouveau par ces dérogations.
Et il est aussi clair que, si rien de sérieux n’a été fait pour mettre fin à cela, c’est bien parce que certains lobbies inféodent la sphère politique. Certes, il y a aujourd'hui une société civile qui s'organise. Il y a des associations qui s’essayent au contre-lobbying. Mais leur poids reste bien inférieur à ceux qui s’évertuent à apporter, sans cesse, l'argument du chômage. Toutes les entreprises agroindustrielles mettent systématiquement en avant l'argument de l'emploi à court terme. Et cet argument est très souvent utilisé par des lobbies pour défendre des filières sans avenir. Or, s’il y a bien une filière pour laquelle cela est très illustratif, c'est bien la betterave sucrière qui emploie des insecticides néonicotinoïdes. Croire qu’aujourd’hui, sur le marché mondial de la betterave, un producteur français doté d’une surface de 300 hectares pourrait concurrencer une gigantesque exploitation brésilienne de 48 000 hectares relève de l’absurde ! Je n’ai pas un discours anti-betterave, seulement la betterave de demain doit être intégrée à des rotations (enchaînements de cultures complémentaires dans le temps, ndlr) bien plus longues.
Autre pesticide controversé, le glyphosate, dont la mise sur le marché devrait être prolongée en 2022. Des agriculteurs disent avoir besoin d’elle pour se diriger vers des pratiques durables. Quel est votre regard d'agronome sur ce point ?
Il nous faut être très clair. Que ce soit à l’échelle européenne ou française, les commissions d'autorisation de mise sur le marché des pesticides ont recours à un raisonnement désuet : le risque statistiquement avéré ou non. Et cela au détriment d’une série de preuves scientifiques de plus en plus accablantes quant à la nocivité à moyen ou long terme de ces produits. On a pourtant déjà commis cette erreur par le passé. Le réchauffement climatique nous a été prédit par divers signes avant-coureurs avant d’être statistiquement avéré.
L’agriculture de conservation [2] comme l’agriculture biologique partagent des connexions avec l’agroécologie. La première, en ce qu’elle favorise l’infiltration de l’eau dans les sols plutôt que de la voir ruisseler. La seconde, en ce qu’elle n’emploie pas d’herbicides pour éradiquer les herbes dites « mauvaises » ou « adventices ». Ce dont est incapable la première, privée du labour pour se débarrasser des plantes concurrentes aux cultures. Et ça y est, nous voilà partis dans une belle guerre de religions. Agriculture de conservation contre agriculture biologique. L'agriculture biologique s’exclame : « on s'interdit les herbicides mais on est contraint de labourer ». Et l'agriculture de conservation rétorque : « vous éradiquez les vers de terre alors qu’ils occupent un rôle central dans l’équilibre des sols ».
Il faut aujourd’hui réconcilier ces deux agricultures. Et cesser de vouloir éradiquer. L’apport de l’agroécologie scientifique consiste à minorer la prolifération de ces mauvaises herbes, notamment par de longues rotations culturales dans lesquelles vous pourrez par exemple retrouver des betteraves.
Un rapport récent de la Commission Européenne laisse entrevoir une distinction entre NBT [3] et organismes génétiquement modifiés (OGM). Cela représente un pas de plus vers leur possible autorisation. La privatisation du vivant que vous dénoncez semble se poursuivre ?
D'abord, il est interdit d'interdire des OGM – même les OGM originels – au sein de l'Union européenne. Mais il y avait la possibilité offerte aux gouvernements, notamment français suite aux actions des faucheurs volontaires, de créer les conditions d'autorisation qui les rendaient pratiquement impossibles à cultiver sur le territoire hexagonal.
Aujourd’hui, le principal problème de ces « nouveaux OGM » est une nouvelle fois leur résistance aux herbicides. Mais l'Union européenne, perméable aux pressions, revoit son discours. C'est le produit d’un lobbying intense des compagnies semencières, qui ont d’ailleurs bien souvent des accointances avec les producteurs de pesticides. Ce sont un peu les mêmes lobbies. Sur ce dossier et bien d’autres, on voit que l'Union européenne tend sans arrêt à se ranger du côté de ceux qui ne portent que peu d’intérêt à l’agroécologie – à savoir le gouvernement français et son actuel ministre de l'Agriculture.
Comme vous, de nombreuses voix s'élèvent aujourd'hui pour dénoncer le peu d'ambition de la nouvelle politique agricole commune (PAC) [4]. Cette agriculture « intensément écologique » à laquelle vous appelez, appuyée par les pouvoirs publics, ça n'est donc pas pour tout de suite ?
Non. La réforme de la PAC, telle qu'elle est envisagée sous sa forme actuelle, reprend des textes de l’ancienne commission qui ne parlait pas encore de « Green New Deal » [5] ou de Pacte vert. C’est absolument scandaleux. Les subventions de la PAC sont alimentées par l’argent des contribuables, ne l’oublions pas. Or, elles pourraient rémunérer l'agriculteur en échange d’un précieux travail et service d'intérêt général : celui de protéger notre environnement et nous offrir une alimentation saine.
Mais ces subventions restent aujourd’hui « compensatoires » : elles viennent compenser une baisse des revenus provoquée par un alignement des prix sur les marchés internationaux. Dans cette logique, ceux qui produisent plus de blé perçoivent davantage de subventions. D'où la course à l'agrandissement perpétuel des exploitations pour avoir toujours plus de surfaces exploitables. La rémunération devient alors celle du capital investi et non celle du travail humain. C’est l'agriculture contraire à celle inspirée de l’agroécologie scientifique. Alors, à quoi joue notre ministre de l’Agriculture, quand il plaide pour le contraire de l'agroécologie ?
[1] La révolution verte est une période qui débute dans les années 1960 et désigne l’intensification des agricultures des pays en développement par une utilisation accrue d’intrants (engrais et pesticides) et de semences à haut potentiel de rendement.
[2] L’agriculture dite « de conservation des sols » prône l’abandon du labour ainsi que l’usage de couverts végétaux pour protéger les sols.
[3] New Breeding Techniques. Nouvelles techniques de sélection variétale qui préfèrent la mutagenèse (modification de l’information génétique contenue dans l’ADN) à la transgénèse (introduction d’un fragment d’ADN provenant d’un autre organisme vivant).
[4] La PAC est la stratégie politique de l’UE en matière agricole. Elle définit notamment les modalités d’obtention des subventions allouées aux agriculteurs.
[5] Le Green New Deal est le nom donné à plusieurs projets globaux européens d’investissement visant à répondre aux grands défis environnementaux et climatiques.
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