À l’instar du Parti socialiste (PS), caricaturé en bastion de la "gauche caviar" depuis qu’il s’est détourné des classes populaires, l’électorat vert est régulièrement brocardé "d’écolos-bobos" pour les mêmes raisons. Récemment lors d’un débat organisé dans le cadre de l’Université d’été du Medef, Anne Cécile Sarfati, journaliste et animatrice de l’échange, a qualifié de "préoccupations de nantis très éduqués" les arguments en faveur de la décroissance avancés par la jeune activiste pour le climat Camille Etienne. Cette dernière, habituée aux confrontations de ce genre, ne s’est pas laissée déstabiliser. Son aplomb a d’ailleurs été félicité par de nombreuses personnalités politiques, comme Pierre Larrouturou et Eric Piolle.
Après m’être imaginé à sa place, balbutiant une réponse aussi fébrile que brouillonne, j’ai essayé de construire une argumentation écrite pour répondre à ce sarcasme qui aurait très bien pu m’être adressé.
La part de vérité
D’abord, un fait incontestable : les électeurs et militants écologistes appartiennent majoritairement à la tranche sociale la plus diplômée et la plus privilégiée de la société française, et ce depuis l’émergence de cette force politique. Daniel Boy, politiste au Cevipof, analyse qu’entre les élections de 1974 (année de la candidature de René Dumont à la présidentielle) et 1989, le vote écolo concerne surtout les couches sociales issues de la bourgeoisie, détentrices d’un fort capital intellectuel. Malgré les efforts pour vulgariser les sciences du climat et démocratiser la préservation de l’environnement, cette sociologie est restée stable jusqu’à nos jours et s’illustre à chaque enquête d’opinion. En moyenne, plus le niveau de qualification augmente, plus les citoyens se sentent "concernés par les crises écologiques". Fatalement, les cortèges des grèves pour le climat furent la démonstration spectaculaire de cette relative homogénéité sociale. À Paris, le 18 octobre 2018, 40 % des participants étaient issus des CPIS+, et 60 % d’entre eux avait au moins un Bac+5. Ces ordres de grandeur seront également vérifiés lors de la manifestation du 15 mars 2019 à Lille, Nancy et Paris, où plus de 50 000 jeunes sont descendus dans la rue. Par ailleurs, il est indéniable que le parti écologiste s’impose rarement dans les régions paupérisées, même dans les banlieues périphériques des grandes métropoles, où il est pourtant plus influent que dans les villes. La région parisienne est un exemple flagrant, le vote vert s’érode à mesure qu’on s’éloigne du périphérique et que le phénomène de gentrification disparaît. C’est vrai même à l’échelle du quartier, à Montreuil par exemple : dans cette commune de la Seine-Saint-Denis limitrophe de Paris, le vote vert est fortement corrélé au prix de l’immobilier, qui diminue à mesure qu’on s’éloigne de la capitale.
Rappelons tout de même que la bourgeoisie traditionnelle, qui loge dans les quartiers où l’immobilier est historiquement haut, plébiscite plutôt le vote La République en marche (LREM) ou Les Républicains (LR), et renâcle devant les propositions des écologistes. Tous les nantis diplômés ne sont pas écolos, loin de là.
Les facteurs aggravants
Tout point de vue est une vue à partir d’un point. Pour ce qui est de la conscience écologique, elle émane d’une certaine aisance socio-économique dont bénéficie une proportion significative de ses partisans. En outre, le poncif de l’“écolo-bobo” est accentué par un déficit de légitimité du mouvement politique : paradoxalement, les Verts ne sont pas prédominants sur leurs propres fronts : les zones rurales, les territoires de luttes écologistes
Lors des européennes 2019, Europe Écologie - Les Verts a quasiment obtenu deux fois plus de voix dans les villes de plus de 200 000 habitants (19,4%) que dans les communes de moins de 1 000 habitants (11,3%). Comment expliquer qu’en moyenne, plus les citoyens vivent proches de la « la nature », plus ils se désintéressent de l’écologie politique ? Le schisme entre la ruralité et l’écologie se cristallise souvent dans des oppositions aussi virulentes que stéréotypées : chasseurs et agriculteurs d’un côté, végans et néoruraux de l’autre. De même, comment expliquer que les territoires à forte mobilisation écologiste ne soient pas de solides bastions verts ? En effet, les partis écologistes sont loin d’être majoritaires sur les lieux d’affrontements symboliques. Pour ne prendre que quelques exemples emblématiques, aux élection européennes de 2019, la liste de Yannick Jadot (EELV) a obtenu 6,5 % des voix à Bure dans la Meuse (centre d’enfouissement des déchets nucléaires), 7,6 % des voix à Gonesse dans le Val d’Oise (projet EuropaCity) et 9,8 % des voix à Drucat dans la Somme (ferme dite des « mille vaches »). Comment expliquer, enfin, que les populations victimes de désastres sanitaires environnementaux ne convertissent pas unanimement leur révolte en voix vertes ? L’exemple de la vallée de l’Orbiel dans l’Aude est particulièrement déconcertant. Dans les communes en aval de l’ancienne mine de Salsigne, au moins dix sites publics, dont des aires de jeux, une cour d’école, un parc municipal et un camping ont été pollués à l'arsenic, substance qui présente un danger sérieux pour les enfants en bas âge. Pourtant, la liste écologiste n’a atteint que 5,9 % des voix à Salsigne – et guère beaucoup plus dans les autres communes de la Vallée de l’Orbiel.
On peut imaginer que la caricature des écologistes ne serait pas si exacerbée si leur discours trouvait un plus grand écho sur le terrain. Ce paradoxe est d'ailleurs bien connue des intellectuels et militants écologistes, qui cherchent à combler cette lacune. Pour ne donner que deux exemples, des médias écologistes ont réalisé un outil numérique pour démultiplier les ZAD et Bruno Latour, chercheur en sciences humaines mondialement cité, théorise le concept de "reterritorialisation" pour faire "atterrir" la défense de la nature dans les territoires.
Contre-exemples éloquents
L’écologie intégrale n’est cependant pas l’apanage de quelques citadins érudits ou nantis. Des exemples – certes marginaux, mais révélateurs – prouvent que ce mode de vie peut s’imposer dans les territoires victimes de la mondialisation.
La région de Die dans la Drôme, territoire pourtant rural et isolé aux revenus modestes, bénéficie des retombées économiques et sociales d’une conversion écologique ambitieuse mis en place il y a une quarantaine d’années. Le programme intitulé Biovallée, financé par la Région, a été lancé en 2010 et vise à faire de ce terroir une vitrine du développement durable. En 2019, 30 % des terres agricoles sont converties en bio (contre 6 % à l'échelle nationale) et 20 % des emplois locaux se rattachent à l’économie sociale et solidaire. A 50 km plus à l’Ouest, le contraste est saisissant. Les habitants de la périphérie de Valence, au niveau de revenu pourtant similaire, sont étouffés par les dépenses contraintes (dettes immobilières, budget automobile, etc.) imposées par le modèle de développement périurbain. Dans ces territoires délaissés, chaque fins de mois est une épreuve. La vallée du Rhône deviendra d’ailleurs un des épicentres de la mobilisation des Gilets jaunes. Un modèle périurbain à bout de souffle voisin d’une campagne revigorée : faut-il voir dans cet exemple drômois les signes avant-coureurs d'un changement de paradigme ? Les préceptes de la société écologique (sobriété, frugalité, autonomie, etc.) peuvent aussi répondre au désarroi des territoires urbains les plus exposés aux crises économiques et sociales. Depuis 2001, à Loos-en-Gohelle dans le bassin minier du Nord Pas de Calais désindustrialisé, le maire Jean François Caron (EELV) et son équipe municipale ont donné un cap écologique et social à une commune prise en étau entre chômage et pollution, sombres s legs des houillères. Autre exemple tout aussi remarquable, Damien Carême, maire (EELV) de Grande-Synthe dans le bassin portuaire du Nord, s’illustra pendant ses trois mandats autant par sa gestion de la crise migratoire que par son opiniâtreté à transformer sa commune en modèle de ville en transition.
Il existe ainsi des applications encore marginales, certes, mais très encourageantes d’écologie sociale dans les villes et campagnes oubliées, où la décroissance et ses promesses sont loin d’être des élucubrations de riches intellectuels.
Hypocrisie
Pour avoir participé à quelques manifestations et actions de désobéissance civile sur la capitale, j’avoue que l’uniformité sociale qui s’y imposait (origines, diplôme, race) et auquel j’appartenais moi-même m’a sérieusement fait reconsidérer l’universalité de la cause que je croyais défendre. Selon moi, le Medef appuie là où le bât blesse : c’est un certain luxe que de se préoccuper du climat et de la biodiversité. C’est vrai en France et c’est peut-être encore plus vrai à l’échelle internationale. Ceux qui s’épuisent au travail sans pouvoir décemment en vivre, ou encore les victimes de violences et de discriminations ont d’autres chevaux de bataille. Bien que des tentatives de convergence existent : écologie sociale, sobriété heureuse, écologie décoloniale, éco féminisme, etc., celles-ci restent encore cantonnées dans le domaine des idées et leur concrétisation politique locale sont encore plus rares..
Notons, pour finir, qu’il est quand même paradoxal que les représentants du patronat objectent une théorie sociétale sous prétexte qu’elle n’est principalement défendue que par les classes sociales les plus privilégiées. Venant du Medef, qui défend inexorablement la flexibilisation du travail ou la baisse d’imposition sur le capital contre l'opinion publique, ce recours au prisme d’analyse classiste apparaît comme particulièrement opportuniste. De manière générale, réfuter une proposition politique parce qu’elle n’est soutenue que par une certaine élite relève d’une certaine hypocrisie, stratégie réfutatoire applicable par ailleurs à une grande partie de notre système politico-économique. Les chercheurs en sciences politiques Cécile Braconnier et Jean-Yves Dormagen ont démontré que les inégalités de participation aux processus démocratiques résonnaient avec les inégalités sociales : une jeune ouvrière non diplômée avait 33 % de chance de s’abstenir au premier tour du scrutin de 2012 contre 2 % pour un retraité propriétaire diplômé du supérieur. On imagine pourtant mal les affiliés du Medef dénigrer la démocratie représentative de "préoccupation de nantis très éduqués" ? C’est peut-être parce que, contrairement à l’écologie radicale, cette dernière ne remet pas en cause leur hégémonie.
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